Trouble est sûrement morte.

Il ne le dit pas mais il n’en pense pas moins. L’Epouvantail a disparu sans laisser de traces et ça ne lui ressemble pas. D’habitude, elle laisse toujours une trace indélébile de son passage, ou une forte impression, quelque chose pour décourager ceux qui tenteraient de la suivre.
L’Hérissé n’en démord : pour lui, elle est forcément quelque part, à attendre qu’on la retrouve. C’est sans doute vrai, les gens ne disparaissent pas comme ça. Seulement, Justice aurait plutôt parié sur une fosse commune.

Justice laissé échapper un soupir. C’est pour Apache qu’il poursuit les recherches. En quelque sorte, pour lui laisser le temps de se faire à l’idée. Mais s’il s’obstine trop longtemps, peut-être qu’il devra lui dire les choses en face.

Ce jour-là, il décide d’arpenter le bayou. Le terrain est difficile et les pièges nombreux. Heureusement, il n’est pas seul : Nasty a décidé de l’accompagner. Les patrouilles sont répétitives, souvent maigres en résultats. Autant dire qu’un peu de compagnie, ce n’est pas déplaisant. Il est quand même surpris qu’elle se soit portée volontaire. Est-ce qu’elle aimait Trouble ? Il ne lui a pas demandé ses raisons, ça la regarde après tout.

Il marque une hésitation face à une délimitation étrangement nette. Jusqu’ici, le sol était assez meuble, parfois glissant. Mais à partir de là, c’est une étendue boueuse d’une profondeur indéterminée.
Il met un coup de pied à une pierre qui décrit un arc avant de plonger dans les eaux boueuses et s’enfoncer jusqu’à disparaitre complètement de son champ de vision.

— Quand faut y aller…

And if I give you up, would it bring me down?
Into the blue where no light is found
I can see you in the distance but you're fading away
Wait a minute, wait a minute,

Tous ces gosses me foutent la gerbe. On se respirent les côtes, on se soufflent dans le cou. Toute cette proximité m'étouffe, mais c’est ça ou crever. Si ma carcasse prend le pli et se réconforte d'un peu de chaleur, ma tête et mon palpitant battent froid. Apache est là, c'est déjà ça, c’est peut-être tout ce qui compte à présent.
Nous sommes deux ombres à suivre son sillage.
Dans ses pas se coule toujours Justice - "Just"- le cow-boy nonchalant. Difficile de faire abstraction de la solide amitié qui lie les deux couillons. Mais ma foi va toute entière à l'instinct de notre Hérisson révolutionnaire. Si c’est un gars sûr, alors j'ai aucune raison d'en douter.
Aucune.

Mais ça ne signifie pas qu'il a ma confiance.

Les patrouilles de reconnaissance s’enchaînent, n'impliquant pas toujours des sentinelles, et avec elles, les nouvelles. L’afflux irrégulier de réfugiés fait gonfler certaines rumeurs. L'une d'elle raconte que si le chef des soigneurs manque à l'appel c'est qu'il a conduit Love quelque part pour la soigner d'une maladie grave. Il n'a pas fallu grand chose pour suggérer que la maladie en question était un joli petit alien et pour moi de comprendre que c'était peut-être vrai.

Love a toujours été une "lost girl" mais cette fois-ci elle est perdue, en cloque, dans ce grand blizzard foutraque. Seule. Être en compagnie de Soul c'est forcément être seule.
J'accepte pas ta mort, espèce de foutue salope ! Alors je m'accroche à cet espoir maigre que tu attends simplement d'être secourue. Meuf, je t'avais pourtant dit qu'on serait toujours des princes plus valables que n'importe lequel de ces trouducs avec un braquemart entre les cuisses. Ça t'a toujours faite marrer, quelques notes graves de ton timbre blasé.
Mon violon d'Ingre.
Je refuse d'imaginer ton cadavre sous une couche épaisse de neige et d'oubli, alors je m'accroche. Je m'agrippe à cet espoir un peu fou que tu patientes quelque part, clope au bec, et que dès que je t'aurais débusquée tu me lanceras un petit "T'en as mis du temps, bitch..." de connivence. Si Justice et moi, on s'égarent en plein marais à présent, c’est pour ta frimousse de pétasse. Moi surtout.

Wrath est parti. Toi, j'te laisserais pas faire !

- Quand faut y aller…
- ... Faut qu'ty ailles. Que je ponctue avec un sale petit sourire. Je lui attache la corde (j' en emporte toujours avec moi quand je vais chercher du matos. Les habitudes ont la vie dure.) autour de sa taille. Il est grand ce con et il est plus musclé qu'il n'y parait. Moi j'reste sur la rive pour t'tirer d'la merde si jamais tu t'enfonces. Va pas t'noyer, Cowboy, Apache f'rais la gueule.

Pichenette dans son chapeau, avant de le laisser aller.

— ... Faut qu'ty ailles,, termine Nasty en lui décochant un de ses sourires de mauvaise augure.

Elle noue une corde à sa ceinture. A ce geste, il comprend qu’elle n’a pas l’intention de patauger dans ce bourbier et qu’elle préfère nettement l’y envoyer. Au moins, elle a le réflexe d’assurer ses arrières.

— Moi j'reste sur la rive pour t'tirer d'la merde si jamais tu t'enfonces.

— Trop aimable.

