La Pluie tombe, gorge la Terre de vie. C'est tout ce que Loutre Sage veut savoir.
Elle détourne le regard lorsqu'elle entend les pleurs dans le bruit des gouttes tombant du ciel, la colère contenue dans les éclairs, les soupirs dans le vent.
L'Esprit Vent aussi se veut inconscient, seulement heureux de pouvoir glisser et ondoyer sur l'Île, dans les Nuages et autour de la Princesse.
Celle-ci demeure encore et toujours dans le Royaume des Cieux. Certains enfants ont chuchoté en la voyant rester pendant qu'ils repartaient, mais ils n'avaient rien dit, car c'était une peau-rouge, elle devait savoir ce qu'elle faisait.
Elle savait ce qu'elle désirait.
Alors chaque hippogriffe est doucement renvoyé, tout Nuajoli proposant son corps moelleux pour la porter jusqu'au sol est étreint à en oublier sa proposition.
Loutre Sage ne veut pas redescendre. Elle demeure tout là haut, dansant, riant, courant et plongeant dans la mer infinie et cotonneuse.
Au point de s'en oublier...
À cet instant, elle bondit au dessus d'un nuage et atterrit sur un autre en une longue roulade pleine de rires, son corps nu caressé par la douceur de royaume des nuages.

Elle ne rit plus. Allongée aux pieds de ce garçon qu'elle considère comme son frère, elle ne rit plus mais son sourire n'est pas mort. Pas encore. Car la joie de revoir ce garçon si cher à son coeur est bien plus grande que les mots qui lui a envoyé en pleine figure. Des mots qu'elle ne veut pas entendre. Alors elle ne les écoute pas. Et son rire revient.
Elle se redresse et surplombe Arrow, elle sourit et prend ses mains :

"Je suis si heureuse de te voir mon frère ! Viens avec moi, les nuages sont si doux, nous sommes si bien ici !"

Elle ne veut pas voir cet éclat dans son regard. La rigidité de son corps. Le froid de sa voix. Loutre Sage est aveugle et c'est elle même qui s'est mise ces oeillères.

Sa joie n'est pas encore entachée, car son frère a toujours été ainsi : raisonnable, sérieux. Et distant depuis la Nuit.. Mais il est là aujourd'hui, pour elle. Arrow est venue la chercher parce qu'il veut la voir de nouveau fouler la terre merveilleuse de l'Île...
Le voile se fendille.
Il est venu sur demande du Clan du Cerf. Par devoir pour la tribu. Devoir qu'elle doit assumer.
Arrow n'est pas venu pour elle. Comme tant d'autres fois.
Son sourire se meurt.
Mais ce n'est rien comparé à son coeur lorsque la mère tant aimée et regrettée est évoquée.
Son coeur de brise, les milles morceaux échouent aux pieds de ce garçon qu'elle considère toujours, malgré tout, comme son frère. Mais ce frère a enfoncé la lame de la vérité. La vérité qui meurtrit l'âme fragile tentant de s'abriter derrière des rires et des nuages. Arrow a toujours visé juste, mais à cet instant, la Huron a un goût de trahison sur la langue. Il a utilisé contre elle des mots qu'il sait meurtriers. Et il l'a fait à propos.
Ses mains glissent, lâchent celles du chasseur. Il n'a eu aucune pitié pour sa proie. Sa sœur. Elle ne sait même plus ce qu'elle est à ses yeux. Alors, elle lui demande. D'une petite voix, celle de quand il la portait encore et la laissait monter sur son dos. Celle du temps où il était son grand frère :

"Est-ce que tu m'aimes encore Arrow ?"

Elle a besoin de savoir l'Harmonie. Parce que l'amour de ce garçon est bien trop important. Il faut qu'elle sache.
Son visage a perdu toute joie, son regard brille désormais d'un tout autre sentiment.

Le masque dur et meurtrier de Arrow se fissure, laissant apparaître son cœur, enfoui bien trop profondément sous ses inquiétudes d'adulte.
Son coeur à elle se gonfle de soulagement ; elle peut encore atteindre l'âme de son frère. Tout n'est pas encore perdu.
Le voile retombe sur le visage du garçon, de même que sur le coeur de l'Harmonie. Une lueur d'espoir demeure malgré tout, car ce n'est qu'un voile et non pas le masque.
Un voile de tristesse qui ne manque pas d'emplir la Huron d'inquiétude. Et si ?...

"Je ne sais pas Loutre…"

Un bris de coeur, encore. Il restait des morceaux à casser. Et il continue, minutieusement, rien n'est épargné.
Un trou béant s'ouvre sous les pieds de Loutre Sage, elle se sent tomber, sombrer, alors que ce garçon qu'elle aimait, qu'elle aime, lui dit qu'il n'a pas la place dans son cœur pour elle. Ni pour lui.
Son amour. Elle n'y a plus le droit. Cet amour elle a grandi avec, il fait parti d'elle, est une base de ce qu'elle est, qui elle est. Loutre Sage s'est construite avec cet amour fraternel. Et désormais il ne peut plus le lui prodiguer.
Elle recule, l'âme sanguinolente et le coeur en miettes. Elle le regarde comme l'on regarde son meurtrier. Son propre frère.
Elle aimerait parler, hurler. À l'injustice, à l'horreur, à la trahison. Elle qui n'a jamais crié que de joie.
Seul le silence jaillit de son corps de femme. Mais en cet instant elle se sent enfant abandonnée.
Elle veut fuir, loin de ces mots qui tuent, de ce garçon qu'elle aime tant, du désespoir.
Alors, comme si il le sentait, Arrow entoure ses mains délicates des siennes ; avec la douceur de la peine.
Leurs regards se happent et la Huron y voit la même douleur qui agite son coeur. Tant de douleur, de confusion, de colère. Tout cela refoulé sous le voile, sous le masque, sous le contrôle et la dureté de la voix. En cet instant, elle est à fleur d'âme et l'Harmonie les voit, les ressent en parfait echo. Et elle ne veut pas redescendre là où c'est douloureux, difficile, triste et absurde. Elle veut se réfugier dans les bras de son frère, comme elle le faisait si souvent.
Et elle le fait, car elle est ainsi l'Harmonie, pleine et entière même dans sa peine.
Elle se blottit contre le corps presque homme de ce frère qu'elle sait perdu et qu'elle espère seulement pour un temps. Elle plonge le visage dans son cou et hume cette odeur si connue et apaisante.
Cette étreinte est pour elle, mais aussi pour lui. Parce que quoique l'on dise, la Princesse est sage. Ainsi, elle tente de communiquer son espoir, sa tendresse, son amour aussi, à ce garçon qui avance sur un chemin noir et tortueux. Peut-être cela sera une lueur sur sa route.

"Oui, rentrons." murmure-t-elle.

Et elle aimerait ajouter Ne m'oublie pas trop. Mais elle sait cela trop hasardeux ; et c'est un savoir douloureux. Mais c'est ainsi sur l'Île du Jamais.