-J'ai peur Carne...

C’est naturel. Comment pourrait-il en être autrement ?
Tendrement -et aussi rassurant que possible- il pause la main sur ses bras accrochés à son cou.

- Ton esprit a oublié, mais ta chair s'en souvient. C’est l'endroit où tout à débuté. C’est "not' " grotte, Sangre.

Où j'ai tous mes regrets.
Ton tombeau et ma matrice.
Mort et Vie mêlées dans mon estomac.

Il entame la descente en franchissant le disque de pénombre. La bouche de la grotte les gobe tout entier. Au début, la suppression brutale de la lumière solaire rend aveugle. Puis, peu à peu, les yeux s'habituent à cette obscurité accueillante. Carne semble parfaitement maitriser son escalade. Il a foulé les parois de cette grotte un nombre incalculable, il en connait la moindre arrête, le plus petit dénivelé. Les aspérités de ces vieilles pierres n'ont plus aucun secret pour le pirate.
La température s'atténue, fraichit, devient même agréable. Au loin on entend les clapotis de l'eau et une forte odeur iodée chatouille les narines. Il y a, ça et là, des champignons phosphorescents qui éclaboussent les murs d'une lumière douce, veilleuses antédiluviennes, et à mesure qu'ils cheminent vers les entrailles de l'île, l'éclairage se fait plus régulier.
S'offre alors au regard émerveillé, des peintures rupestres d'une maladresse enfantine. En sollicitant ses rétines on décrypte des sirènes, une nuée de sirènes, de formes et de tailles différentes et, nageant parmi elles, leur arrachant la tête ou les seins, parfois, une forme humanoïde blanche, indistincte, tout en silhouette et en dents pointues. "Elle" ou plutôt "Il" a deux jambes. L'autre figure qui surnage c'est une femelle, rousse avec une tignasse d'une incroyable luxuriance. Elle accompagne la forme humanoïde partout, tel un spectre bienveillant. Les scènes de pêches et de massacres se succèdent dans ce style naïf surprenant. Et soudain la gorge s'élargit et laisse place à une vaste chambre dans la pierre érodée, de dimension respectable. Chaque paroi est peinte, là aussi, et l'entité à chevelure rouge y prend une place grandissante.

Mais jamais elle n'a de visage.

Ne subsiste parfois qu'une nuée de points rouges qui flottent sur son faciès absent.

Carne pose pied à terre.
Il y'a une petite nappe d'eau souterraine, une embouchure sur la mer vu les croutes de sel alentour. Et sur le sol humide, dans un recoin de pierre qui fait office d'autel primitif, il y'a une portée de tous petits lapins. Ils sont juchés dans la pailles avec un bol d'eau et des reliquats de nourriture : fruit et légumes pas trop pourris, algues, écorces, racines et herbe grasse quelque peu épargnée.

Le pirate leur jette un regard mauvais en déposant délicatement son "bagage".

- ¡ Cierre los ojos ! Largúese....

Il ignore lui même le sens de ce qu'il vient de proférer. C’est sorti du fond de ses tripes.

- Ne fais pas attention à eux, ordonne-t-il à Stealth. Tu as soif ?

D'un pas leste, il se dirige vers une jatte recouverte d'un couvercle en bois et avec un linge sur le dessus. A l'intérieur, gouttent des poissons visiblement péchés la veille. Carne étale le linge sur une pierre et y débite un poisson qu'il a sommairement écaillé, yeux compris. Le geste sur, il replie le linge et presse le tout au dessus d'un petit bol en bois. Un jus sanglant s'échappe du tissus humide et perle patiemment dans le récipient.

- On l'sait pas, mais les poissons sont gorgés d'eau douce. Même qu'les gros si tu leur écrase la moelle épinière, ça peut faire un suc délicieux, mieux qu'les cactus.

Il l'invite à boire la maigre récolte, attentif. Il la couvre du regard, guette la moindre de ses réactions. Peut importe l'angle sous lequel il la regarde, ça remue quelque chose en lui comme une anguille.

- Tu as faim, un peu ? Ou sommeil tout de suite ?

Carne observe Sangre avec une inquiétude croissante. Elle semble mal à l'aise, elle a perdu de ses couleurs et son air absent lui donne l'impression qu'elle est aspirée de l'intérieur par un trou noir vorace. Il doute soudain de la pertinence de ces choix.

Il n'aurait peut-être pas du l'emmener ici.

C'est pourtant le seul endroit à peu près épargné par la Canicule.
Cependant, c'est aussi un lieu chargé de souvenirs pénibles, de charognes, de haine, de désespérance. Un lieu de Mort.
Un ventre qui a faim.

- Chuis désolé...

Avec une douceur insoupçonnée, il s'approche et dégage son visage de quelques boucles en rideau qui masquent ses yeux pétrifiés. Il est accroupi, et sa tête roule au bout de son cou comme un drôle d'animal. Un animal penaud.

- J'ai pas pensé c'que ça pourrait te faire d'être ici. J'ai pas réfléchi. Forcément qu'tu voulais pas retourner là où j't'ai mangée.

Carne a une expression misérable qui rajeunit ses traits pointus. Presque enfantine.

- T'es fâchée ? Dis ?

Il se laisse glisser à coté d'elle, fesses au sol, dos contre la pierre, sans la quitter des yeux. Délicatement, il glisse ses grandes mains blanches sous ses aisselles et la fait glisser entre ses genoux pour l'y faire assoir.

- Dors, j'vais protéger ton sommeil.

Il lui caresse les cheveux tendrement. Il ne feint pas cet amour qui est le sien. Il est encré en lui depuis toujours. Depuis jamais. Aussi profond et organique qu'autrefois.

- J'veille sur toi. Promesse.... souffle-t-il. Promesse...

Cette fois-ci, la Sangrotte ne les digérera pas.