Rideau d'eau salée qui décape et délave.
Affalé sur le dos de Dogfish qui peine comme baudet, Carne est à peine conscient. La douleur est une chanson que l'on fredonne quelque part en acouphène. Son esprit est trop engourdi pour la remarquer. Il se sent vide, désespérément creux, comme l'Arbre qui a connu leur amour et qui n’abrite plus personne, désormais.

Stealth est partie.
C'est ainsi.
Son choix a toujours été fait.

Stealth n'est pas morte.
Il n'a pu s'y résoudre.
Il a échoué.

Stealth est toujours là.
Écharde cruelle fichée.
dans son obstination à le sauver.

Le voilà donc en vie.
Et pour quoi faire ?

Il n'aspire qu'à dormir pour le reste de cette éternité dont il ne sait plus que faire. L'existence n'est que vacuité et lui même de la viande avariée que le sang n’irrigue plus. Il discerne vaguement le rythme chaloupé des talons de son camarade sur les lames du ponton. Il n'a pas la force de lever les yeux vers la silhouette qui les surplombe dans la tempête.

Que peut-il y avoir de pire que l'Orage qui vient de dévaster son coeur ?

- Carne ? Est-ce que vous m'entendez ?

Evidemment qu'il l'entend. Il ne souhaite juste pas lui répondre. A quoi bon justifier l'injustifiable. Les mots s'effritent et s'oublient. L'amour n'est que du sable sur lequel on souffle.

- Wilhelm, êtes-vous également blessé ?

Mère l'oie veille sur ses canetons effrontés. Personne n’est dupe : ils finiront en foie gras. La tête dodelinante sur l'épaule de Dogfish , Carne soutient les prunelles glacier de l'homme qui a fait de lui un pirate et dont il a baisé la confiance dans les grandes largeurs.

Et tout ça pour quoi ?
Pour qui ?
Une femme.
LA FEMME
Une sirène qui lui a volé son coeur et piétiné son âme. Il n'avait déjà plus d'ombre et des yeux pourris. C'était bien sa veine de perdre un palpitant en le jetant comme ça, bêtement, à la mer.
Il a fait la promesse de vivre , un serment contraignant qu'il n'a que peu envie d'honorer.

Un rire faible et triste s'échappent de ses lèvres gercées.

- Comme...une impression... d'déjà vu, hein, Smee... Les mots sont prononcés entrecoupés d'une respiration sifflante. Toujours là pour m'ramasser quand j'fais l'tonneau....

Soubresauts nostalgiques d'une rencontre au sommet.
Cette fois, que reste-t-il à rafistoler ?
L'avenir saurait lui prouver qu'il y avait bien pire qu'une plaie cautérisée à l'emporte pièce et qu'un coeur brisé. Il lui enseignerait que chaque petite mort émaillant une vie amène fatalement à une renaissance, que les échecs de toute une existence sont là pour façonner la seule victoire qui importe.  Mais cela, il ne l'expérimenterait que bien plus tard.

Avant cela, la vie lui apprendrait à renoncer peu à peu à cette humanité invasive.
Morceaux abandonnés d'un rafiot à la dérive.

– Vous faîtes partie de l'équipage. Je vous ramasserai autant de fois qu'il le faudra. Souhaitons juste que ce nombre ne s'accroisse guère.

L'affirmation nette et précise du Second fait sourire bêtement Carne malgré sa fatigue. Il y a des choses immuables, des choses solides, des choses qui restent...

Lorsqu'il tombera dans l'abîme la plus noire,
lorsque son sang se gorgera d'encre et de boue,
en sera-t-il toujours de même ?

– Wilhelm. Pourquoi avez-vous choisi de quitter le champ de bataille avec une Perdue ?
- J... Je...!!! Il.. euh...C.. c'était.. Le le... Le sol, il partait. C.. Carne était... il.. Je.. et... euh... Vous.. Vous m'avez donné l'ordre d..de... E.. Elle.. euh... Elle avait un ch.. un cheval. J'ai pensé que..Je suis désolé !!!!!!

Le harponneur, malgré la fièvre et la faiblesse de sa carcasse malmenée, tourne la tête pour attraper les mots au vol. Sa conscience fait surface par à-coups, tel un noyé qui tente de sortir la tête hors de la flotte pour respirer à grandes goulées.

- Pas sa faute... murmure-t-il. Elle... Elle nous a aidé. Elle... Son timbre se fendille et se transforme en plainte. Voulait pas... que j'meurs... Comme ça.... L'eau salée déborde de ses yeux, inonde ses joues escarpées. Elle... Préfère... m'tuer... elle-même... à ptit feu....

Le regard rivé au plafond, le voilà qu'il sanglote silencieusement, la tête pleine d'une voleuse de coeur.

Embourbé dans la tourbe de son propre chagrin, Carne ne saisit pas immédiatement la teneur de l'échange qui survient par la suite.

- Alors...J.. Je..! Je la retrouverai pour lui faire la peau, Mr Smee ! Je le jure sur ce qui m'est le plus cher !
- NON! éructe brutalement le harponneur, se redressant, tracté par un sursaut mystérieux d'énergie avant de s'effondrer de nouveau sur sa paillasse, toussant et crachant du sang, la respiration sifflante. STEALTH.. est .. à ... moi....gronde-t-il, le regard un peu fou.

Ses prunelles d'ambre, dilatées par la fièvre, vibrent d'un feu ardent qu'on pourrait aisément confondre avec de la rancune viscérale. Il y a pourtant peu de différence entre la passion dévorante et la haine sans fond : elle est pétrie de cette même sorte de violence qui détruit tout sur son passage, y compris celui dont le cœur s'est empoisonné.

- Je lui tordrais l'cou..... J'la boufferais crue ! Encore vivante, ses boyaux en spaghetti ent' mes dents.... et elle suppliera, suppliera, suppliera... Sa voix se perd, devient marmonnement... Elle r'grettera.... ouais... elle r'grettera...

Une supplique pathétique et triste, presque une prière d'enfant livré au desespoir.