David Luong – By Your Side

C’est un jour comme il y en a tant d’autres dans la vie d’un aristocrate : sans perspectives, sans commérages, pas le plus petit scandale pour distraire les esprits. Ils sont bien peu, ceux qui goûtent à l’ennui et peuvent le savourer. Opium aime à penser qu’elle est pourtant le témoignage d’une paix durable, bâtie sur les sacrifices, petits et grands d’une société civilisée. L’ennui est bon augure. Et pourtant…

… Pourtant, il déteste ça.

Il y a deux jours à peine, il ne savait plus où donner de la tête, il envisageait même de faire un peu de place dans son agenda. Aujourd’hui, le désœuvrement et l’humidité le rongent. Il se sent vieillir à chaque minutes qui passe.

Qu’est-ce qui ne va pas chez lui ? Comment mettre à profit ce temps ? Il l’ignore. Ou plutôt, il préfère l’ignorer. S’il le demandait, il ne doute pas qu’un imbécile lui proposerait de participer à des tâches désagréables ou le rappellerait à des responsabilités qu’il préfère remettre à plus tard.

La seule chose qu’on peut reconnaître à l’ennui, finalement. C’est qu’il s’entretient facilement.

En désespoir de cause, le Narcisse erre dans les rayonnages de la bibliothèque, tire parfois quelques ouvrages pour les ranger aussitôt. Il n’a aucune envie de lire, aucune envie d’étudier. S’il est ici, c’est parce qu’il ne sait pas où aller.

Finalement, il s’installe à un pupitre, et regarde les gens passer, toujours l’air occupés. Il les envierait presque. Mais alors qu’il balaye la pièce d’un regard las, il reconnait un visage familier, l’air aussi apathique que le sien.

« Photon ? »

Même les livres, portes vers la pensée des sages et des maîtres, avaient perdu de leur saveur divine pour la fée lettrée qui se morfondait à présent dans un spleen sans fin. La lumière d’un or éclatant et royal dont Photon étincelait d’ordinaire s’était réduite a un halo d’un méchant jaune, comme celui d’un triste réverbère dans la nuit brumeuse.

Affalé sur son pupitre, il faisait tourner entre ses doigts une plume de colibri doucement irisée dont la beauté lui aurait au moins arraché quelques vers en temps normal. Malheureusement cela n’était plus suffisant pour éveiller sa morte inspiration et la feuille face à lui n’était remplie que de rageuses ratures.

A côté se trouvait, ouvert, un petit recueil des poèmes de René Char dont la petite créature avait voulu s’inspirer. En effet elle s’était dit que l’homme superbe qui venait d’une région de chaleur au vent puissant l’inspirerait sûrement à de belles extases littéraires loin de l’hiver éternel qui s’était installé en leur pays.

Mais plutôt que de l’inspirer, les mots bien que magnifiques n’avaient fait que désespérer davantage le Précieux qui, plutôt que des odes au soleil et au mistral, était tombé sur des thèmes de mort, de guerre et d’absence qui avaient renforcé en son coeur le mal-être.

Ô terrible glace qui avait pris le coeur du jeune Peter et tué toutes les beautés de l’Île. Ne restait plus qu’à se lamenter au sein des murs de leur belle Citadelle. Boire du jus de framboise fermenté et se perdre dans des limbes de cauchemar.

Photon ?

Photon se demanda s’il cela était la faucheuse qui l’appelait mais la voix ne collait pas, et puis il avait reconnu cette fragrance florale qui lui chatouillait agréablement le nez. Relevant la tête de sa torpeur, il posa ses yeux d’un mauve scintillant sur la fée bleutée qui était son ami et qu’il admirait de longue date.

Opium !

Embarrassé d’être vu ainsi par un être qu’il tenait tant en estime, le Précieux sentit ses joues rosir et il tenta de reprendre quelque peu contenance. Mais Opium verrait certainement à quel point les couleurs dans ses ailes et son teint avaient perdus de leur vibrance habituelle.

Quel plaisir de te croiser ici.

Cela faisait un certain temps qu’il ne s’était pas vus puisque Photon avait passé l’essentiel de l’hiver en ermite chez lui à être fou comme un poète victime du mal du siècle. Il n’était sorti qu’en de rare occasions et sans les débordements de joie dont il était coutumier.

Comment vas-tu ? Tu es toujours aussi éblouissant qu’élégant.

Sur un autre pupitre, pourtant tourné en face du sien, Opium découvre le jeune Photon. Ce dernier lui semble pâle, presque diminué. C’est un spectacle étrange voire inquiétant car il n’a jamais vu son cadet dans un état pareil. D’ordinaire, le précieux est lumineux, un peu fantasque, la bouche fleurie de rires et de blagues. Mais désormais, ses sourires lui rappelle un lune pâle et embuée à travers le brouillard.

« Opium ! Quel plaisir de te croiser ici.
— De même, mon ami. De même.
— Comment vas-tu ? Tu es toujours aussi éblouissant qu’élégant. »

Il est des moments parfois où Opium oublie les raisons derrière sa profonde affection pour son jeune cadet. Mais Photon parvient toujours à les lui rappeler. Il parle bien, semble toujours deviner ce qu’il a besoin d’entendre. Et le Narcisse s’enorgueillit en se rappelant qu’il est quelque part responsable des meilleurs côtés du Photon (En revanche, ses mœurs de son pas de son ressort !).

