Elle s'était vite faite à sa vie dans la fumerie.
Toutes les tâches qu'on lui accordait étaient basiques, dans ses cordes. Ranger les choses à leur place, nettoyer après le passage des clients. Récurer, frotter, vaisselle, lessive, carreaux, tapis. Relayer un message de Moriko aux employés, ou d'un employé à Moriko. Évidement, certains, à la fumerie, étaient au courant de sa présence sans qu'elle semble les perturber. Elle était méfiante au départ mais avait fini par se relâcher. Moriko était une présence discrète, mais rassurante. Elle veillait sur elle et supervisait ses tâches, quand elle avait le temps. Elle lui avait donné un faux nom, et un masque, pour cacher son identité aux clients. Shark était une adepte du minimalisme : le décor chargé de l'endroit avait tout pour lui déplaire. Mais elle avait fini par s'y sentir (presque) à l'aise. Certes il était fréquenté par des pirates et des prostituées, mais elle avait aussi rencontré des « gens très bien ».
Mais les clients finissaient par partir, rentrer chez eux ou sur le navire, et désœuvrée, elle devait passer ses soirées avec ceux qui restaient. Moriko, les employés.

Et Kâduin.

Au départ quand la tenancière l'avait mentionné, Shark avait pensé à un chien. Elle avait bien vite découvert que Kâduin était une chimère de fer d'un mètre trente, soit pas très loin de sa taille à elle. Et pire, il luisait. Et pire, il parlait. Et pire, pire encore, son odeur était insoutenable.

Shark n'était pas douée avec les animaux. En fait, elle en avait un peu peur. Et quand Shark avait peur, Shark était agressive. Ça se sentait. Ça lui avait valu de multiples griffures, morsures et une attitude généralement méfiante qu'elle leur rendait bien. Il lui était plus facile de dire qu'elle détestait les animaux, plutôt que d'avouer la vérité : les animaux ne l'aimaient pas.
Elle aurait pu passer son séjour en ignorant complètement la chimère, mais cette résolution se retrouva compromise lorsqu'on lui demanda de donner un bain à Kâduin, je te prie.

Donc elle allait donner un bain à Kâduin.

Moriko l'avait laissée avec de vagues instructions avant d'aller s'occuper de trucs importants dont elle n'avait pas connaissance. Moriko avait souvent à s'occuper de trucs importants. Grimace. Elle tourna le dos à la porte qui venait de se fermer et examina la pièce. Tout aussi surchargée que le reste de la fumerie, c'était une sorte de salle de bain. Elle prit bien soin de ne pas trop respirer en passant à côté de Kâduin pendant qu'elle traversait la pièce. La situation était vraiment grave.
Elle remplit à moitié d'eau une grande bassine dans laquelle la chimère pourrait rentrer. Elle examina son matériel. Brosses, savons, ciseaux, et des produits odorants et colorés qu'elle ne connaissait pas. En plus d'une bonniche, on la prenait pour une toiletteuse canine.
Elle se tourna vers Kâd, l'air pas très sûre d'elle. Elle ne savait pas comment s'adresser à lui. Comme à un animal ? Un enfant ? Une personne normale ? Il parlait, après tout. Elle désigna la bassine.

« Je te laisse rentrer dans l'eau. »

Libre et mais avec des attaches où revenir souvent ou quelques fois, la Chimère errait toujours un peu par le monde de Neverland, mais revenait toujours. Restant plus longtemps, restant moins longtemps. Disparaissant puis réapparaissant. Comme un chat peut-être. Kâduin n’oubliait pas qu’il se sentait bien à l’Amanite Viride avec Moriko. Elle s’occupait bien de lui. Il avait pris des forces depuis, il perdait souvent la chair qu’il gagnait. Comme une chose ancrée en lui, il ne pouvait pas se défaire de la faim qu’il traduisait en pensant qu’il s’agissait de tristesse.

Le Nécrophage puait, mais sentait moins le fer, la mort, lorsqu’il était au Port. Parce qu’il ne dormait pas à côté de cadavres pourrissants. Mais en ce jour-là, l’animal revenait de ses escapades, quelques macchabés avaient nourri la gueule de la bête cherchant désespérément les battements de leur cœur.

