Eilis était plus consciencieuse que lui. Lui, il avait déjà fauté en oubliant de nommer la petite mère par son nom de code. Grenouille grimaça lorsque la Joueuse lui demanda de l'accompagner. Il sentait la crainte étouffer la voix de la fillette, et ne pouvait rien contre cela. Il n'était pas à l'aise dans son rôle de réconforteur. Déjà qu'il avait du mal à se rassurer lui.
Toutefois, la lente descente d'Eilis, maitrisée par les gestes précis de Grenouille – son ancien statut d'Artisan lui portait bien secours en cet instant – se passa sans encombre. Elle tomba délicatement de la branche, à la manière d'une feuille d'automne, d'une petite plume.
Dans les hauteurs, Grenouille perçut la voix d'Eilis, mais ne comprit pas ses mots. Il ne se risqua pas à lui demander de se répéter. C'était son tour, maintenant.

Comme personne ne s'occuperait de sa propre désescalade, le Funambule n'aurait d'autre choix que de se laisser prudemment glisser le long de la liane, à la seule de ses membres grêles. Croisant ses jambes et poussant sur ses bras, Grenouille consentit à abandonner la branche, crispant ses orteils et ses dents sous l'effort qu'il produisait pour se suspendre de la sorte. De la sueur maculait on front et traçait un sillage humide dans son dos. Pourtant, ses doigts et ses pieds étaient gelés.
La première phase de l'opération se déroula aussi idéalement qu'Eilis. Jusqu'à ce que Grenouille entendît un craquement bref qui lui fit relever la tête. La branche à laquelle était fixée sa liane semblait de moins en moins supporter le poids dont on la chargeait. Grenouille accéléra l'allure, glissant de plus en plus prestement tout en brûlant ses paumes et ses genoux.
Pourtant, il ignorait que le plus grand danger ne se trouvait pas dans une branche affaiblie, dans une liane défectueuse ou dans une chute inopinée. Le plus grand danger, c'est la Branche Biscornue, qui émergeait d'un lourd sommeil à présent que le craquement sonore de sa voisine l'avait éveillée. Grenouille se sentit brutalement balancé d'avant en arrière, et il ne put retenir un cri de terreur.

La branche était courroucée, et elle entendait bien l'exprimer. Du bout de ses branchages feuillus, elle tenta de frapper Grenouille. En quelques secondes, tout son corps se retrouva lacéré de griffures multiples, certes bénignes, mais étonnamment nombreuses. Peu satisfaite, la branche poursuivit son labeur destructeur, s'attaquant à présent au sommet de la liane en l'agitant dans tous les sens, condamnant le petit être perché en son centre à une instabilité particulièrement désagréable.

– BOUGIE ! At...trapes le bout de la liane et attaches le à un autre ar... bre ! Plus lo...oin ! Il fallait qu'elle tende la liane, et lui avec, à la diagonale, pour la placer hors d'atteinte de la branche furibonde. Ce n'était pas gagné. Dépêche toi, tu peux le faire Bougie, je sais... que tu peux le faire ! Ah !!

Grenouille vit le tronc du Grand Arbre se rapprocher de lui – bien qu'en vérité, ce fût lui qui se rapprochait, à folle vitesse, du Grand Arbre – et eut tout juste le temps de fermer les yeux avant de sentir l'impact. BAM. Un craquement, non de branche cette fois, mais d'os, précéda son cri. Il s'était cogné la tempe et l'épaule avec violence. Il aurait pu se laisser tomber, il ne restait que quelques mètres. Mais il avait trop peur. Aussi funambule qu'il était, aussi courageux aspirait-il à être, Grenouille était contrit de peur, ainsi cramponné à sa liane affolée.

Son dernier espoir, c'était Eilis. Et pour le sauver, elle-même avait besoin de vaincre sa peur. Ses mains lui faisaient tellement mal.

Grenouille ne pouvait retenir les gémissements étouffés qui s'échappaient de sa bouche, geignements âpres de douleur mêlés de peur. Ses mains crasseuses s'étaient mis à saigner sous l'étreinte brûlante qui les liaient à la liane. Grenouille ne se résolvait pas à la lâcher, même lorsqu'il sentit qu'Eilis était miraculeusement parvenue à l'exploit qu'il l'avait contrainte à faire. Des larmes arides dégoulinaient sur ses joues crispées, tandis qu'il regardait le ciel noir, puis le sol, noir aussi, à nouveau le ciel qu'il devinait encombré par les allées et venues de la branche mécontente.
Forçant sur ses mâchoires, contractant ses paupières humides, il cessa de respirer afin de retenir ses cris, et se laissa glisser à une vitesse vertigineuse de la liane rêche. Ses mains n'étaient plus que deux morceaux de chair à vif. Il tomba, trop vite, de trop haut, et ne pouvant prévoir son point de chute dans cette obscurité, le Funambule – mais qui n'en était pas vraiment un, à son grand damn – vint frapper le sol terreux dans un grand bruit mat. Son souffle coupé empêcha qu'il criât, mais une souffrance aiguë grignotait déjà son poignet.

Grenouille se redressa péniblement, assis sur les fesses, soutenant son corps assommé de son autre bras. La Joueuse accourait vers lui, Grenouille perçut sa respiration vive qui se rapprochait.

– Je... Je crois que je me suis cassé le poignet.