« Je m’y applique ! Mais tu n’ignores pas à quel point il peut être difficile de trouver la force de s’entretenir. Surtout en des circonstances aussi… particulières. »

Maintenant qu’il voit les choses sous cet angle, il trouve sa démarche très respectable voire même héroïque. Car il en faut du courage, pour mettre ses plus beaux habits et parader dans les corridors. A participer au retour de la vie et de l’animation dans ce sinistre palais !

Je m’y applique ! Mais tu n’ignores pas à quel point il peut être difficile de trouver la force de s’entretenir. Surtout en des circonstances aussi… particulières.

Quoique prétendît son ancien mentor, Photon le trouvait aussi glorieux que d'ordinaire. Vraiment quelle félicité et bonne fortune il avait eu d'avoir été initié à sa nature féerique par un être d'une telle qualité. Pour sûr qu'Opium avait aidé à ce que le Précieux devienne un poète si raffiné. Presque aussi fondateur pour son art et sa personne que William mais sans pour autant devenir l'élu de son coeur. C'était mieux ainsi et leur amitié n'avait d'égale pour lui.

La présence du Narcisse et la pensée qu'il allait pouvoir échanger un moment avec lui ragaillardit quelque peu Photon. La lumière délicate qui le nimbait en permanence était déjà d'un jaune moins maladif.

Pourtant tu n'as rien perdu de ton éclat ! Je suis certain que la neige blanche de cet hiver sans fin va merveilleusement bien à ton teint de saphir.

Ses ailes, bien que ternies par les affres de l'hiver et de son humeur chagrine, frétillèrent légèrement comme à chaque fois que le Précieux ressentait une belle émotion. Le compliment était sincère, pour sûr que la vision de son frère aristocrate baigné des couleurs de la glace lui inspirerait quelques cantiques à son honneur.

Mais il est vrai que les temps sont difficile...Et comme pour ajouter à ma piètre humeur, ne sais-tu pas qui j'ai croisé en venant et qui n'a même pas daigné me saluer ?

Impossible, se disait le poète, qu'Obéron n'ait pu le remarquer. Il avait beau ne pas avoir sa splendeur habituelle, il s'était pourtant appliqué à se vêtir avec goût, avait même accroché un rare et minuscule bourgeon à son veston.

Il ajouta dans un tintement étouffé, pour ne pas être entendu de leurs confrères aux alentours.

Obéron le parvenu. Qui vole l'attention de notre belle Reine et ne prend même pas la peine de nous accorder une miette de la sienne.

précision:

Opium affiche un air affecté mais toujours brave face aux difficultés. Après tout, ne participe-t-il pas à l’effort de guerre en remontant le moral de tous ceux qui posent le regard sur son auguste figure ? Assurément, c’est désintérêt de se pomponner sans réclamer de louanges, c’est bravoure de se vêtir sans tenir compte du froid, et c’est sacrifice de choisir l’inaction.

« Pourtant tu n'as rien perdu de ton éclat ! », lui assure son ancien disciple. « Je suis certain que la neige blanche de cet hiver sans fin va merveilleusement bien à ton teint de saphir. »

Le narcisse se mord l’intérieur de la joue pour ne pas se fendre en un sourire trop large. Photon sait décidément trouver les mots. Quel admirable beau parleur ! Il a certainement pu compter sur un enseignement de qualité auprès d’un maître plus doué encore ! Il est parfois plaisant de récolter les fruits de son enseignement.
Opium s’accoude nonchalamment à son pupitre mais ses épaules ne sont plus affaissées et son regard moins chagrin. La compagnie du Précieux a ramené sa bonne humeur.

« Mais il est vrai que les temps sont difficiles… », reprend Photon. « Et comme pour ajouter à ma piètre humeur, ne sais-tu pas qui j'ai croisé en venant et qui n'a même pas daigné me saluer ?
— Non !
— Obéron le parvenu. Qui vole l'attention de notre belle Reine et ne prend même pas la peine de nous accorder une miette de la sienne.
— Effronterie ! »

Friands de ragots et de drames, le Narcisse est saucé. S’il a toujours respecté Obéron, le dance qu’il lui a accordé par pitié lors du bal lui est encore restée en travers la gorge et il n’est pas mécontent de trouver quelqu’un d’autre avec qui se plaindre des (bien trop) rares manquements du conseiller.

« Quel manque de savoir-vivre ! A ta place, j’aurais réclamé réparation ! », s’offusque le Narcisse, sachant pertinemment qu’il préfèrerait s’en plaindre dans son dos plutôt que de le confronter.

Obéron. Qu’Absinthe lui préfère une danse avec son mentor, il peut le comprendre bien que l’offense lui est pénible. Mais l’horrible bienveillance dont le conseiller a fait preuve en l’invitant ! Comme s’il n’était qu’un enfant boudeur mis de côté ! Bien sûr, il avait accepté et l’avait remercié ! Quelle autre attitude adopter ? Mais ça restait humiliant.

« Nous admettons qu’il a d’indéniable de qualité : il fait pour sa Majesté un serviteur exemplaire – bien qu’un peu trop languissant. Mais il s’oublie trop souvent. Je veux dire… ». Opium s’interrompt, risque quelques regards alentours (tant par prudence que pour l’effet dramatique), puis il articule tout bas, l’air profondément scandalisé. « Il n’est pas aristocrate ! »