Il jette un œil à la corde qu’elle tient encore entre ses mains et tente d’en estimer la longueur. Est-ce que ça ne risque pas de l’embarrasser dans ses mouvements ?

— Va pas t'noyer, Cowboy, Apache f'rais la gueule, qu’elle lui lance dans un geste taquin.

Cette fois, il ne répond pas. La lassitude passe brièvement dans son regard. Lui, il n’en est pas si sûr.

Justice effectue quelques pas dans le bourbier, le niveau de l’eau ne remonte pas plus haut que ses genoux. Pour l’instant.
Avant de s’engager plus avant, il se retourne vers Nasty, un sourire étire ses lèvres :

— Si ça doit arriver, n’oublie pas de me pleurer. Je saurai si tu fais semblant.

Il reprend sa progression pour s’enfoncer dans le marais, obscurci par les brumes. La vase retient toujours un peu plus ses pieds lorsqu’il les lève et l’eau boueuse s’épaissit et remonte jusqu’à sa taille. Pas franchement à l’aise, Justice sort le couteau de chasse harnaché à son flanc. Il écarte les branches qui lui frôle les épaules dans un murmure morbide.

Il s’attend à ce que tout moment, quelque chose lui frôle les jambes ou déchire la surface de l’eau. Il se prépare à l’éventualité qu’une bête surgisses des branchages ou qu’un homme se détache de la silhouette d’un arbre. Dans le marais, les dangers ne manquent pas.

Aussi, il n’est pas préparé à ce que le cordage qui le retient par la taille se tende d’un seul coup au poing de lui couper le souffle et de l’obliger à reculer d’un pas. Il manque de tomber en arrière.

Retrouvant son équilibre, il se saisit du cordage. Il y a quelques instants à peine, il aurait juré qu’il disposé d’encore du mou. C’est Nasty qui tire comme ça ?

Il préfère ne pas prendre le risque et rebrousse chemin aussi vite que le terrain le lui permet.

Justice est pas un mec facile à dérider. Bon, après, tout le monde ne goûte pas mon humour. Je peux éventuellement admettre qu'il est a chier. Alors quand le bonhomme se retourne avec sa trombine affûtée de petit con, j'ai l'impression d'avoir décroché un haut fait.

- Si ça doit arriver, n’oublie pas de me pleurer. Je saurai si tu fais semblant.
- T'sais bien qu'j'adore faire couler mon rimmel ! Chuis d'venue une pro...

Mon sourire s'aiguise, puis les coins retombent mollement à mesure que sa silhouette se dilue dans la brume. Une chape de plomb glacée se vautre sur mes épaules. Le brouillard gobe tous les sons du marécage, le dépiautant de tout relief de vie. Je me sens soudain très seule et terriblement vulnérable dans ce grand foutoir flou. J'ai l'impression que chaque forme dans la grisaille planque une menace. Le micro-climat du marais génère un tel choc thermique que la vapeur parait aussi dense que de la purée. La corde déroule, lentement, témoignant d'une progression prudente. Sa présence rèche entre mes doigts est rassurante. Je tente de suivre l'avancée de Justice, enjambant, rochers, ajoncs, et racines tout en contournant la flotte au maximum. Je finis par m’engager sur un tronc d'arbre à l'écorce épaisse, couverte d'une mousse scintillante de givre.
J'attends.
Malaise grandissant dans ce silence qui pèse.

Naaaaasssty.....

Je tressaille. J'ai cru entendre quelque chose.

Naaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaasssty.....

Déglutition.
Ce n'est peut-être que mon imagination.

Naaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaasssty.....
NaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaSSSSSSSsssssssty.....

Putain de merde.
Non.
NON!
Ça vient de frôler ma cuisse y laissant la peau grêler d'angoisse. J'ai le cœur qui tambourine à mes tempes et je n'entends plus que ça. Cette cavalcade arythmique et ce souffle qui se raccourci. Je n'ose plus bouger.

NaaaaaaaaaaAAAAAaaaaaaaaaaaaaaaaaaaasssSSSSSSsssSSSSSsssty......

Gémissement tangible, tout près de mon oreille. Je ferme les yeux en me répétant que tout ceci n'est que mon imagination. Merde. merde, merde, merde ! Soudain prise d'une fulgurance courageuse, je me retourne pour faire face...
.... Au vide.

- Ahahaha... j'perds la boule.

Peut-être paaaaaaaaaaaas Naaaaaaaaasty......

- AAAAAAAAAAAAAH !!!!

Je sursaute. Mes godasses patinent sur la mousse gelée. Je me sens perdre l'équilibre et tomber à la renverse. L'eau boueuse m'absorbe dans un "Blop" visqueux. En proie à une panique indicible, je me débats, en tirant sur la corde comme une forcenée.

L'air...
L'air fuit de mes poumons.
Just... Justice............

....A l'aide.

Just revient sur ses pas. La lenteur de sa progression l’angoisse : à chaque pas, c’est comme si la vase l’avalait. Il doit lutter toujours un peu plus pour ne pas s’enliser. Curieusement, il approche du rivage et le niveau de l’eau ne cesse de monter. Il aurait pourtant juré qu’il lui arrivait au-dessus du genou quand il est passé par là. Et pourtant : il s’enfonce jusqu’à la poitrine.

