- Hey, Lucky.

Ces deux mots suffirent, ils confirmaient son hypothèse : il n’y avait pas erreur sur la personne. Elle le connaissait, il l’avait connue.

Elle s’avançait vers lui, abandonnant son arme derrière elle. Jim avait noté ce détail presque mécaniquement, dans une méfiance instinctive. Le jeune garçon craignait qu’elle ne l’attaque alors qu’il était plus vulnérable que jamais.

- Tu te rappelles vraiment pas ?

Non mimèrent ses lèvres, sans pourtant émettre le moindre son.

L’adolescente abaissa son masque, dévoilant son visage. Elle semblait plus jeune qu’il ne l’avait d’abord imaginé. Mais ce qui le frappa, c’était son air… triste.

- C'est moi. Boy.

Il n’eut pas le temps de réagir. Elle fondit sur lui.
Elle va m’achever !

Non, deux bras se referment sur lui. Pas pour l’étrangler ou le maîtriser, simplement pour l’étreinte. Comme il n’était aucunement préparé à ce genre de choses, le mousse se figea, crispé. Pris au dépourvu, il ne songea pas à la repousser.

- Chuis contente qu'tu sois en vie, tu peux pas savoir à quel point !

Des paroles qui l’auraient touché s’il n’avait pas du mal à croire qu’elles lui étaient adressés et s’il avait su qui se tenait devant lui. Il voulait savoir. Qui était-elle à la fin ? Comment s’étaient t’ils connus ? Pourquoi semblait-elle ravie de le voir ?

Mais son regard se posa sur la dépouille du serpent, il déglutit. Elle était balèze, il avait intérêt à ne pas se la mettre à dos. Il décidé de jouer le jeu, bien que maladroitement :

- Ah… ?

Il plaça une main sur son dos pour essayer de lui rendre la pareille. Mais son contact eut l’effet d’une douche froide à ses yeux. Mais qu’est-ce qu’il foutait…
Heureusement que les collègues n’étaient pas là pour voir ça. Surtout Dogfish. Non, surtout Lòng. Ouais non, surtout Dogfish.

- Merci pour… la bestiole.

Il réalisa que ses jambes tremblaient sous son propre poids tant il était à bout de force mais il se reprit. Il n’était pas question de se laisser tomber sur Boy.

- De rien, je... J'arrive pas à croire que tu sois en vie...

Jim hocha la tête sans piper mots. Lui-même devait l’admettre : ses chances de survie chutaient violemment au gré des rencontres et des péripéties. Mais malgré tout, il en réchappait toujours, comme par miracle. Non sans dégâts, certes, mais il s’en tirait toujours.
C’était ce que son entourage appelait ironiquement : de la chance.

A cette pensée, quelque chose sembla se débloquer en lui. Un rien, un minuscule, mais bien un souvenir. Ou plutôt un détail puisqu’il se souvenait bien avoir eu de longues conversations à ce sujet avec quelqu’un lorsqu’il n’était qu’un simple livreur. Quelqu’un à qui il reprochait une taille insolente qui l’obligeait à se tordre le cou pour lui parler.
Ce quelqu’un, était-ce Boy ?
Il n’était pas sûr, mais il y croyait de plus en plus.

La garçonne se détacha de lui, il la laissa faire (à regret ?). Jim restait songeur : tout cela retournait des choses anciennes qu’il n’avait pas chercher à conserver en sa mémoire. Pourtant si elle pleurait pour lui, c’était qu’ils avaient été relativement proches, non ?
Décidément, trop lui échappait.

Boy essuya ses larmes à l’aide d’un pan de son t-shirt. En temps normal, il aurait protesté ou l’aurait repoussée mais il était déjà sale et frigorifié. Au point où il en était, s’insurger aurait été ridicule. De plus, il avait trop de choses à l’esprit pour s’en préoccuper.

- J'étais - je suis - la Sentinelle qui t'avait demandé comment avoir de la chance... Tu te souviens pas ? Tu te souviens pas...

- Je crois que ça me dit quelque chose…

Il l’admettait à peine. Cette question, autrefois, il l’avait trouvée si ridicule. Et du haut de ses 9 ans, il avait rétorqué avec une œillade incendiaire : « J’ai une tête à gagner au loto ? »

La garçonne avait remis son masque. Et lui demandait de sa voix étouffée par le tissu :

- T'as pas l'air bien... Tu veux de l'aide ?

Il était tentant d’accepter mais Jim avait sa fierté, sa fierté conne, mais sa fierté.

- N-non merci, j’ai juste besoin de m’asseoir. J’vais bien.

Il lui adressa un pâle sourire.
C’était quand la dernière fois qu’il avait souri ? La chose était rare mais il l’avait fait sans réfléchir, presque machinalement. Comme s’il s’était rappelé qu’à elle, il lui souriait parfois. Mais il ne s’en souvenait pas.

D’un pas traînant, il se dirigea vers un rocher pour s’y asseoir.

— Fais gaffe à pas tomber...

Oui, il en était arrivé à ce stade du pathétique. Jim ignora sa fierté meurtrie pour reprendre sa marche pénible en direction du rocher.

Tout à coup, bourdonnement menaçant se fit entendre. Le mousse tourna la tête, sourcils froncés et l’œil méfiant. Son expression laissa place à la stupéfaction lorsqu’il vit qu’un nuage de moustique s’était massé derrière la sentinelle.
Boy s’en était aperçue et déjà, passait à l’action.

— ATTENTION ! cria-t-elle en se jetant sur Jim.