Une aura, une odeur forte l’englobait, il fallait sûrement le laver. Avec de l’eau et moult savons sans doute.

Parmi le poil long et pelucheux, les os se révèleraient sous les doigts de celle ou celui qui se chargera de laver ce nid à mauvaise odeur. Kâduin avait même probablement quelques asticots qui voyageaient dans sa fourrure pourtant douce si elle était traitée. La fautes à ses fréquentations peu vivantes.

Alors le chacal de fer attendait dans cette salle de bain, face à cette bassine qui contenait de l’eau. Il n’aimait pas l’eau. Même dans ce peu, il pensait qu’il coulerait et serait rongé par ce liquide limpide.

L’animal observait donc parfois plutôt l’enfant qui semblait devoir se charger de lui, elle était parfois là ces temps-ci. Mais il n’avait pas pu encore écouter spécifiquement les battements de cette nouvelle arrivante. C’était un peu comme si elle avait toujours été comme un fantôme. Là mais pas là aussi.

À plusieurs reprises, l’animal se gratta de la patte arrière. Allant jusqu’à se mordiller pour dénicher la source de ses picotements, sans doute des asticots bien enfuis. Mais quand il sentit que la jeune fillette s’était tournée vers lui, les oreilles se dirigèrent les premières vers elle. La tête suivit ensuite. L’air de rien. Puis la sentence tomba. Les oreilles se baissèrent un peu. Il avança doucement, observant l’eau qui se trouvait maintenant juste sous son museau. Un regard à Shark, puis à nouveau à l’eau. Il se gratta encore, puis se finit enfin par entrer. Il avait tout l’air de ne pas être à l’aise. Les pattes de devant, s’en suivit celles de derrière. Avec la grâce d’une baleine sur la terre ferme.

L’eau se tinta déjà des poussières de terre séchée qui habitaient le pelage de l’animal. La Chimère de fer bougeait un peu dans tous les sens, avant de finalement trouver une position où elle s’immobilisa. La tête posée sur le bord de la bassine, les pattes de devant agrippée à ce même bord.

- Kâduin n’aime pas l’eau, elle dévore le fer et le fait couler. Tu promets que le fer ne va pas être rongé ?

Le Nécrophage se souciait réellement de l’eau, même s’il était sous la surveillance de quelqu’un. Il devait faire confiance, et il ne connaissait pas encore très bien Shark.

Sur ses mots, le chacal s’était immobilisé.

Elle était un peu en apnée. Kâduin sentait la mort ; littéralement. Un mélange de fer et de sang et de trucs pourris. Des poubelles laissées au soleil devant un immeuble. Des oiseaux morts depuis un mois ou deux. Un chasseur en pleine canicule. Shark ne manquait pas de références. A sa dernière inspiration, elle avait failli restituer son petit déjeuner sur la moquette. Elle se contenait alors de respirer par la bouche de temps en temps.
Elle regarda la chimère entrer dans l'eau avec la grâce d'un hippopotame. Kâduin semblait si décalé dans ce décor faste et luxueux, mal à l'aise, à ne pas savoir quoi faire de ses pattes. Comme elle, en fait.

Elle haussa les épaules à la question de Kâduin. Ça lui faisait vraiment bizarre de l'entendre parler. C'était un animal !

« Y a même pas cinquante centimètres d'eau. Tu vas pas couler. » mais la question de la rouille lui posa une vraie colle. « Si on te sèche bien l'eau aura pas le temps de toucher le métal. »

Elle s'approcha finalement du bassin, pas très enthousiaste. Elle ne savait pas par quoi commencer : laver la chimère lui semblait une mission impossible. Pour gagner du temps elle examina tous les produits alignés dans des petits flacons sur une étagère. Beaucoup de couleurs et d'étiquettes incompréhensibles, beaucoup de choses pour rien. Qui avait besoin de cinq après-shampoings différents ? Pas elle. Elle se lavait les cheveux avec le même savon qu'elle utilisait pour le reste du corps. Le monde de Moriko était pour elle un des plus grands mystères de l'existence.
Elle déboucha plusieurs flacons pour les renifler. Crut reconnaître une odeur lourde comme celle du shampoing de Moriko, grimaça et reposa le flacon. Pas moyen que la bestiole soit assortie à sa maîtresse.
Puis à court de trucs à tester, elle finit par se tourner vers Kâduin et soupirer.