Au bout d’un moment, il arrive à un point où la corde s’enfonce dans un mélange d’eau et de boue. Elle reste pourtant tendue à croire que…
Quand il comprend, ça lui fait l’effet d’un coup de matraque derrière le crâne.

— Nasty !

Il essaye de tirer pour la remonter mais ne parvient à dégager que des mètres de corde complètement engluée. Plus il en tire et plus il s’étonne de la longueur de cette corne qui n’en finit pas, qui n’en finit plus.
C’est pas normal.

Il finit par défaire le nœud qui la noue à sa taille pour trouver plus de liberté dans ses gestes. Il plonge les bras dans l’eau sombre. Du bout des doigts, il frôle un truc. Nasty.

Just prend une grande inspiration avant de s’agenouiller, plongeant la tête dans la marre épaisse. A l’aveuglette, il se penche sur elle et noue ses bras autour de sa taille pour la tirer vers lui. Quelque chose a l’air de la retenir.
Quoi que ce soit, ça réagit. Il rencontre une résistance. Nasty est comme tirée vers le fond.

L’air lui manque alors qu’une chaleur désagréable envahit son crâne.
Cette situation lui donne un horrible sentiment de déjà-vu.

Dans un dernier effort, Just appuie sur ses jambes et parvient à se redresser. Il s’arrache aux eaux boueuses, Nasty toujours entre ses bras. Emporté dans on élan, il recule et manque de tomber à la renverse.

Putain c’était quoI.

Il n’attend pas de comprendre, cette fois. Le sentinelle traine sa camarade jusqu’à la berge, franchit d’une enjambée rapide la courte distance qui les sépare de la berge…

Avant de s’y écrouler.

J'ai toujours su que j'allais mourir jeune.
Ma génitrice -on ne peut pas appeler ça une mère- m'en a convaincue dès que j'ai acquis la compréhension du langage. Sans elle j'étais rien, et la société n'avait pas de place pour ma gueule, alors crever, quelque part, c'était presque me faire preuve d'égards. On pleure les gosses dont la vie est fauchée trop vite. Un bel enterrement médiatique, une tragédie touchante, j'aurais eu plus de place dans le coeur de mes parents morte que vivante.

J'ai toujours su que j'allais mourir jeune.
Mais je pensais choisir comment. C'était sensé être mon moment. La naissance, ça tient du coup de chance, souvent de l'erreur, on pas vraiment le luxe du consentement. Peter pan c'était un raté, une sorte de pétard mouillé, mais la révolte, ça, c'est la fin que je me suis choisie. Porter les idées d'Apache jusqu’au bout, se sacrifier sur les barricades, crever la fleur au fusil. C'est ce que j'ai décidé pour ma grande sortie.

J'ai toujours su que j'allais mourir jeune.
Mais pas comme ça, anonymement, dans la gadoue. Inutilement.

J'veux pas mourir !
J'VEUX PAS MOURIR !

Tout est flou, douloureux et opaque. Je sens une multitude de petites mains décharnées qui m'agrippent. Leur poigne sur mes cuisses, mes mollets , mes bras laisse des empreinte bleuies et glacées. Je m'engourdie.

Lâche pas la corde.

J'ai froid.

Lâche pas cette putain d'corde !

J'ai la tête pleine de flotte, les poumons saturés. J'ouvre la bouche malgré moi, dans un hoquet plein de bulles. L'eau et le limon investissent ma gorge en terrain conquis.

Lâche..... pas..... la.....

Des bras, solides, s'arriment à ma taille. Sensation d'apesanteur brusque. Je suis hissée vers la surface, une idée devenue presque vague. La lumière rougeoie mes paupières, agressive. Ma carcasse est un sac de sable humide, lourd et inerte. Je ne perçois que fugacement l'idée de mouvement.

BLAM!

Un choc. Une remontée acide. Je tousse et dégobille une bonne partie de la merde que j'ai pu avaler. L'effort me vide de mon énergie et je retombe mollement, face contre terre. Le contact brutal du solide et d'une chaleur étrangère. C’est une poitrine qui se soulève, à bout de souffle. Un coeur qui bat vite. Je me recroqueville autour de cette musique rassurante. J'ai froid. Il me faut quelques bonnes grosses minutes pour réaliser que je suis étalée sur Justice, une moitié de joue contre sa chemise trempée de ce que je viens de gerber.

- Va .. pas.. croire.. que j'te fais un câlin...

Ma voix est si enrouée que je la reconnais à peine. Je ne bouge pas. pas la force. J'me contente de claquer et de grelotter comme un bébé panda détrempé.

Quelque part à la surface du marais, de grosses bulles déforment l'onde.

Les premières minutes, il a l’impression de flotter dans un été proche de l’inconscience. Ça lui passe vite quand il est rattrapé par une douleur lancinante dans ses jambes. Just porte la main à son visage, balaye les mèches de cheveux collée à son front ruisselant, essuie ses yeux.

Quand il a enfin l’idée de vérifier si Nasty est toujours en vie, il prend appui sur un bras pour se redresser un peu. Il avise la petite chose trempée couchée sur lui, le Panda crache ses tripes. Dégueulasse mais vivante.

— Va .. pas.. croire.. que j'te fais un câlin...

Comme si c’était le moment de penser à ça. Just se relaisse tomber sur le dos. Un rire un peu grinçant secoue ses épaules avant de se changer en toux.

