La rivière se remet lentement de sa grosse colère.
Elle ne présente à son retour qu'un courant paisible et silencieux. Le niveau est toujours haut, l'eau semble plus glacée encore que lors de la crue, elle l'anesthésie à travers le tissu. Mais plus de débordements. Elle n'arrache plus d'arbres, n'essaie pas de lui faucher les jambes lorsqu'il la traverse. Les requins, les raies et méduses ont progressivement regagné l'océan. Le goût du sel se dilue. Tout ça ressemble sérieusement à ressembler à quelque chose.
Seul témoin du déluge, les petits fragments d'étoile perdus dans le courant.

C'est bizarre de voir Freckles tout seul. Plus bizarre encore que ce soit de son fait : il a demandé d'aide à personne. Après des jours passé dans le zeppelin à partager son espace avec autant de gens qu'il n'aime pas c'est peut-être normal qu'il ait besoin d'air.
Et puis bon il est pas vraiment tout seul ; y a Flaque aussi. Petite fée des eaux avec des yeux humides. Elle lui en doit une depuis qu'il lui a sauvé les miches une fois dans la Sylve.

Perchée sur son épaule Flaque se désole de pas avoir réussi à recruter une de ses copines.

« Tu sais j'ai essayé de la convaincre, j'ai vraiment essayé, y a rien à faire. Elle dit qu'il fait trop froid ! Tout le monde dit qu'il fait trop froid ! »

Freckles hausse les épaules.
Pas grave, pas grave.
Et les fées des étoiles ?

« Des pimbêches. Ne compte pas sur leur aide, elles sont trop bien trop perchées sur leur petit nuage pour s'abaisser à ça. »

Il hausse les épaules encore.
C'est bien mignon mais qu'est-ce qu'il fait de tout ça ? Ça se fait pas de dire que les fées sont toutes des feignasses, mais il est en train de faire leur boulot, là.
Ça craint.
Mais bon, personne lui a rien demandé à lui. Il s'est juste levé ce matin en décidant qu'il allait faire un peu de rangement. Genre les choses vont redevenir parfaitement comme avant.

En bottes en plastique il patauge dans l'eau. Il a pas pensé à prendre d'épuisette ou de sac, il fourre les morceaux d'étoile directement dans ses poches celles qui lui servent à trimbaler Nuwala d'habitude. Flaque le dirige mollement ; là bas à côté du rocher, à droite coincée dans un roseau. C'est reposant, mais répétitif, et chiant il sent qu'il va se lasser, très vite.

Un bout d'étoile lui échappe et termine entre deux grosses pattes.
Il lève les yeux et les écarquille.

« Ah ... »

Il sent un poids se soustraire de son épaule. La petite fée s'envole prestement.
Lui zappe un peu de se sentir menacé. Trop occupé à le fixer du regard. La fourrure du lion, remarque-t-il, est parsemée des mêmes éclats que ceux qu'il tient entre ses doigts gelés.

hrp:

Y a comme un écho.
Mais c'est juste le lion, qui répète après lui. Il a une voix grondante comme une vague contre un rocher. Ça l'étonne une seconde. Il oublie que les lions parlent. Nuwala ne parle pas. Ils se dévisagent, pendant un long instant, durant lequel l'animal juge et Freckles admire. Sans vraiment se cacher, non, il a toujours aimé ça, les lions, et celui-là est sacrément beau avec sa parure d'étoiles.

- C'est le travail des Fées, de nettoyer les Eaux.
- Alors je suis une fée, réplique-t-il.

De quoi il se mêle, en vrai ?
Il a l'air calé, le lion, en rivière, mais Freckles refuse de croire qu'il l'est plus que lui. D'ailleurs, il ne l'a jamais vu avant, sinon il saurait bien, qu'un chef des livreurs ça nettoie si ça veut. Il accompagne sa réplique d'un sourire qui en diminue accidentellement l'insolence.
Il pourrait presque être une fée des eaux à taille humaine, non ?
Ce serait classe.