« Ça va le faire », marmonna-t-elle, plus pour elle-même que pour lui.

Elle approcha ses mains, les posa sur la fourrure de la chimère. C'était étonnamment doux, un peu sec, mais chaud. Elle pouvait sentir la maigreur de la chair en dessous. Elle commença à frotter doucement avec ses mains, en rajoutant de l'eau sur le poil. Ce n'était pas aussi terrible qu'elle l'avait imaginé. Elle avait même pris l'habitude de respirer par la bouche et-

Elle toucha quelque chose.
Fronça les sourcils.
Tenta de le retirer du poil, le vit à la lumière.
Et se mit à hurler.

Shark recula de deux pas de façon bien trop exagéré. Quelques asticots grouillaient maintenant par terre. Elle se plaqua les mains sur la bouche, l'air coupable. Elle avait hurlé. Elle allait rameuter toute la fumerie à cause d'une poignée d'asticots. Elle aurait dû s'y attendre pourtant. Mais s'y attendre ne rendait pas la chose moins immonde.
Elle se rapprocha de nouveau timidement. Sépara en deux parties la fourrure de Kâduin pour révéler de nouveaux vers. Ça grouillait.

« Kâduin, qu'est-ce que c'est que ça ? »

Elle était à la fois dégoûtée et fâchée, sur le ton d'une mère qui gronde un enfant.

Finalement, ça allait plutôt bien. La Créature se laissait faire, même si elle n’appréciait toujours pas la compagnie aquatique. Toujours un peu craintif, il se concentrait sur l’écoute des battements de cœur qui se trouvaient à proximité. Ceux de Shark en l’occurrence.

Mais soudainement, son poil se hérissa au cri de la fillette. Tournant la tête dans sa direction. Que se passait-il ? Pourquoi un cri ?

Kâduin observait l’enfant, puis le sol. Les étranges chairs vivantes qui l’accompagnaient parfois lorsqu’il restait aux côtés des morts. Croyant encore qu’ils se réveilleront et partageront leur cœur avec lui.

Perdu dans sa grande observation de ces petits êtres, il releva rapidement le regard bleu brillant sur Shark. Il percevait le ton, ce ton qui grondait sans vouloir de mal. Mais faisait tout de même remarquer un mécontentement, une faute, quelque chose en particulier. Bientôt, il comprit que le « ça » désignait les petites choses se tortillant au sol et sur lui. C’était mal ? Mauvais ? La Chimère ne savait pas réellement de quoi il était question, pourquoi prendre le ton grondant. Mais, cela résultait peut-être d’une bêtise.

Malgré cela, le Nécrophage avait l’impression de moins de crainte.

- Ce sont des petits êtres tortillant. Ils apparaissent sur les corps de ceux que Kâduin veille, mais jamais encore aucun de s’est réveillé.

Il dormait à côté des cadavres, tout contre eux.

- Quand Kâduin attend, et essaie d’entendre un battement. Mais Kâduin finit par manger le cœur.

Toujours comme agrippé à la bassine, il exprimait, il donnait réponse. Peut-être encore assez enfantin, le chacal géant devenait tout de même de plus en plus « éduqué ». Peut-être que bientôt il n’aurait plus besoin d’avoir peur de ne plus se souvenir de son nom.

- Ce n’est pas bien, ces êtres ?

« Des petits êtres tortillants ? » répéta Shark, consternée.

Kâduin la fixait avec de grands yeux comme un enfant qui ne comprend pas de quoi on l'accuse. Et de quoi l'accusait-elle au juste ?

« Des asticots ! »

Elle s’énervait.
Elle ne savait pas trop pourquoi elle s’énervait.
Enfin, si. En fait elle avait complètement honte du cri qu'elle avait poussé. Et c'est ça qui l’énervait. D'avoir eu aussi peur à cause de quelques larves. Enfin, « quelques ». Ça grouillait. C'était le genre de trucs qu'on voyait sur la fourrure d'un animal mort, habituellement. Ou au fond d'une poubelle, peut-être.

