Aujourd’hui, elle a mis entre parenthèse les tâches les plus physiques, celles qui l’obligent à arpenter le Grand Arbre de long en large, à pendre de ses branches comme une espèce d’araignée ou à fixer des planches pour consolider la structure.
Ayant terminé son inspection générale l’autre jour, la Sainte peut désormais s’atteler à une tâche tout aussi importante : planifier l’intervention. Ses diverses prises notes et croquis indiquent différentes zones infectées qu’elle reporte sur son plan. A force, elle espère déduire les zones à risques, et peut-être même leur antre.

Mais quelque chose la tracasse. Jusqu’ici, elle a repéré des galeries ou des accumulations de sciure de bois suspectes mais n’a pas pu mettre la main sur un seul nuisible. Et ce n’est pas faute d’avoir mis des pièges collants ou des appâts ! La tailles et la forme des trous lui avait fait penser à un genre de termite. Mais peut-être qu’elle s’est trompée ? Ces choses sont trop malines pour de simples insectes et leurs dégâts sont trop profonds.

En temps normal, les insectes xylophages pondent dans le bois où leurs larves grandissent et se nourrissent. Ce n’est que lorsque la larve a atteint l’âge adulte et s’extrait du bois que les dégâts deviennent visibles. Seulement, dans ce cas présent, elle a plutôt l’impression d’assister à une véritable invasion : l’établissement d’une véritable colonie au cœur de l’arbre.
Ce serait une véritable catastrophe. Qui plus est, ronger un arbre magique pourrait avoir des conséquences inattendues sur la plupart des insectes.

Quoiqu’il en soit, elle n’a plus aucun doute sur la question : l’ennemi est déjà à l’intérieur. Comment l’atteindre ?

Abattre l’arbre n’est pas une option envisageable. Dans le domaine de la conservation d’objets en bois précieux, restaurateurs ont parfois recours à des insecticides puissants, appliqués aux pinceaux. Pratique mais toxique, et surtout insuffisant : le bois n’est traité que de façon superficielle.
Il y a également l’anoxie : priver une zone mise en quarantaine d’oxygène afin d’asphyxier tous les parasites vivants. Terriblement efficace. Seulement là, on parle d’un arbre géant. Même en ayant les ressources suffisantes, il faudrait une bâche d’une superficie de … même pas la peine de calculer.
La possibilité d’impliquer des fées dans ce processus a été vite écartée.

La situation est dingue alors Glitter commence à noter des plans d’action de plus en plus farfelu. La prochaine étape serait pour elle de capturer un fichu spécimen afin de recueillir plus d’informations.
Ces créatures sont-elles intelligentes ? Serait-il possible de négocier avec elles ? Quels sont leurs points faibles ? Obéissent-elles à une hiérarchie comme les colonies de termites ou de fourmis ? Dans ce cas-là, si elles avaient une reine… ça pourrait être la solution. Couper la tête du serpent, et…

« ENFIN, ce cordage est fait ! Demain on pourra réparer le PONT près de la Tour ! Si c'est pas beau, ça ! »

Glitter lève le nez de son bureau, ses épaisses lunettes glissent de son nez et se balancent à son cou, retenues par leur cordon. Dans un coin de la fabrique, désertée à l’heure des jeux, une autre garçonne est restée travailler. Se retrouver en tête à tête avec quelqu’un, surtout depuis l’accident, aurait pu l’alarmer mais il y a des sentinelles près de la porte. Ça devrait aller.
En plus, l’autre garçonne, c’est Clover. Cette dernière vient de constater sa présence.

« T’as fini ? Super ! », la félicite la Sainte en lui adressant un sourire chaleureux. « Tu devrais faire une pause, t’es là depuis des heures. »

La limite entre ses responsabilités de chef et ses réflexes de mère se brouillent un peu parfois.

A sa recommandation, Clover lui répond sans détour. La fourmi prend parfois ce ton abrupt quand elle manifeste un sens des réalités trop souvent négligé. Cette aptitude couplée d’une langue acérée fait d’elle une amie franche ou une adversaire intraitable. C’est quelque chose que Glitter apprécie chez elle.

« T'es mal placée pour me le dire, t'es dans le même cas. »

« C’est vrai, mais » fait la mine de Glitter : une moue coupable, un hochement d’adhésion mais aucun mouvement esquissé vers la sortie. Elle a toujours été bosseuse. Mais depuis sa nomination, elle n’a jamais eu le sentiment d’avoir autant à prouver.

« T'sais, le rôle de Chef vient pas avec des super-pouvoirs associés, contrairement à ce que pensent certains, plaisante la Fourmi.
— J’aurais bien aimé. », soupire la Sainte sans s’empêcher de sourire.

Depuis qu’elles se connaissent, Clover et Glitter sont passées par des haut et des bas. Quand elle était mère apprentie, sa camarade tenait ses distances. Rétrogradée en tant qu’artisane, elles se sont vite liées d’amitié. Par la suite, sa promotion a créé une distance entre elles mais tout est finalement revenu à la normale.
Finalement, Clover peut-être juste du mal avec le changement.

« J'allais prendre une pause de toute façon. Au Diner de la meuf toute rose, t'as dû en entendre parler vu toute la pub qu'elle a fait - et nous après on a ramassé les papiers.
— Ouais je connais ! »

Quand la carte du Diner s’est mise à proposer des cafés, Glitter est devenue une cliente fidèle et enthousiaste. Ses journées bien chargées ne lui permettent pas de s’y attarder aussi longtemps qu’elle voudrait mais le cadre est agréable. C’est l’un des rares endroits où Sinner et elles parviennent à mettre leurs passifs de côté et discuter autour d’une tasse.
Mais elle se doute : si Clover lui en parle de ça, c’est qu’elle va lui proposer de l’accompagner. Elle dira oui, bien sûr, parce que c’est une super idée et qu’elles ont bien besoin d’un moment entre filles. Mais Glitter attend patiemment l’invitation, les yeux brillants, toute à sa joie anticipée.

« P't'être qu'on pourrait... y aller ensemble ?
—  Grave ! »

D’un geste brusque, presque théâtral, la Sainte referme son carnet de prise de note. Rassemble ses feuillets maladroitement dans un genre de pile.

« J’aime trop cet endroit ! Le côté rétro et tout, c’est trop mignon. L’autre jour, j’ai vu quelqu’un commander une coupe glacée et ça a l’air… » Elle marque un temps, l’air de chercher un équivalent anglais du seul mot qui lui vient. « Je sais pas. Incroyable. Je peux pas mourir avant d’en avoir goûté une. »

La cheffe est lancée. Elle range ses lunettes dans la poche de sa salopette, décroche sa veste en jean du porte-manteau de l’entrée et l’enfile rapidement.