- Chasses-tu les Lions ?

La bête change de sujet aussi sec, et Freckles lui renvoie son regard perplexe.

« Non ? »

C'est une affirmation mais à moitié une question aussi.
Il baisse les yeux comme s'il allait trouver un indice, un truc qui pourrait laisser penser qu'il est un chasseur féroce. Mais nan, il est même pas armé. Y a pas de sang sur lui. Y a rien dans son attitude qui risque de menacer un putain de lion géant galactique d'une tonne. Il est en bottes de pluie, merde ! Il relève les yeux et reprend, sourcils froncés :

« Non pas du tout. Je suis même pas chasseur, je suis livreur. »

Il se rend compte qu'il n'a pas à connaître les détails de la vie au Grand Arbre, et explique :

« C'est les mecs qui … euh. Livrent de l- »

Un éclat d'étoile vient cogner sa jambe, il manque de lâcher ceux qu'il tient dans les mains. Il s'interrompt parce qu'il se sent con.

« Pourquoi ? » demande-t-il finalement.

Le lion n'est pas du genre à s'embarrasser de paroles en l'air. Ni de détournements. D'un côté c'est tant mieux. Freckles n'est pas doué en devinettes. Alors que lui s'emmêle dans des explications, l'animal se contente d'avancer vers lui, jusqu'à ce qu'ils soient face à face, de renifler longuement et de dire :

- Tu sens le Lion.

Freckles cligne des yeux.
Oh.
Alors c'est ça.

« Le Lion vivant ou mort ? »

Il y a une forme de défiance, dans la façon dont il le demande. Quelque part au fond ça le vexe, que le Lion puisse l'accuser de chasser les siens. S'il est capable de sentir l'odeur de Nuwala sur ses vêtements, il peut pas aussi savoir qu'elle est en vie ?
Mais s'il n'a pas bougé d'un centimètre lorsque le Lion s'est approché de lui, il prend quand même conscience qu'il pourrait lui arracher la tête d'un coup de patte. Et qu'il connaît pas bien l'étendue de sa patience.

« Il y a une lionne qui vit à l'Arbre », dit-il finalement. « Avec moi. Et les autres livreurs. Elle a voulu rester. »

Il a soudain le cœur qui cogne un peu fort. C'est pas parce qu'il a peur du Lion. C'est autre chose, il préfère l'ignorer.

« C'est son pull préféré c'est pour ça qu'il sent. »

La tête du lion fait facilement la quatre ou cinq fois la taille de celle de Freckles ; il le note distraitement alors qu'ils sont à quelques centimètres de distance, l'animal reniflant longuement son sweat. Il s'imagine que s'il ouvre la gueule assez grand, il pourrait le gober d'un coup. Mais c'est pas pour ça que son cœur bat à mille à l'heure comme s'il essayait de s'arracher de sa cage thoracique, et c'est pas pour ça qu'il essaie de gagner du temps en parlant. C'est parce qu'il sent un peu où le lion veut en venir. Il sait que les lions, sur l'île, y en a pas tant que ça. Qu'ils vivent en groupe.
Il sait qu'il connaît sans doute Nuwala.

- Je veux la Voir.

Alors il peut pas faire grand chose d'autre qu'ouvrir la bouche sans savoir quoi dire.

- Ses parents et elle... étaient de ma Harde.

Et c'est alors seulement qu'il regarde vraiment l'expression dans les yeux de l'autre, et il pensait pas qu'un animal pouvait exprimer autant de peine juste comme ça.

« Oh. »

Il y a un petit moment de silence.

« Oh », répète-t-il.

De toutes façons, c'est pas ce qu'ils avaient dit, avec Harmony ?
Garder Nuwala seulement le temps qu'elle guérisse, puis lui laisser le choix de retourner vers son clan, si elle le voulait.
Elle a eu largement le temps de guérir, là.
De grandir, aussi.
De prendre ses petites habitudes, au Grand Arbre, d'apprendre à ne plus mordre et ne pas essayer de manger le chat de Witch, à voler dans la Réserve des chasseurs, à jouer à chasser pour de faux, puis pour de vrai pendant les après-midis libres de Freckles.