Elle écouta ce que Kâduin disait ensuite et comprit. Un espèce de frisson lui remonta le long du dos. Les corps de ceux que Kâduin veille. Manger le cœur. Nécrophage. La chimère mangeait des cadavres.
Ça expliquait tout d'un coup, l'odeur, le sang séché, les asticots. Shark ne savait pas très bien si elle devait être dégoûtée ou terrifiée, ou ni l'un ni l'autre. Kâduin ne semblait pas mesurer la portée de la chose. Peut-être que pour lui il s'agissait simplement de nourriture. Il ne semblait même pas comprendre la mort, d'après ce qu'il disait.
C'était assez d'innocence pour que Shark se calme et évite de lui hurler dessus.

- Ce n’est pas bien, ces êtres ?
- Non, ce n'est pas ….

Elle regarda de nouveau la fourrure grouillante de la chimère.

« C'est pas grave. Mais je vais te les enlever d'accord ? »

Elle se saisit d'un peigne et commença à le passer dans le long poil de la chimère. Des asticots restaient accrochés aux dents par dizaines, et elle agitait l'objet au dessus d'une plus petite bassine pour les faire tomber. En agissant vite, sans réfléchir, elle pouvait éviter de penser à quel point c'était dégueulasse. Elle avait quand même l'impression de devoir une explication à Kâduin.

« Ce sont des bêtes qui mangent les gens morts. C'est sale. C'est plein de maladies. Tu veux pas qu'ils te mangent toi aussi ? Bon ! »

Elle continua de passer le peigne un peu brutalement. Parfois les asticots tombaient tous seuls à cause de l'eau et flottaient dans la bassine. Shark devait y mettre les mains. Génial, pensa-t-elle. Au moins elle avait fini par s'habituer à respirer par la bouche.
Elle pensait silencieusement à cette histoire de cadavres.

« Quand il y a des vers sur quelqu'un c'est qu'il est déjà mort, tu comprends ? » elle dit plus doucement.

Puis elle se tourna vers l'étagère remplie de flacons et se sentit assez désespérée devant la quantité de produits. Elle ne savait pas quoi utiliser. Elle hésita.

« C'est quoi ton shampoing ? »

Comme si elle avait déjà oublié que Kâduin était un animal.

Le peigne s’engouffrait dans la fourrure grouillante de la Créature. Kâduin se laissait faire, toujours accroché comme il le pouvait à la bassine. Ses oreilles se dirigèrent dans la direction de Shark lorsque celle-ci entama des explications. Les êtres qui semblaient naître des morts étaient donc mauvais ? Ils allaient dévorer le Nécrophage petit à petit ? Les oreilles baissèrent un peu de déception. La Chimère pensait réellement que les asticots étaient là pour l’aider à réveiller le cœur qui le boudait. Celui des morts.

Parfois, les coups de peigne tiraient un peu trop, mais Kâduin ne bronchait pas. Il savait que son état n’avait rien de facile à remettre en place. Peut-être devrait-il arrêter de se coucher tout contre les cœurs boudeurs ? Désormais, d’autre cœurs battants s’occupaient de lui, et jamais encore un seul organe silencieux ne s’était réveillé jusqu’à présent.

Doucement, la phrase de la jeune fille fit relever un peu la tête de la Chimère de Fer. Ils étaient déjà morts. Mort ? C’était donc ça, leurs cœurs boudeurs ? Mais alors, pourquoi avoir besoin de rester vers eux ? Pourquoi Kâduin ressentait-il ce besoin de rester et d’attendre ? Il voulait manger les cœurs qui ne battaient plus, les cœurs silencieux. Pour les emmener avec lui. Pour qu’ils fassent encore partie du monde imaginaire.

Tandis que le Nécrophage émergeait de son petit univers, une question l’arracha à ses pensées.

Le shampoing.

Il avait un shampoing ? Sans doute.

- Kâduin ne sait pas, il ne voit pas. Mais Kâduin peut sentir pour se souvenir !

Il ne voyait pas bien, et sa vue semblait vaciller entre une forte myopie ou plus légère. Peut-être la fatigue changeait ça. Mais elle s’était améliorée, la vue, entre son état encore plus jeune que sa forme presqu’adulte.