— Bon sang…

Il la sent trembler sur lui. C’est peut-être le choc. Machinalement, il pose une main sur le crâne du panda et tapote affectueusement.

Après un temps, il suggère :

— Cette fois, je propose qu’on reste groupé. Une objection ?

C’est le signal du départ. Just se redresse encore une fois, invite sa camarade à s’écarter pour le laisser se relever.

- Bon sang…

Justice me tapote le crâne maladroitement. Aussi anodin soit le geste pour lui, il m'est parfaitement étranger. On ne m'a jamais ébouriffé gentiment la tignasse. On ne me touche pas. Je ne laisse personne approcher. Alors, je savoure le plaisir puéril d'être rassurée, de m'abandonner à ce précieux réconfort, une poignée de secondes.
Un instant.

Mais, faut pas abuser.

- Cette fois, je propose qu’on reste groupé. Une objection ?

Rire chevrotant.

- ... Nan.

Justice se redresse et je suis la remontée, torchant ma gueule poisseuse d'un revers de mitaine. Lèvres qui bavent et traînée noirâtre sur ma joue. Un baiser qui a tenté de foutre le camp. Le Panda a l’œil encore plus charbonneux que d'habitude aujourd'hui. J'ai les guibolle toujours en coton. Elles feront tout de même le job. Pas le choix.
Quand la sentinelle imprime un mouvement, j'attrape fermement un pan de sa chemise. Réflexe.

T'es morte de trouille, pauvre conne.

- B.. bah quoi ?! Que je grogne farouchement. T'aurais préféré qu'j'te tienne la main ? Et j'ajoute en baissant le regard. J'pu d'corde, d'toute façon....

Merde, quoi ! Me fait pas cracher le morceau, connard de cowboy ! OUI, J'AI LES FOIES !!!! C’est déjà putain d'humiliant de se l'avouer à soi. M'oblige pas à le claironner.

-... Ce... Ce truc... Ça avait la voix de Love, que je finis par avouer, les dents serrées.

Dans le brouillard opaque, les bulles laissent place à une forme,
qui emerge lentement, au milieu du silence.

Ils se remettent sur leurs jambes mais aucun d’eux n’a l’air prêt à repartir : Just subit encore le contrecoup de l’effort avec des crampes dans ses jambes. Quant à Nasty, elle ne s’est pas encore remise du choc.

Pourtant, ils n’ont pas le choix. Mieux vaut ne pas s’attarder dans le coin.

Il fait un pas mais quelque chose le retient. Un regard jeté en arrière l’informe que c’est Nasty qui pince un bout de son vêtement avec un regard coupable.

— B.. bah quoi ?! T'aurais préféré qu'j'te tienne la main ? J'pu d'corde, d'toute façon....

Just la dévisage, un peu étonné. C’est pas tous les jours que le Panda se met dans un tel état. D’habitude, elle reste dans son rôle de garce attachante. Ni le bien, ni le mal ne semble l’atteindre, elle balaye tout d’un ricanement. Quelque part, lui, il trouvait ça bien commode. Seulement, là, il voit bien que ce n’est pas aussi simple et ça donne une dimension toute palpable à sa responsabilité.

— Ouais ça… C’est ma faute, désolé.

Il se rappelle s’être débarrassé de la corde alors qu’il essayait de la remonter. Il jette un œil par-dessus de sa camarade au cas où elle serait restée à la surface. Aucune trace.

— ... Ce... Ce truc... Ça avait la voix de Love, lui confie Nasty, l’air tendu.

Bizarre mais pas si incroyable. Ce ne serait pas la première chose bizarre de la journée. Balaye le secteur du regard, franchement emmerdé de pas voir cette foutue corde. Elle flottait tout à l’heure. Elle n’a quand même pas pu dériver, si ?

— Et qu’est-ce que ça t’a dit ?, il demande malgré son attention accaparée par sa contemplation des environs.

Il remarque alors que quelque chose est en train d’émerger, près du bord, à seulement quelques mètres d’eux.

Deux bras viennent de percer la surface des eaux croupies pour venir accrocher le rivage du bout de leurs doigts. Le sentinelle se fige. L’apparition suinte quelque chose d’inhumain, quelque chose de néfaste. C’est peut-être la couleur de sa chair – sans doute due au mélange de boue et de mousse qui la recouvre. C’est peut-être la taille de ses deux bras longs et maigres dont il ne distingue aucune épaule, aucun torse auxquels ils seraient rattachés. C’est peut-être ces mains, leurs seuls trois doigts labourant la boue impatiemment. Ils trépignent, ils s’agitent alors que lentement le reste de la chose crève la surface quelques mètres plus loin. Des rigoles d’eaux descendent le long de sa silhouette allongée. Justice regarde cette chose se déplier impuissant, les yeux écarquillés de ceux des biches devant les phares d’une voiture. Il retient son souffle. Au loin, il distingue un long cou qui se tord dans leur direction, des sortes d’algues pendouillent sur tout sa longueur comme une crinière épaisse et dégoulinante. Une petite tête ronde roule vers eux.

Il ne veut pas en voir plus.

Sa main s’empare de celle de Nasty à qui il n’adresse même pas un regard puis il se met à courir. Pas un regard en arrière. Même lorsqu’il entend les arbres crisser, lacérés par des griffes. Même lorsqu’il les entend se faire déraciner, cédant sous le poids de quelque chose de lourd. Ça vient de se hisser à la surface.

