Sans bien faire exprès, elle a mis la même tenue que celle, à l’époque, qu’elle utilisait pour voler avec Noiraud. Des bottes en caoutchouc, une veste rembourée, des énormes lunettes d’aviateur qui glissent de son nez et qu’elle doit réajuster tout le temps. Yarn s’habille toujours n’importe comment, mais avec intention, et pour cette mission, elle a tenu à être une exploratrice de grotte jusqu’au bout des ongles : elle ne sait juste pas bien à quoi ça doit ressembler. En souvenir bien trop assumé de son temps à l’Ossuaire, elle a accroché à ses oreilles deux petits osselets blancs pendus à des crochets, qui tintent à chacun de ses pas décidés.

Parce que Yarn est en mission, et elle compte bien la remplir. C’est une mission pour son chef, son papa chéri, pour Pit quoi. Il a besoin de cristaux, les plus beaux qu’ils pourront trouver. Pour en faire des bijous, certainement, se dit Yarn, ou alors les réduire en minuscules morceaux et demander à une poignée de raccommodeurs consciencieux de les coller un à un avec des pinces à épiler sur toute la surface d’une robe à couper le souffle. Yarn se prend à rêver que cette robe sera pour elle, évidement. C’est en partie ce qui donne l’impression qu’elle rebondit à chaque pas sur le sol inégal de la grotte.

« On y est presque », indique-t-elle à propos de rien.

Parce qu’elle n’est pas seule. Il y a un garçon qui l’accompagne, un autre raccommodeur, qui s’appelle Pastel, et qui a les cheveux bleus, ce que Yarn trouve absolument formidable, mais qui à part ça n’est pas très intéressant. D’ailleurs, Yarn ne l’écoute pas beaucoup, et depuis le début de leur mission, c’est elle qui décide ce qu’ils font, et où ils doivent aller.

« Je suis déjà venue », dit-elle sans doute pour la douzième fois.

Et pour le coup, c’est vrai, même si son cerveau a gentiment occulté les détails de cette mission là, y compris le fait qu’elle s’était très mal passée. Tout ce qui compte pour elle, maintenant, c’est qu’elle connaît les lieux, et que par défaut, ça fait d’elle le chef. La Galerie est sombre, silencieuse, et très froide. C’est ce dernier point qui fait que Yarn s’y sent particulièrement bien. Depuis la fin du Givre, elle a trop chaud, tout le temps.

Elle se tourne vers Pastel, et sans plus d’explications, lui sourit en posant un doigt sur ses lèvres. Chut ! Plus loin, au fond de la galerie, elle sait qu’il y a des cristaux, immenses et très précieux.
Ce qu’elle ne dit pas à Pastel, peut-être parce qu’elle l’a elle-même oublié, c’est qu’il y aussi des minuscules et féroces gardiens pour les protéger.

À chacun de leur pas chuchote un écho, alors que le duo s’enfonce toujours plus loin dans les Galeries de Cristal. Pastel n’a pas l’habitude de l’aventure. Oh, ce n’est pas la première fois, mais cela reste rare. Il se rappelle bien, durant le Givre, s’être hasardé seul au Grand Arbre abandonné, mais il n’en garde pas un bon souvenir. Depuis, il s’est promis de ne plus jamais visiter l’Île sans être accompagné…

… et quelle compagnie. Yarn semble très enthousiaste et lui répète pour la énième fois qu’elle est déjà venue ici. Ça devrait rassurer Pastel, qui répond par des « mhm », mais une petite voix lui dicte de ne pas trop se reposer sur une enfant de cinq ans. Il en a seize ; ce devrait être lui le responsable, mais c’est elle qui a la forte personnalité et l’âme de meneuse. Pastel s’est instinctivement mis à la suivre, torche en main et prêt à obéir à sa cheffe d’expédition.    

Tandis qu’ils avancent, la lueur orangée de la torche se mêle aux lumières bleutées de la galerie, dessinant des motifs étranges autour des deux aventuriers. Hypnotisé par les ombres dansantes, Pastel ne parvient pas à garder la tête complètement froide. S’il a accepté cette expédition, c’est pour se sentir utile plus que par goût de l’aventure. En fait, il n’aime pas trop ça, les expéditions. Surtout s’il y a des dangers. J’aurais dû demander une de ses concoctions à Yell avant de partir, regrette-t-il.

Soudain, Yarn se retourne. Elle lui signe un « chut » souriant mais Pastel, lui, ne sourit pas. Il obéit. Délicatement, il enveloppe la torche dans un tissu pour l’éteindre et après un court instant d’obscurité totale, l’aura mystique des Galeries de Cristal gagne les yeux des aventuriers.