Il voyait des taches de couleurs, et le Polaroid était presque net. Bien un peu vaporeux dans les détours.

Comme un peu inquiet par ce que Shark avait dit, concernant les morts, il voulu s’assurer d’une chose importante, une chose qui lui semblait vitale. Comme dans le désert, la première fois qu’un cœur s’était enfermé dans le silence à jamais.

- Les cœurs, Kâduin peut toujours les manger… ? C’est important, comme pour son Amie.

Son Amie, elle était un peu comme sa première mère.

Et pour réparer le cœur, il faut peut-être en avaler d’autres.

- Kâduin ne sait pas, il ne voit pas. Mais Kâduin peut sentir pour se souvenir !

C'était enfantin et plein de bonne volonté. Shark ne pouvait que se sentir attendrie au fond de son petit cœur d'acier. En plus, il était courageux. Il se laissait coiffer et tirer les poils sans broncher, agrippé aux rebords de la bassine. La sentinelle avait eu peur qu'il résiste un peu plus. Qu'il l'attaque même peut-être. Les animaux l'attaquaient parfois.
Kâduin n'en faisait rien.

Elle ne savait pas qu'il voyait mal. Sans broncher, elle tira de l'étagère plusieurs flacons qu'elle déboucha un par un pour que la chimère puisse les sentir.
Elle écouta sa question, fronça les sourcils sans comprendre d'abord.

« Ton amie ? Madame Yamanaka ? »

Ça lui semblait étrange, comme si une information lui manquait. La teneur de la phrase finit par percuter dans son cerveau.

« Tu … berk. Tu manges …. Oh, et puis, ça m'est égal. Tu peux bien les manger s'ils sont déjà morts. »

Elle se choqua elle-même.
Quelque part au fond d'elle-même, elle avait l'idée confuse qu'on ne devait rien faire aux morts. Ils étaient sacrés, on ne les laissait pas à pourrir et se faire manger par des charognards. Un cadavre jeté aux chiens, c'était le déshonneur, même dans la mort.
La vie au Grand Arbre changeait un peu les perspectives. On ne pouvait pas toujours enterrer les corps, ni même seulement les récupérer parfois. Peter s'occupait des cérémonies avec Ash sans témoin, lorsqu'il y en avait. Et puis elle n'avait jamais encore considéré la chose du point de vue du charognard. Alors l'un dans l'autre ….
Est-ce que c'était si grave ?

« Morts c'est quand ça ne bat pas », ajouta-t-elle d'un air peu sûr d'elle. « Tu euh... Ne manges pas de gens vivants, pas vrai ? »

Avec un peu de nervosité, elle finit de brosser le poil de la chimère. Elle était assez sûre que Moriko ne l'aurait pas laissée seule avec un fauve sanguinaire. Mais on était jamais trop prudent. A vrai dire Kâduin avait beau être immense, métallique et couvert de sang et de vers, il avait quelque chose de candide qui lui inspirait une certaine confiance. Peut-être même qu'elle le trouvait mignon.
Mignon, sérieusement ?

Elle termina de scruter le moindre centimètre carré de poils jusqu'à être certaine de ne plus y laisser d'asticot, et eut un petit mouvement de recul satisfait. Comme ça, Kâduin était ébouriffé et un peu ridicule, mais il y avait une nette amélioration.
Elle s'approcha de nouveau pour commencer à l'asperger d'eau. Puis elle déboucha un des flacons de shampoing, un truc à l'odeur assez douce, pour recouvrir sa fourrure généreusement.
Si elle avait su qu'elle se reconvertirait dans le toilettage canin …

Les flacons, l’animal les observa, les sentit, et en pointa un de la truffe. Ça semblait être ça. Il n’en était pas totalement sûr, mais au fond, tant qu’il ne piquait pas quelque chose de précieux ça lui convenait.

Son Amie, Kâduin ne répondit pas à la question. Il ne savait pas réellement comment répondre.

Son Amie, c’était un peu sa mère. C’était sa mère. Mais Moriko était maintenant un peu comme ça aussi, mais elle n’a pas aussi cette odeur de fer que son Amie avait.