Bordel, qu’est-ce que c’est ?

Just n’est sûr que d’une chose : ils sont venus chercher Love et Trouble mais ce qu’ils viennent de trouver, c’est autre chose.

- Et qu’est-ce que ça t’a dit ?
-Ça.... ça m'appelait par mon nom... et ça m'a répondu quand j'disais que j'perdais la....Just ?

Le visage du cowboy s'est liquéfié. Il est blanc comme un sachet de fervex. Ses yeux, écarquillés par la terreur, fixent un point au loin, au dessus de ma tête. Mes genoux flageolent. Une suée froide me gélifie les reins. J'ai pas les foies de me retourner. Si je le fais, ça deviendra "vrai".

C’est là.
C'est là pour nous.

Justice m'attrape brusquement la main et m’entraîne dans une course dingue. Ma carcasse réagit d'instinct, les nerfs fouettés par le napalm de l'adrénaline. Il y a les bruits, tout autours, cette musique sauvage de terre retournée et d'écorce qui craquent. Te retourne pas. Le riff endiablé de nos respirations en cavale, cœurs haletants qui tambourinent aux tempes. Te retourne pas ! Paysage dilué par la fuite, aquarelle merdique. Le seul élément tangible se sont ces doigts crispés sur ma main. Me lâche pas !

Naaaaaaaaaaaaaaaastyyyyyyyyyyy.....

fait la voix de Love, mielleuse.

Naaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaastyyyyyyyyyyyyyyyyyy....

Et soudain le timbre change, intonations masculines et juvéniles.

Tuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuufty....

C'est qui ça Tufty ?

Heeeeeey Tuuuuuftyyyyyyy......

Putain ça se rapproche !

Brusquement, dans le panorama boueux, j’aperçois une grotte  sous les racines d'un saule penché. C’est une fine zébrure par laquelle seuls des enfants sauront se faufiler.

- LÀ! que je hurle à mon camarade, en tirant sur sa paluche avec une énergie puisée dans le désespoir. Il viendra avec moi. Pas le choix !

Dans la précipitation, je m'entaille la bidoche du ventre et de l'épaule en forçant le passage de la crevasse. Je suis restée agrippée à la main de Justice qui n'a jamais mieux porté son putain de surnom. La grotte est exiguë, pue le moisi et l'eau stagnante. Mais sa profondeur est suffisante pour que lorsque la créature glisse son bras dégueulasse, elle ne fasse que nous frôler. Médusée par la pogne décharnée qui tâtonne à l'aveuglette, je me plaque contre la paroi, serrant fort mon compagnon contre moi.

Naaaastyyyyy.... Pourquoiiiii ?! Pourquoiiiiiiiiiii ? fais la Voix. Si tu avais tué Pit, comme tu te l'étais promis, il ne m'aurait pas mise en cloOOOoooque.... Et je ne serais pas moOOOOorte....

Je réalise que les couinements pathétique ne viennent pas de la chose, mais de ma gorge. Je suis en train de chialer d'angoisse et de culpabilité.

Tout çaaaaaaaaaa c'est de ta faaaaaaaaaaaaaaaute.......

Un silence.

Tuuuuuufty.... Pourquoiiii ?! Pourquoi ne m'as-tu pas sauvééééééééééé des marinettes.... Pourquoiiiiiiiiiiiiii ?! Petit frèèèèèèère........

Une chose les suit. Elle a le pas lourd et trainant de ceux des mastodontes mais à chaque pas elle enjambe, 6 mètres, 10 mètres. Sa progression est difficile mais implacable.

Justice a du mal à se concentrer sur autre chose que là où il met les pieds dans sa course. Ce n’est vraiment pas le moment de trébucher. Il est surpris quand son pied s’enfonce dans un nid de poule, ravale un cri de douleur. L’air brûle dans sa gorge, il n’eux peux plus.
Just ne s’arrête pas.

Tout près de son oreille, il reconnaît la voix de Love qui chuchote. Pourtant, ce n’est pas lui qu’elle appelle :

Naaaaaaastyyyyyyy.....

Il ne sait pas ce que c’est mais il refuse de croire que ça puisse être Love. Il ne peut pas concevoir qu’un être humain puisse devenir la chose qui les traque. Et de toute façon, Love ne se fatiguerait jamais à les courser comme ça.

Seulement, la voix de distord jusqu’à devenir méconnaissable, jusqu’à devenir quelqu’un d’autre.

Tuuuuuuuuuuuuufty....

Cet appel-là lui fait l’effet d’une douche froide. Sur le coup, il manque de trébucher. Non c’est pas possible. Pas cette voix-là. Pas ici. Pas maintenant.

Just n’arrive plus à réfléchir. Tout ce qui compte, c’est de mettre autant de distance possible entre lui et ces choses. Il n’a même pas l’idée de courir en zigzag ou d’emprunter un détour. Tout ce qu’il veut c’est courir et ne pas tomber. Oui, surtout ne pas tomber.

— LÀ !

Quand Nasty lui tire le bras dans une autre direction il manque de déraper sur le sol glissant. Pour un peu, il l’avait presque oubliée. Mais elle a un plan alors il suit sans poser de questions.