Tout ça pour dire qu'il avait totalement oublié le plan d'origine, et que maintenant il lui tombe dessus comme une tonne de briques.

« Je peux pas amener un lion au Grand Arbre », dit-il lentement.

Ce serait classe, faut avouer, mais ce serait aussi complètement la panique.
Et puis peut-être que les chasseurs essayeraient de le buter en le voyant arriver.
Au moins comme ça, il t'enlèvera pas Nuwala.
Ta gueule toi.

« Mais je peux l'emmener ici. »

On dirait qu'il y a une corde autour de sa gorge, et que quelqu'un tire doucement dessus pour serrer le nœud.

« Demain. »

Honnêtement Freckles pensait l'avoir joué safe.
Mais le lion a la gueule ouverte en face de sa tête, il peut voir toutes ses dents, individuellement, la couleur de l'intérieur – pas d'étoiles là dedans – et il se dit que c'est le contraire de safe.

- Demain, je serais peut-être Mort. Ou toi aussi. Comme ses parents.

Ah, c'est du tact, ça.

- Je veux la Voir maintenant.

Contraire au bon sens. Freckles ne recule pas, et ne tremble pas, il prend juste un air un peu interloqué, et un peu contrarié.

« Non ? »

Il a un semblant de confiance peut-être injustifié. Le lion pourrait le bouffer, c'est vrai. Mais s'il le fait, il la verra jamais, Nuwala. Jamais de jamais, c'est presque garanti. Et est-ce qu'il prendrait ce risque ? Peut-être. Freckles commence à douter ; peut-être qu'il devrait avoir peur ? Avant qu'on puisse lui arracher la tête, il tente une explication :

« C'est bientôt la nuit. C'est dangereux. Y a moins de chance qu'on soit morts demain, que si je la ramène maintenant. »

Il croise les bras et fixe du regard l'animal. Comme pour le défier de sous-estimer la ténacité de Nuwala, et sa méfiance.

« Elle a jamais voulu rentrer chez elle. Vous savez, ça ? Ça lui fait peur. si je vais la chercher maintenant, elle va se douter de quelque chose, et elle voudra pas venir. »

Il crache dans sa main, et la tend devant lui.

« Demain, et je le jure sur ma tête. »

- Demain, Deux-Pattes. Dès que Peter aura chanté.

Freckles ravale l'envie de lui dire qu'ils peuvent attendre longtemps, pour que Peter daigne chanter de nouveau.
Il hoche la tête. Il a compris l'idée.
Et il ne bouge pas d'un cil alors que le lion tend son énorme patte pour la poser sur sa main. Le moment semble incroyablement solennel, et il se dit merde je viens de faire un check à un lion géant des étoiles.
C'est comme cocher un but sur une checklist imaginaire.

- Je te fais Confiance.

Et il disparaît dans la forêt, piquant un sprint aussi soudain qu'inutile. Freckles n'a pas bougé, il a juste baissé sa main baveuse -avec le recul c'était très con – et l'a regardé partir, en se disant qu'il s'est même pas présenté, c'est important quand même.
Est-ce que les lions ont des noms ?
Est-ce que Nuwala avait un nom avant d'être Nuwala ?
(Il demandera demain.)

★ ★ ★

« On va faire une balade. »

Nuwala veut pas faire une balade. Elle a froid et elle a pas envie – elle préfère faire la sieste dans la pièce du zeppelin avec les fours à charbon – et elle lui fait savoir en se planquant sournoisement dans un coin où il peut pas l'atteindre. Il lui faut vingt minutes de chantage et de persuasion pour la tirer de là. Et c'est sans doute pour ça qu'il marche beaucoup plus vite que d'habitude vers la rivière ; la lionne planquée dans sa poche ventrale, faisant une drôle de bosse sous le tissu.