Il n’avait fait qu’un mouvement de négation comme réponse.

La Chimère osa enfoncer ensuite le bout de son museau dans l’eau, il fit quelques bulles qui le firent sursauter brusquement. Puis il tourna rapidement les oreilles vers le Polaroid, puis finalement, il retenta l’expérience des bulles. Il éternua lorsque de l’eau s’infiltra dans ses naseaux. Ce qui le força à retrouver une solide attache aux bords de la bassine.

Il se laissait faire, même s’il sentait ses poils tirer la peau.

La Chimère de fer retourna toute son attention sur Shark lorsqu’elle parla de « mort » et de « bat pas ». Il n’était pas sûr de saisir, mais le Nécrophage passa outre. Ne s’en souciant que très peu. Puis, autre chose, une question qui fit les iris bleutées se pointer sur la jeune fille.

- Kâduin ne mange pas les cœurs battants, sinon Kâduin ne les entendra plus.

Cela sonnait comme une évidence.

L’animal devait ressembler à une boule de poil, bien odorante, du moins, mieux que d’habitude.

La Chimère ferma très fort ses yeux lorsqu’il fut le moment de l’asperger d’eau et de shampoing. Il faisait tout pour rester docile, pour s’accrocher à la bassine qui grinçait au contacte des griffes ferrailleuses canines du chacal loin de l’ordinaire.

- C’est quoi le nom qu’on t’a donné ?

Yeux fermés, exagérément fermés, les oreilles tout en bas, la tête rentrée dans les épaules. La bête avait une légère note d’impatience dans sa question. Il voulait ne pas penser au fait qu’il était dans de l’eau. Même s’il avait tenté de s’amuser avec un peu plus tôt. Le malaise revenait.

L’eau, même s’il n’y en avait pas beaucoup, c’était marrant dans un cadre « sécurisé ». Mais à petite dose.

Shark frottait avec énergie le poil de Kâduin jusqu’à ce qu’il mousse sous ses doigts. Une odeur plutôt douce flottait dans l’air, masquant finalement celle du fer. Sans les vers, la crasse et les nœuds, la fourrure de la chimère était douce et soyeuse. Bien plus que les cheveux de l’adolescente, elle le constata avec agacement. Peut-être était-il temps qu’elle les lave.
Elle hocha la tête à la réponse- cryptique- de Kâduin. Ce n’était pas qu’elle ne comprenait pas les mots, mais elle ne comprenait pas toutes les tournures et ces histoires de cœurs battants.

Elle finit par rincer l’animal avec le contenu d’une bassine plus petite. Ses poils lourds et mouillés se collaient à son étrange squelette de fer et tombaient devant ses yeux. C’était marrant. Shark répondit machinalement à la question suivante, qui était très facile.

« Azami. »

Ça voulait dire …. Enfin, c’était le nom d’une fleur. Shark n’avait pas retenu le mot en anglais.

« C’est Mo- Dame Yamanaka qui l’a trouvé. »

Elle fouilla un peu les étagères encore pour trouver une meilleure brosse, mais s’arrêta sur un nouveau flacon, contenant quelque chose de crémeux. L’étiquette indiquait que ça rendait les cheveux doux. Elle se demanda si c’était à Moriko, parce que la tenancière avait vraiment les cheveux hyper lisses et soyeux. Shark avait toujours pensé que c’était un truc d’asiatique (son meilleur point de comparaison étant Scar).

Elle n’avait pas trop envie de penser à son chef tout de suite, ou de se demander si elle était sentinelle ou traitre, à présent. Elle reposa le flacon immédiatement.

« A quoi ça te sert d’entendre les cœurs ? »

Pas une technique de chasse, s’il ne tuait pas.
Quelle compétence étrange.
Elle passa distraitement les doigts dans le poil mouillé de Kâduin.

« Tu peux entendre le mien par exemple ?»

L’animal se laissait faire, malgré l’éternel méfiance contre l’eau qui dévorait le fer. Enfin, là ce n’était pas le cas mais la Créature avait sans cesse cette constatation en tête. Il se laissait même tirer les poils à cause des nœuds qui y avaient trouvé refuge. Kâduin était de nature docile avec ceux qui partageait un peu les cœurs battants.