La fille l’entraine vers la crevasse d’une paroi rocheuse. L’entrée est étroite mais ils forcent le passage quitte à s’entailler la chair et les fringues sur la paroi anguleuse. A l’intérieur, ils sont si serrés qu’ils peuvent à peine bouger. Just cherche une position plus stable pour ne pas perdre l’équilibre mais c’est en pure perte. Finalement, c’est Nasty qui le retient comme si elle avait deviné ses pensées.

Ils attendent.

Les pas se rapprochent mais ils se font irréguliers puis hasardeux. Just sent un vague soulagement l’envahir quand il comprend : la chose a beau sentir qu’ils ne sont pas loin, elle ne sait pas où ils se trouvent. Il n’y a plus qu’à espérer qu’elle se lasse d’eux.

Mais les appels reprennent comme un mugissement dans le vent :

Naaaastyyyyy.... Pourquoiiiii ?! Pourquoiiiiiiiiiii ? Si tu avais tué Pit, comme tu te l'étais promis, il ne m'aurait pas mise en cloOOOoooque.... Et je ne serais pas moOOOOorte...

Justice arrive à faire le lien entre Pit et l’histoire que lui a raconté Apache. Mais pour le reste, il est pris de court. Le sentinelle reporte son regard sur Nasty, il guette une réaction coupable qui lui indiquerait si c’est bien la vérité. Le Panda est en pleine crise, des larmes noires roulent sur ses joues.

S’il n’était pas certain d’être sur le point de péter les plombs lui aussi, il aurait sûrement essayé de la faire taire. Avec ses gémissements, elle risque de les faire repérer. Seulement, il entend la voix de son frère et il sent qu’il n’est pas loin de perdre pieds lui aussi.

Tuuuuuufty.... Pourquoiiii ?! Pourquoi ne m'as-tu pas sauvééééééééééé des marinettes.... Pourquoiiiiiiiiiiiiii ?! Petit frèèèèèèère........

Ça le saisit à la gorge et très vite, il étouffe. Il a l’impression de respirer à travers un drap humide. Le souvenir de son frère lui a toujours laissé un goût amer dans la bouche et une envie de se foutre en l’air. Pourtant cette fois, il sent que c’est quelque chose de différent.

Pourquoiiii tu m’as laissé creveeeeeer…. ?!

Le murmure se change en une plainte déchirante, un sanglot hystérique qui lui serre lui arrache un frisson. Justice ferme les yeux, serre les dents pour essayer de se détacher de cette horrible sensation.

Ce n’est pas réel.

Cette chose n’est pas Love. Cette chose n’est pas son frère. Il le sait pourtant alors pourquoi il se laisse complètement intimider comme ça ? De toute évidence, quoi que ce soit, ça veut les mettre dans cet état.

Soudain, il entend un pas. Le premier depuis longtemps. Mais cette fois, ça vient d’au-dessus. Just glisse un regard vers l’entrée, il voit des doigts se refermer sur les bords de la crevasse comme pour tenter de les élargir.

Les voix retentissent une nouvelle fois, elles se mélangent pour former une cacophonie insupportable qui lui vrille les tympans. Elles sont des centaines à supplier, gémir et crier. Des voix d’hommes, de femmes, d’enfants.
C’est insupportable.

Elle veut qu’ils aient peur.
Mais même ça, elle ne l’aura pas.

Justice saisit le visage de Nasty entre ses mains pour l’obliger à lui faire face.

— Nasty, regarde moi ! C’est pas réel ! C’est pas eux ! Une saloperie d'imitation !

Les parfois de la grotte semblent trembler autour deux. Six doigt se mettent à racler la pierre tout près d’eux.

— N’ai pas peur. Sois en colère !

C’est ce qu’il ressent. Furieux d’être acculé, de peut-être mourir ici collé à une fille en train de se pisser dessus. Furieux de mourir en plein parcours pour entretenir les espoirs d’un pauvre crétin qui veut pas faire son deuil d’une petite brute agressive. Furieux de rester là sans rien faire. Il n’est pas question de mourir comme ça. Il le refuse tout net. Et dans sa bravade, il se surprend même à sourire :

— Putain Nasty, ça devrait pas être si difficile…

Les tremblements m'agitent, parkinsoniens. Je claque des dents à m'en mordre la langue. Saveur ferrugineuse du sang qui s'invite sur les papilles. Gout étranger. Je sers les poings, convulsivement, sur cette chemise déchirée. Des lambeaux. On finira en lambeaux. C'est tout ce que je mérite. Je suis faible, lâche et futile. La Fosse a gagné. Love y patauge avec Pit. Pour toujours. Toujours !
Inutile.

J'ai peur.

Inutile.

Maman avait raison...

Le décors vibre, s'électrise. Tout s'effrite comme un putain de château de sable. C’est tout ce qu'on est : de la silice friable, du verre en devenir, cassable.
Brisé.
Oubliable.
On oubliera. Nous, les petits riens du Roi.
Ce sera comme si on avaient jamais existé.
On va crever avant de vraiment vivre.

On va crever.

- Nasty, regarde moi !

Deux pognes brutales, rugueuses, chauffées à blanc. Un point d'ancrage dans le néant. A travers la buée de mes larmes, je distingue la gueule de Justice.

- C’est pas réel ! C’est pas eux !
- ... Quoi ?! glapissement fracassé dans une gorge qui s'enroue.
- Une saloperie d'imitation !