Il lui a pas dit ce qu'il y avait derrière le concept de balade. Il sait pas comment lui dire. Il réfléchit pendant qu'il marche à l'explication qu'il pourra donner, et il sait pas. Il improvisera, se dit-il. Et il a le trac, il a l'impression qu'il va passer un exam super important et qu'il a pas révisé, ou qu'il va se passer un truc crucial, définitif, et qu'il pourra pas défaire.
C'est la merde.

Il est bientôt en vue du coin de rivière. Celui avec les éclats d'étoile. Il a l'impression que ses jambes pèsent des tonnes, et que s'il s'arrêtait de marcher il pourrait pas repartir. Peut-être que Nuwala peut sentir ça.
Il s'arrête pas.

C'est la merde.
Se répète Freckles dans sa tête. C'est la panique qui fait cogner son cœur contre ses côtes. Les animaux ça doit pouvoir sentir la panique. Nuwala gigote un peu dans sa poche, et il a une main posée contre son ventre et sent que son cœur à elle bat aussi. Ensuite elle s'arrête de bouger.
Le lion est déjà là.

- Salutations.

Freckles le fait pas exprès, un rire s'échappe de ses lèvres. Salutations. C'est pas un lion, il se dit, c'est un vieux. Il se dit pas que c'est pas incompatible, sur le coup, et il ouvre la bouche pour lui répondre, d'un ton incrédule, ou ironique, ou sincère. Il sait pas. Parce que quelqu'un parle avant lui.

« Jaali. »

C'est pas la voix du lion ; ni la sienne, il s'en serait rendu compte, et quand il tourne la tête pour trouver qui a dit ça, il rencontre du vide. La clairière et l'eau qui coule. Du vide. Pas une fée. Pas un enfant. C'est une voix d'enfant pourtant, c'est une voix de petite fille, même, qui lui parvient comme étouffée derrière du tissu.
Il baisse la tête.

Nuwala a la tête passée hors de la poche, maintenant. Dans ses yeux de petite lionne passent des expressions trop humaines ; de la culpabilité, de la méfiance, de la surprise. D'autres trucs. Nuwala n'a jamais prononcé un mot de toute sa vie.
Freckles reste planté là, les pieds dans l'herbe humide. Et la panique a cédé à la consternation.

La tête immense du lion s'approche. Les constellations en gros plan, le souffle chaud, chaque poil de la crinière qui se distingue un par un ; Freckles combat l'instinct de survie et ne recule pas. Mais non. Ce n'est pas lui qui est important là. C'est la petite présence contre son ventre, contre son cœur qui bat à mille à l'heure.
Il sait d'où vient la voix.
Au fond, il sait.
Il est pas si débile.
Il veut juste pas.
Parce que ça dérègle tout.

Les deux lions se trouvent et leurs têtes se touchent et Freckles est à peu près un arbre ou une extension de la rivière. Là mais pas vraiment là.

Il ne réagit que lorsque le lion a reculé, et que c'est lui qu'il fixe de nouveau.

- Tu as tenu Parole.

Il hoche la tête, un peu décontenancé.
Bah ouais bien sûr qu'il l'a tenue.

- Quel est ton Nom, Humain ?
- Euh, Fr- euh, Freckles. Freckles.

Sa voix bloque un peu, il doit se racler la gorge pour continuer.

« Vous c'est. Euh. » il tente – pas difficile à prononcer pourtant, mais il a l'impression que sa voix est un muscle et qu'elle est aussi faible que ses jambes et que les deux pourraient s'effondrer d'un coup. « Jaali ? »

C'est ce que Nuwala a dit.
Nuwala pas Nuwala.
Le seul truc qu'elle aie jamais dit.
Freckles baisse la tête vers sa poche de sweat et son regard croise celui de la lionne qui lève les yeux vers lui.
Et sans un mot il tend la main pour l'attraper par la peau du cou, et la dépose sur le sol, entre eux, où elle n'a pas l'air de bien savoir quoi faire.

« Voilà. »

Freckles non plus ne sait pas très bien ce qu'il fait.