Malgré les yeux fortement fermés pour éviter d’avoir de l’eau dedans alors que l’adolescente le rinçait lourdement, il sentit le poids de sa fourrure lui coller à la peau. Il devait être encore plus maigre qu’il ne pouvait le paraitre au toucher.

Mais ce fut la réponse de l’humaine qui prit son attention. Moriko avait donc donné un nom à Azami. Elle n’en avait pas avant ? C’était triste, selon la chimère de fer.

Kâduin observait attentivement ce que faisait le Polaroid, se préparant à d’autres attaques de shampoing peut-être. Mais, mais, mais, ce fut une question qui se montra finalement. Une question très bizarre en fait. Le Nécrophage dû réfléchir un peu, c’était comme lui demander pourquoi les humains étaient sur deux pattes.

- Parce que comme ça, Kâduin peut aussi avoir un cœur qui bat.

C’était dit avec la plus grande logique possible. Kâduin n’entendait pas son propre cœur, et son esprit tout entier l’ignorait sans doute. Il faisait vibrer ses os en métal grâces aux battements des autres personnes et créatures.

Kâduin ressemblait probablement à une ombre allongée, sans volume. Ses poils lui permettaient de donner un air plus volumineux et plus protecteur du sable et du froid du désert. Même s’il n’y allait pas tout le temps.

Pour la seconde question, l’animal tourna les oreilles dans la direction d’Azami.

- Kâduin les entend, oui.

Réponse dont il était presque fier, comme s’il découvrait un nouveau trésor. Une nouvelle source de battements.

- Kâduin a besoin des battements des autres pour battre aussi.

Les autres qui n’étaient pas comme sa mère de pierre dans le désert, mais ceux qui étaient plutôt comme sa Mère.

« Ah bon ! »

Ça lui paraissait bizarre, comme réponse, mais elle ne posa pas plus de questions. Kâduin avait besoin d'entendre battre le cœur des gens pour vivre. Ou en tout cas, pour que son propre cœur batte. Sous prétexte de continuer à le laver, Shark passa ses mains sur la fourrure de la chimère, comme à la recherche d'un battement. A travers les os métalliques, c'était difficile de sentir quoi que ce soit.

« Mais ça veut dire que tout seul, tu meurs ? »

C'était absurde.
Kâduin n'était pas toujours en présence de quelqu'un, si ? Elle devait avouer ne pas très bien connaître l'emploi du temps du familier de Moriko.
Ça lui faisait quelque chose en tout cas de se dire qu'il pouvait entendre son cœur, à l'instant. Il pouvait savoir s'il battait vite ou lentement. C'était un genre de super-pouvoir, ça, au fond. Ça voulait dire qu'il pouvait détecter les changements d'émotions, les mensonges. Rien qu'à cette idée Shark sentait son coeur s'emballait : elle l'entendait pulser à ses oreilles.

Elle termina de rincer Kâduin, et s'éloigna pour chercher une serviette sèche. L'avantage de la fumerie, par rapport au Grand Arbre, c'était que tout était sec. Quatre murs et un toit, ça changeait beaucoup de choses. Elle posa la serviette sur le dos de la chimère et commença à frotter pour le sécher.

« C'est bon t'es tout propre maintenant. »

Elle tendit la main pour l'aider à sortir de la bassine, en ayant vu à quel point il galérait tout à l'heure.

La réaction de Azami était parfaitement logique. Kâduin n'y avait jamais réfléchit... seul, il mourrait... c'était sûrement pour cela qu'il avait une ouïe fine, pour entendre le moindre murmure d'un coeur. Juste pour entendre ce son qui ne lui fut pas accordé lorsqu'il naquît. L'enfant était apparu avant sa mère.

Sa mère à Kâduin avait un coeur qui battait au ralenti, qui perdait des forces de jours en jours. Mais aujourd'hui, alors qu'elle n'était plus, l'animal était sûr qu'elle demeurait à jamais dans sa cage thoracique. Que son coeur battait toujours. Comme ceux de tous ceux qui boudaient leurs battements. Et puis, Moriko et toutes les personnes au Port faisaient vibrer l'armature métallique de la chimère. Celle-ci ne ressentait jamais la solitude sur cette île. Sauf dans le fin fond du désert sans doute, où il a rencontré son Amie.