Quelque chose s'allume en moi. Une petite flamme dans une obscurité vorace, fragile prête être gober...

- N’ai pas peur. Sois en colère !

...Mais tenace.

Je prends conscience que je m'agrippe aux poignets du cowboy, mes ongles s'enfoncent dans le derme. Pour rien au monde je ne veux qu'il me lâche. Avant même de le verbaliser, mon corps l'a su. Je papillonne des paupières, paumée.

- Putain Nasty, ça devrait pas être si difficile…

De la colère.

Ma lèvre tremble, ma mâchoire se contracte.
Le sourire de Justice imprime en moi une violence larvée.
En dormance...

Oui, je suis en colère.

Je suis furieuse contre Pit, furieuse qu'il ait abusé de Love, qu'il l'ai réduite à un simple vagin alors qu'elle est tellement plus qu'une courtisane de pavé. Je fulmine contre Love qui malgré mes avertissements, malgré mes craintes, ne m'a jamais écoutée. Je lui en veux d'être toujours revenue dans ses bras telle une brebis docile. TOUJOURS, MERDE ! J'ai la haine qu'elle l'ai invariablement choisi lui ! POURQUOI LUI ?! Qu'est-ce qu'il a de plus que moi à part une pauvre paire de burnes ramollies et quelques carrés de tissus ?!  C’est les manteaux de peaux qui te faisaient mouiller ? C’est pas du vison, abrutie ! Pour lui, comme pour les autres, tu resteras une salope, pour moi tu es une écharde dans le coeur ! Moi, j'aurais su prendre soin de toi !

Mais personne ne me choisit.

Pourquoi personne ne me choisit ?!
Allez tous vous faire foutre !
Love et son Pit, Apache et sa Her, Wrath et ses Orbleux ! Même pas bonne à se faire sauter par Lace les jours de beuveries. BANDE DE CONNARDS BIGLEUX ! Vous me foutez la gerbe! LA GERBE !  Moi, j'pourrais vous donner ma vie - MA VIE, putain !
Pour quel résultat ?
Vous ne m'aimerez pas plus, vous m'oublierez, comme cette saloperie de tyran en culotte courte qui fait la sieste pendant qu'on se crève dans la neige et les marais. Putain Pan ! Putain d'île! PUTAIN !

J'AI LA RAGE.

Le hurlement retentit, puissant, presque inhumain, extirpé du plus profond des mes boyaux. La symphonie de toutes mes frustrations synthétisée en un cri. Ma petite baudruche de fureur qui ne s'évacue plus par le verre. Lorsque je m'arrête, c'est vidée de tout souffle. Le silence s'abat sur nous comme une chape de plomb. Irréel. Il n' y a plus rien. Plus rien du tout.

Juste deux enfant meurtris qui grelottent l'un contre l'autre.

Les traits de Nasty se durcissent et aussitôt le chaos qui la cacophonie qui les enveloppe prend de telles proportions que Just rentre la tête dans les épaules et ferme les yeux. Il a l’impression que sa tête va finir par se fendre en deux. Quelque chose de tranchant comme un griffe lui frôle la joue.

Puis, le silence.

Quand il ouvre les yeux, le sentinelle tourne immédiatement son regard vers l’entrée de la grotte. Il n’y a plus rien. Tout est redevenu si calme qu’il se demande s’il n’est pas juste devenu sourd. Mais non, il entend Nasty respirer à côté. Il entend, ils sont vivants et c’est fini.

Le soulagement qui l’envahit est tel que ses épaules s’affaissent et qu’il s’écroule presque sur Nasty. Son front vient se poser sur son épaule et il soupire.
Ça a marché. Il n’avait aucun plan mais ça a marché. Qu’on le laisse souffler maintenant, au moins une minute.

— Merci.

Ça lui fait bizarre de dire alors qu’il ne sait pas exactement pourquoi il la remercie. Pour leur avoir trouvé une cachette ? Pour avoir écouté son conseil ? Just n’en est pas certain mais sur le coup ça lui parait nécessaire.

Quand il se redresse enfin, il lâche un grognement de douleur alors qu’une pierre lui érafle l’épaule. Pour lui c’est le signe évident qu’ils sont restés enfermés ici bien trop longtemps.

— On sort ? Il suggère.

C’est plus facile de renter que de sortir. A plusieurs reprises, il se cogne contre un angle ou contre Nasty. Il lui arrive même de finir bloqués alors qu’ils tentent de sortir en même temps. Mais après quelques tentatives, il finit par se faufiler hors de la grotte et l’air humide et lourd du marais l’accueille.

Que c’est bon d’être en vie.

Il contemple le paysage et son cerveau embrumé par la fatigue lui rappelle qu’ils sont partis chercher des disparus. Seulement là, il n’a pas envie de reprendre les recherches. En tout cas, pas immédiatement. En plus sa chemise est en miette, c’est un coup à tomber malade.

Just finit par s’asseoir sur le sol meuble, les jambes étendues devant lui. Il glisse une main nerveuse dans sa poche et tire un briquet. Il aurait envie de fumer.
Pourtant c’est pas trop son truc. Apache aime bien ça, lui. Et comme à chaque fois, le punk finit par demander du feu autour de lui, Just a pris l’habitude de garder un briquet avec lui.

Un briquet mais pas de clopes.
Cette vie de frustré, quoi.