Désormais, seul le son ponctuel des gouttelettes texture le silence de la caverne. Au fond, une luminescence bleutée semble chercher l’attention des visiteurs, comme si la grotte elle-même était douée de conscience.

Les deux enfants perdus avancent à pas feutrés vers la lueur. S’il se repose sur Yarn et sa connaissance du lieu, Pastel demeure sur le qui-vive. Il s’approche de la paroi cristallisée et examine un cristal aux reflets arc-en-ciel.

« Ouaah » s'étouffe-t-il dans un chuchotement. Dans un tel environnement, il lui semble interdit de parler trop fort. « Tu as de quoi récupérer les morceaux ? »

Maladroitement, Pastel entreprend de briser le cristal avec sa pioche. Des morceaux tombent ça et là.

« Pit va pas en croire ses yeux quand on va lui montrer ça ! », dit-il en ramassant les cristaux gisants au sol. « Tu te souviens encore d’un endroit où on peut en trouver d’autres comme celui-là ? »

A son signal, Pastel éteint sa torche. Yarn se sent incroyablement autoritaire.

Ils se retrouvent d’un coup dans le noir. On entend que leurs respirations, des petits tintements, lointains, ricochant en écho sur les parois de la grotte, quelques gouttes qui tombent du plafond. Et puis leurs yeux s’accommodent à la pénombre. Yarn peut voir le contour des rochers, la silhouette de l’autre raccommodeur, et la lueur du fond du couloir, qui projette des petits éclats faibles sur les quelques autres cristaux qui sont déjà là, près d’eux.
Mais elle sait que ce n’est pas eux, qu’ils cherchent. C’est ceux du fond. Les grands. Multicolores et iridescents.

Ils en trouvent un premier en avançant.
Il est transparent, mais aussi rouge, jaune, bleu et violet. De l’autre côté, quand Yarn tourne autour, il est orange et vert.

« Ouaah » chuchote Pastel. « Tu as de quoi récupérer les morceaux ? »
« Oui », elle répond sur le même ton.

Elle a pris un grand sac. Enfin grand, par rapport à elle. Mais elle ne le sort pas tout de suite. Elle garde les yeux fixés sur l’intérieur du cristal, d’où pulse une lumière très chaude. Elle a l’impression de distinguer quelque chose, une espèce de mouvement, une scène embrumée à l’intérieur, deux mains qui se tendent pour recevoir un paquet, deux mains qui tirent sur une ficelle, un papier cadeau qui se déchire, et un jouet magnifique à l’intérieur, qui ressemble à un vaisseau spatial.
Et elle entend un rire ?
Et puis le cristal part en petits morceaux sous les coups de pioche de Pastal avant qu’elle puisse voir la fin. Mais en fait y avait sans doute pas de fin.

« Pit va pas en croire ses yeux quand on va lui montrer ça ! Tu te souviens encore d’un endroit où on peut en trouver d’autres comme celui-là ? »

Enfin, elle décide de se secouer et se penche pour ramasser les morceaux. Ils sont encore un peu gros, pas la peine de les casser encore plus avant d’être de retour. Sans cérémonie, elle les fourre  dans son sac.

« Oui derrière au fond. Y en a des énooormes. »

Il faut qu’ils trouvent les plus beaux. Leur limite est la place qu’ils ont dans leurs sacs. Ça ne dérange pas Yarn de détruire une tonne de cristaux et les laisser là, le gachis elle s’en fiche, mais bon ça prend quand même des efforts et ça fait du bruit, un peu comme un verre qui se casse par terre. Donc il faut un peu choisir.

Les galeries se font plus étroites, plus sombres aussi, à moins qu’il s’agisse du contraste avec la lumière des cristaux qu’ils rencontrent. De plus en plus gros, leurs couleurs de plus en plus vives et sublimes, avec des milliers de nuances et de paillettes. Les suivants sur lesquels ils jettent leur dévolu sont bleus et violets. Eux aussi ont une petite scènette qui se déroule à l’intérieur.

« Regarde, c’est toi. »

Elle pointe du doigt le visage flou à l’intérieur du cristal et rigole. En vrai, ça ne ressemble pas du tout à Pastel. Elle trouve juste que ce personnage est un peu moche, alors elle veut faire une blague.

« Tu crois qu’il se passe quoi quand on les casse ? » demande-t-elle avec beaucoup de candeur.