Séchage, le Nécrophage était secoué mais appréciait d'être enfin séché.

Puis, il entreprit de sortir de cette bassine emplie d'eau en cherchant l'appui de la main d'Azami.

Il fut heureux de retrouver le sol sec, il tourna un peu sur lui-même avant de venir frotter se tête contre le Polaroid. Il avait entendu juste avant le rythme plus rapide du coeur de la fille, sans doute elle voulait bien partager les battements. Du moins, dans l'esprit de la chimère de fer, c'en était ainsi.

- Kâduin entend de très loin, jamais il n'a pas eu de coeur battant. Sauf lorsqu'il était presqu'aveugle, au tout début. Le coeur de sa maman a commencé à battre bien après.

Il s'éloigna pour se secouer un peu, il avait le poil un brin plus volumineux.

- Kâduin est propre ! Merci Azami ! Kâduin essayera de rester comme ça un peu plus longtemps.

Il détestait toujours autant l'eau, et donc, il allait falloir éviter d'être trop sale sans doute.

Avec une patience qu'elle ne se connaissait pas, Shark aida Kâduin à sortir de la bassine, une patte après l'autre, dans le grincement de fer de son squelette.
Elle ne pensa même pas au carrelage qu'il inondait et qu'elle allait devoir éponger. Et le premier réflexe de l'animal en sortant de l'eau fut de se frotter à ses jambes, ce qui l'émut bien plus que ça devrait.
(Sans le vouloir maintenant elle prêtait trop d'attention à son rythme cardiaque elle comptait chaque battement et avait l'impression de l'entendre beaucoup plus fort).

- Kâduin est propre ! Merci Azami ! Kâduin essayera de rester comme ça un peu plus longtemps.

Une fois de plus l'enthousiasme de la chimère creva un petit peu la carapace de Shark. Ses lèvres se tordirent en un petit sourire alors qu'elle s'efforçait de garder un air sévère.

« Oui tu ferais mieux. Tes bains ne font plaisir à aucun de nous deux. »

Elle était soulagée que ce soit finie. Elle ressentait un peu la fatigue d'avoir frotté et brossé le poil rêche de Kâduin, et d'avoir dû supporter son poids de métal. Mais la séance n'avait pas été si désagréable au fond, et il lui faisait beaucoup moins peur, maintenant.
Ce n'était pas pire en tout cas que de nettoyer le vomi des clients de la fumerie.

Elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit en laissant échapper un volute de vapeur. « File ! » lança-t-elle à Kâduin ; et en le laissant passer, se pencha pour caresser une dernière fois son échine, son poil maintenant humide et soyeux.

hrp:

Kâduin n'avait plus la présence de ses compagnons les petits être frétillants. Cependant, il avait été choyé par Azami. C'était tout autant amusant, et puis il avait pu écouter le rythme du coeur de la petite humaine. Il aimait penser que son coeur pouvait battre à l'exacte moment que ceux qu'il entendait.

Il prit toutes les peines de l'Île à se ne pas mettre trop de bazar en s'en allant. Ne pas bousculer un meuble et en faire tomber le contenu.

La chimère se voulait respectueuse pour le travail du Polaroïd. Probablement le Nécrophage grandirait un peu et serait capable de se désigner correctement. Après tout, plus besoin de se rappeler encore et encore son nom. Maintenant, des gens connaissaient ce nom et l'appelait.

Ce nom que son Ami lui avait donné. Un nom aussi précieux que celui donné par une mère.

Même si les odeurs du shampoing et de fer mouillé se mêlaient, la sensation était bien plus agréable qu'au départ. C'est donc dans le bruit des petites griffes du canidé face au sol que l'animal s'en alla trottinant dans les couloirs. Tout heureux d'avoir pu écouter un nouveau coeur.

Des coeurs qui ne boudaient pas.

Un petit regard en arrière comme pour remercier une dernière fois, puis le Nécrophage disparu dans les ombres des pièces. Le poil tout beau, il ira sans doute se montrer tout fier à Moriko.