— T’aurais… une clope ? Il se retrouve à demander un peu maladroitement.

Une clope, un pétard, une bouteille de vodka. N’importe quoi. Mais un truc qui réchauffe, un truc nocif, déconseillé par les soigneurs mais qui fait son taff comme il faut.

Le silence.
Le vide.
Et puis la conscience de mes poumons englués dans l'apnée. Je me remets à respirer, lentement, comme si je n'étais pas tout à fait sure d'en avoir le droit. Je déglutis péniblement : j'ai mal à la gorge.

- Merci.

Merci ?
Je me rappelle qu'il est là, lui, le cowboy. Je prends la mesure de sa présence concrète quand il s'écrase contre mon épaule. Frisson léger. Je bats des cils en peinant à comprendre. J'ai chaud dans le ventre.
Merci ?

Mais j'ai rien fait...

Je sais pas pour quoi, je lui tapote son crâne plein de cheveux. Comme pour lui rendre son geste rassurant de tout à l'heure, mais en plus maladroit. L’acte parle plus que les mots.

- On sort ?
- ... Ué, que je répond d'un timbre cassé.

J'ai cru qu'il le proposerait jamais et qu'on crèverait de claustrophobie ici. L'envie pressante de voir le ciel génère une vague pointe de panique. Justice et moi, on s'emmêle les guibolles pour sortir. C’est franchement à ce demander comment on a pu s'immiscer dans cette craquelure sans finir en steaks.
N'empêche, on est salement lardés, lui comme moi.

Le marais est redevenu fétide et calme. La Main s'étale le cul dans la fange. Je réalise que moi aussi, mes genoux jouent des castagnettes. Je me laisse tomber à côté de lui, jambes tendues, pieds mollement rentrés vers l’intérieur.

Putain de journée.

- T’aurais… une clope ?

Je pivote lentement vers mon acolyte. Mon regard chute sur son briquet. J'ai un drôle de sourire qui se dessine. Celui qui ne s'encombre pas de mensonge et de méchancetés, celui qui, dépouillé de ses oripeaux par l'épuisement, résonne comme une vérité toute crue.
Apache est un peu là avec nous, pas vrai ?
Je farfouille gauchement dans mes sacoches pour trouver mon paquet de cigarettes. Il ne m'en reste pas beaucoup. J'économise les mégots pour les refumer plus tard, le plus souvent. Je lui en colle un entre les lèvres, puis, lui prenant délicatement le zipo des mains, je lui allume.

J'ai un petit rire con qui fait du bien à l'âme

- 'dirait une vieille pub pour Malboro...

Sans réfléchir, je lui essuie le rouge qui lui saignote d'une coupure sur la joue, d'un revers de pouce, comme ça. Caresse hésitante. Puis je reste là, bras ballants, à le regarder fumer. Poupée de chiffon sans force.

Mais pas sans volonté.

Je glisse ma main dans la sienne. Elle est chaude, moite et toute glacée en même temps. Bizarre sensation d'un autre que soi. Réconfort du corps étranger.

- On rentre ? que je suggère à mon tour.

Rentrons, Just, s'teplait.
On a assez cherché les morts pour aujourd'hui.

Nasty s’est laissée choir à son côté mais il ne l’avait pas remarquée. La question lui arrache un sourire qu’il ne s’explique pas. Comme elle fouille dans ses poches, il grimace à la perspective qu’elle n’ait rien sur elle. Finalement, la fille tire une clope d’un paquet. Il salue le geste d’un bref sourire. Au point où il en est, mieux vaut se réjouir de toutes les victoires, mêmes des plus minables. C’est Nasty qui lui glisse la clope dans le bec et qui l’allume à l’aide de son briquet.

— 'dirait une vieille pub pour Malboro...

Il n’a pas la référence mais il devine que c’est une marque de cigarette. Le mot a une consonance accrocheuse toute commerciale.

Just inspire la bonne fumée toxique, détourne la tête pour l’expirer entièrement. Même après tout ce temps, ça lui arrache une petite quinte de toux.

Il tressaute quand il sent quelque chose lui toucher la joue. Il tourne la tête. C’est Nasty. Bien sûr, il n’y a qu’eux ici. Il sent le picotement d’une plaie toute fraiche sous son pouce. Sur le coup, il ne sait pas trop comment réagir face à ce geste. Il a passé l’âge de se faire consoler comme un gamin terrifié. Et pourtant, il se surprend à fermer les yeux, à respirer lentement. Il faut croire que ça marche.

La main de Nasty se glisse dans la sienne. Machinalement, il la resserre un peu.

— On rentre ?

Just rouvre les yeux. Ça l’embête de devoir se remettre à réfléchir, à prendre des décisions. Pourtant, il le faut bien.

S’ils rentrent aussi tôt, Apache risque de ne pas apprécier. Ils n’ont pas fini de fouiller la zone. Il faudra bien que quelqu’un s’en charge. Eux ou quelqu’un d’autre. Seulement vu leur état physique comme psychologique, ce serait dangereux de s’enfoncer d’avantage dans terrain hostile.
Désolé Apache. C’est une question de bon sens.

— On rentre.

Le sentinelle saisit la clope, la fait tourner entre ses doigts. Il remet son couvre-chef en place et saute sur ses jambes avec un dynamisme parfaitement feint. Il tend la main à Nasty pour l’aider à se lever et ils sont partis.