Sa voix avait tout perdu de sa chaleur, de son assurance. Il n'était plus le garçon rassurant et réconfortant qu'il avait tâché d'incarner au sommet de l'arbre. Il redevenait petit garçon, faible, souffreteux, blessé. Un oisillon tombé du nid, là où Peter s'élançait si aisément dans l'immensité des cieux.

– Ca ne sert à rien... ça ne sert à rien tout ça... reprit-il d'un ton rendu sec, court, à cause des pleurs qui envahissaient sa voix, On n'y arrivera jamais... Aïe ! Oh...

Son corps entier, à présent, était secoué de sanglots. La pression relâchée déversait ses torrents trop longtemps contenus. Torrents salés. Il enfouit son visage dans ses genoux, prenant garde à ne pas frôler son poignet qui gonflait déjà, sale et rougi.

– Je suis désolé, Bougie... Je ne suis pas un... bon ami, je ne... suis pas courageux et...je ne sais pas... où il y a... du chocolat. Pardon Bougie. Pardon...

Ses larmes étaient si denses qu'elles trempaient ses habits.

Une luciole bleuâtre apparut alors, voltigeant gracieusement autour d'eux avant de se poser sur l'index de la Joueuse. Elle était très lumineuse, mais son halo n'était pas agressif, il était même parfaitement doux. Mais Grenouille, absorbé par sa propre détresse, ne l'avait pas vu.

Grenouille peinait à laisser les mots de son amie le réconforter. Il sentait l'espoir, la force, la vaillance, s'évader de son corps peu à peu, comme une fuite de gaz.
Pourtant, Eilis y mettait du coeur. Sa propre voix vibrait sous l'effet de la peur, pourtant Eilis ne se taisait pas.
Eilis dévoilait un visage que Peter avait su voir là où personne, pas même Grenouille, n'avait rien perçu. Le visage d'une mère, minuscule et bancale, mais dont les gestes et la chaleur ne pouvaient qu'être maternels. Ce fut cela, finalement, qui parvint à apaiser le Funambule. Il ria même doucement lorsque la Joueuse évoqua les propos crus de sa propre mère. Il se demanda si Peter aurait trouvé un tel comportement digne d'une Mère. Puis il se fâcha de penser à Peter dans un pareil moment.

Grenouille redressa brusquement la tête, ses yeux pâles plissés par l'éclat des petites loupiotes qui dansaient devant leurs yeux. L'espoir ? C'était comme ça, l'espoir ?
Il arqua un sourcil en serrant les lèvres, dubitatif. Eilis avait le don de s'enthousiasmer par la moindre manifestation un tant soit peu optimiste. Et il était certain qu'elle appréciait beaucoup les trucs lumineux. Mais lui... Lui, même la lumière l'avait déjà trahi. Alors après ça.

– Je ne sais pas, Bougie. dit-il sombrement. Si c'était des feux follets ? Si c'était un piège ?

Grenouille se releva prestement, ignorant la douleur qui gratouillait son poignet. Le contraste entre son expression fermée et le masque de joie plaqué sur celle d'Eilis était saisissant.

– Tu sais, Eilis. A Neverland, l'espoir ça n'existe pas.

Ses propres paroles lui donnèrent envie de pleurer.

– Je suis trop fatigué. Je crois qu'il n'y a pas de chocolat ici. A part chez la Sorcière, et encore.

Son regard dériva avant d'échouer sur le large trou creusé dans la terre, à quelques pas de là. Le cachot. C'était bizarre. Parfois, Grenouille se surprenait à considérer le cachot comme un refuge. Les cages ont l'unique vertu de préserver du danger, pas vrai ?

Il se dirigea lentement vers le trou.

– Tu veux y dormir avec moi ? Les lucioles nous serviront de veilleuses. Pour le chocolat, on verra quand il fera jour. Regarde, on tremble trop. Si on s'endort l'un contre l'autre, on se réchauffera, et les loupiotes nous éclaireront. On aura ni froid ni peur. Alors, Bougie.

Plus elle se dessinait en son esprit, plus cette idée lui paraissait encore plus douce qu'un chocolat chaud.

Elle était dure à suivre, Eilis.
Tellement changeante que Grenouille avait l'impression que même son aspect évoluait en fonction des humeurs qu'elle exprimait. Ainsi, elle était passé d'une toute petite fille tétanisée à une fille haute, forte, lumineuse, diffusant autour d'elle une aura de chaleur paisible. Dommage que le Funambule eût été si méfiant, si farouche, sans quoi il aurait pu se laisser fondre au sein de cette aura.

Toutefois, l'enthousiasme tranquille de la Joueuse était assez impressionnant pour qu'il la laissât parler jusqu'au bout. Il était épuisé, à bout de force, de nerf, mais il n'userait pas de son dernier zeste d'énergie pour accabler l'espoir tenace que conservait le coeur d'Eilis.
Elle concéda finalement à le rejoindre. Grenouille, dans sa fatigue, ne nota même pas l'effort qu'elle s'imposait en faisant cela, elle qui supportait si mal l'obscurité. Lui n'en avait plus rien à foutre.
La matière de sa tenue de loup lui tenait chaud et il cala son épaule contre le corps de Bougie dans l'espoir qu'elle la réchauffât aussi. Il laissa les paroles de son amie le réchauffer, lui, davantage. A la suite des dernières paroles de la fillette, Grenouille comprit pourquoi Eilis était une mère.

– Moi... dit-il après un silence. Moi, tu sais, je crois que je garderai tout pour moi. Et un peu pour toi.