Ils s’étalèrent et le nuage fila au-dessus de leur tête, les manquant de peu. Ils n’étaient pourtant pas tirés d’affaire puisque l’essaim finit sa charge quelques mètres plus loin avant de faire demi-tour prêt pour la deuxième attaque.

— Boy… lui souffla Jim Direction la flotte à trois, t’es prête ?

1…

Les moustiques ne prendraient pas le risques de se noyer. Ils seraient en sécurité tant qu’ils tiendraient suffisamment en apnée.

… 2…

Le nuage était déjà presque sur eux. Mais l’effet de surprise leur ferait gagner un temps précieux.

… 3 !

Jim ne prêta pas attention aux protestations de Boy, trop occupé qu’il était à sauver sa peau. Lorsque le décompte atteint son terme, il l’entraîna à sa suite dans le fond des eaux croupissantes. Le mousse sentit l’arrière de son crâne heurter le fond vaseux, dispersant un nuage sombre qui emplit son champ de vision. Il ne voyait plus la fille, il n’y voyait rien.

Quelque chose lui frôla le poignet, il referma sa main sur ce qui lui semblait être une main, celle de Boy. Il fallait tenir.

Il sentit quelque chose lui frôler le poignet. Il referma sa main métallique sur ce qui ressemblait à une main, celle de Boy. Jim se mit à compter les secondes qui passaient, incapable de vérifier si le nuage de moustiques les guettait depuis la surface. Quand il atteint les trente secondes, il crut que sa cervelle allait bouillir. A quarante, il ne tint plus.

Il se redressa inspirant si profondément qu’un gémissement d’outre-tombe sembla s’échapper de ses lèvres. L’air regagna bien vite ses poumons brûlant quand il constata avec satisfaction que leurs poursuivants s’étaient lassés de les attendre.

— Ça va, toi ? demanda-t-il à Boy qu’il avait une fois de plus tiré sans ménagement.

Jim haletait. La nature avait intérêt à se calmer, il n’allait pas pouvoir lui échapper encore très longtemps.

Boy ne semblait pas en meilleur état. A sa respiration forte et irrégulière, il la devina en état de choc.

— Je sais pas. Et toi ?

Sa réponse avait le mérite d’être honnête. Il en fit autant :

— Ça pourrait aller mieux.

Quelle belle journée de merde. Jim secoua la tête, parfaitement écœuré. Freckles, le serpent, Boy, les moustiques. Ça n’en finissait plus, tout s’enchaînait beaucoup trop vite. Il avait besoin d’une minute, juste un minute où il pourrait souffler sans que quelqu’un ou quelque chose n’essaye de le tuer.

— Peut-être qu'on devrait se séparer pour éviter qu'autre chose nous tombe dessus, lui suggéra Boy dans un murmure.

Jim ne l’écoutait que d’une oreille. S’il n’y réfléchissait pas trop, il n’y trouvait rien à redire. Bien sûr, seul dans son état, il prenait des risques. Mais ce n’était pas comme s’il pouvait obtenir une escorte jusqu’au Jolly Roger. Impensable.

Il desserra les doigts pour séparer leurs mains mais Boy ne lâchait pas. D’abord interloqué, il fronça les sourcils. C’était un peu gênant. Mais il reconnut cet air piteux qu’il n’avait plus vu depuis une éternité. Il s’agaça :

— Parce que tu portes malheur ? On en a déjà parlé, non ? C’est des conneries.

Il était cerné par les superstitieux. Pour un esprit aussi rationnel que le sien, c’était une source de migraines intarissable.

— Non, euh bien sûr ! s’empressa-t-elle de répondre.

Sa réaction vive ne le trompait pas, elle y croyait. Malgré les nombreuses coïncidences, coup de chances et manque de bol qui avait jalonné son existence, Jim ne voyait dans leurs mésaventures qu’un enchaînement de situation hasardeuses. On peut être chanceux une fois mais au bout du troisième, du dixième, du quinzième ticket gagnant, on appelle ça une performance. Boy avait simplement un talent incroyable pour se mettre dans le pétrin et s’en tirer en un seul morceau (ou presque). Un talent qu’ils partageaient.

— Mais euh... On est pas censés se voir, je crois... Euh... Tu euh... Tu as été banni... Mais... On devrait pas se faire voir ensemble du coup, non ?

Pas faux, c’est un argument qu’il peut entendre.

— Mais ça me dérange pas de rester encore un peu...

Jim fronça les sourcils. Devant lui, Boy l’évitait soigneusement du regard. Pourquoi elle hésite comme ça ? Et sa main qui ne le lâche pas…
Si ce n’était pas lui, Jim dirait qu’elle se contredit parce qu’elle veut rester avec lui, parce qu’elle tient à lui. Seulement, pourquoi elle tiendrait à lui ? Pourquoi quelqu’un voudrait rester avec lui ?

Elle veut qu’il tranche. Le visage du mousse affiche le trouble et l’embarras. Non mais comment il est sensé démêler tout ça d’abord ? Pourquoi il devrait prendre la responsabilité de cette décision ?
Pour remettre de l’ordre dans ses pensées, il essaye de penser de manière pragmatique : dans son état, il n’est pas prudent de se déplacer tout seul en terrain hostile. Elle pourrait lui être utile, au moins le temps de quitter les marais.

Mais ça lui ferait mal de demander de l’aide.
En plus, c’est une fille.

— Tu n’as qu’à faire ce que tu veux. Y’a personne pour nous surveiller de toute façon.

Jim fait mine de partir mais se retourne finalement pour lui montrer une bout de papier chiffonné qu’il vient de sortir de sa poche : une carte.

— Mais si tu veux pas te perdre en route, je te conseille de me suivre.

Sur ces mots, il tourne les talons.