- Si tu me donnes une description des Pirates qui t'ont capturée et de tes affaires, je pourrais m'arranger pour les récupérer, je pense. Je les rachèterais ou je les ferais voler, on verra. Mais tu les retrouveras.
- Moriko obtient toujours ce qu'elle veut.

La fierté d'Earl la fit sourire faiblement. Elle n'avait pas de mal à la croire. Moriko Yamanaka ne semblait pas être une femme à qui on peut refuser beaucoup de choses. Shark avait dans l'idée qu'il valait mieux être de son côté, et elle était effectivement rassurée. La femme ne sembla pas spécialement noter le compliment. Elle se contenta de hocher la tête en espérant avoir l'air redevable.

« Ils étaient cinq mais je pense que savoir lequel a tout emmené. Il avait une barbe et une cicatrice sur le bras, le gauche il me semble, et plutôt grand avec des dents, hm- » elle chercha ses mots une seconde. « -noires. Un tatouage là, une pieuvre. Sur le manche de son épée il y avait quelque chose de gravé- »

Elle se tut en se rendant compte que toutes ces informations commençaient à être inutiles. C'était rare qu'elle exprime ainsi l'étendue de sa terrible mémoire photographique.

« Il y en avait un autre blond et maigre avec un accent bizarre, et les autres je sais plus », dit-elle en préférant abréger. « Il y a une grande veste en cuir brune, un carnet à couverture noire et un polaroid. » Elle regarda brièvement Moriko comme pour juger de sa connaissance en technologie. « C'est un petit boitier noir avec un œil rond et une lanière. »

Elle ne précisa pas que la veste n'était pas à sa taille. Ni que le carnet était terminé et de toutes façons remplis de dessins idiots. Ni que le polaroid ne marchait pas. Elle ne mentionna pas la batterie de couteaux vidées de chacune de ses poches. Elle ne voulait pas ruiner ses chances de se faire aider par la tenancière.
Avec tout ça elle avait failli oublier Earl.

- Il faudra changer ses bandages régulièrement et ne pas lui faire faire d'efforts physiques trop intenses. Si jamais t'as besoin que je revienne...

Il s'adressait à Moriko et elle mit du temps à comprendre qu'il allait partir. Elle avait l'impression atroce d'avoir oublié quelque chose d'important, et s'en rendait compte bien trop tard. Maintenant, elle ne pouvait pas interrompre les adultes qui parlaient. Elle se mordit la lèvre. Earl finit par disparaître de la salle blanche avec ses affaires et sa bonne humeur, et la culpabilité lui rongea le ventre.
Elle ne se rappelait pas avoir dit un seul merci.
Ses joues la brûlaient maintenant qu'elle se rendait compte qu'elle avait l'air d'une terrible ingrate.

- Tu t'occuperas de ranger et nettoyer les salles que l'on t'attribuera. Éventuellement, tu pourras amener du thé à certains clients et t'occuper d'autres tâches, selon l'occasion.
- D'accord.

Son cœur rata un battement. La première partie était à sa portée. Elle ne savait juste pas comment elle était censée servir des clients. Peut-être que Moriko la déguiserait. Ferait en sorte qu'on ne la reconnaisse pas, en tout cas. Si jamais elle tombait sur un des pirates à qui elle avait échappé, hein ? La perspective lui faisait moins peur maintenant qu'elle avait la femme squelette de son côté. Elle aurait bien aimé voir quelqu'un lui tenir tête.

Elle se leva pour suivre l'adulte, encore un peu faible sur ses pieds mais se sentant globalement mieux. Ses yeux se reposèrent finalement lorsqu'elles quittèrent la salle blanche pour retrouver les grands couloirs tapissés aux couleurs chaudes. Elle suivit distraitement du regard les petites taches de sang séchées qu'elle avait semé. Puis finalement, prit une inspiration et leva la tête vers son hôte.

« Je l'ai pas encore dit mais … Merci. »

Elle fut surprise de voir que ce n'était pas si terrible à dire que ça.

- Ne me remercie pas. Grimace. Bien la peine qu'elle fasse des efforts. Je t'aide, tu m'aides. Ce n'est qu'un échange de bons procédés.

Elle hocha la tête. Admettons. Elle détestait l'idée d'avoir une dette : mais au final elle ne voulait pas le nier. Pourquoi Moriko essayait-elle de les placer sur un pied d'égalité ? Ce n'était pas le cas. L'adulte avait le dessus, quoiqu'elle en dise. Shark allait faire ce qu'elle disait. Et d'un claquement de doigts, elle pouvait la dénoncer, la chasser ou même la faire tuer elle-même. Par ses ninjas. Quoi ? Non, Shark ne pensait pas à des ninjas parce que Moriko était asiatique. Aucun rapport.
Bref, passé le pas de la salle blanche, ça n'avait plus rien d'un échange.

Elles montèrent un escalier, Shark trottinant presque pour garder le rythme, avant d'entrer dans un grand dressing. La sobriété de l'endroit reposa la perdue une seconde. Puis elle se tendit de nouveau quand Moriko se glissa derrière le paravent. D'accord, elle était cachée, mais c'était … pas convenable. Si ? Gênant en tout cas. Shark avait toujours l'impression d'être mille fois plus vulnérable sans ses vêtements (et c'était sans doute le cas vu l'épaisseur des couches qu'elle empilait). Malgré le paravent, elle regarda fixement ses pieds de peur de surprendre son hôte dans une situation gênante.
Peut-être était-ce un gage de confiance.

Derrière le paravent, Moriko prit la parole.

- Au Port, les enfants ne sont pas admis. C'est pour cela que ceux qui s'y trouvent sont soit tués, soit cachés.

Elle ne sourcilla pas. Jusqu'ici rien de nouveau.

- Lors des heures d'ouverture, tu porteras un masque. Mes employés, pour la plupart, sont d'anciens Enfants Bannis, ils ne te dénonceront pas. Par contre, mes clients ne doivent rien savoir.

Là par contre, Shark releva un peu la tête. Ce n'était pas surprenant au fond, que tant d'habitants du port soient d'anciens enfants perdus. Les pirates n'avaient pas beaucoup d'autres moyens de se renouveler autrement. Mais ça faisait quelque chose, quand même. De se dire qu'elle allait côtoyer des bannis. Shark était sentinelle. Les bannis c'était elle qui les sortait du cachot pour les attacher au poteau et les veiller toute la nuit. Et parfois même devoir les écouter, supplier et marchander, ou juste pleurer sans pouvoir bouger d'un muscle.
Oui ça faisait quelque chose.

- Je vais aussi te donner un nouveau nom, pour éviter que certains ne te reconnaissent. Ici, tu t'appelleras Azami. Cela te convient-il ?

Ouais évidement qu'elle allait lui filer un nom japonais qu'elle ne retiendrait jamais. Shark haussa les épaules. Ce n'était pas une proposition. Juste un fait poliment déguisé en question. Pas comme si elle allait se balader avec son nom de perdue au milieu de pirates.

« Très bien. »

Elle fixa Moriko, maintenant habillé dans une autre de ces robes de soie. Et même si pour elle, ça suffisait, elle se sentit obligée de rajouter cette nouvelle garantie.

« Je sais être discrète. »

Et ce qui manqua de franchir ses lèvres et qui se perdit dans un silence : je sais mentir. De bonnes années d'habitude.
Je suis tombée dans les escaliers.
Je me suis blessée en cuisinant.
J'ai glissé sur du carrelage.
Quelle maladresse.

Elle leva la tête fièrement vers Moriko.

« Par quoi vous voulez que je commence ? »