Elle crie très fort. C'est encore plus ça qui choque Capucin. Il pourrait en oublier l'Anaconda. Elle est si petite et elle crie si fort. Capucin s'est caché le visage dans les mains. Accroupi. Tétanisé. Il ne peut pas regarder l'Anaconda. Pas les yeux, pas les yeux.

Capucin aide moi !
Mais Capucin sent qu'il doit fuir. C'est l'instinct de survie. Trop tard, Salamandre Bleue est la proie de l'Anaconda, et lui sera sauvé, puisque l'Anaconda n'a toujours qu'une proie. Alors pourquoi il ne part pas ? Pourquoi il entend encore « Capucin aide moi ! » même quand Salamandre ne le dit plus ?
Capucin écarte ses doigts. Le visage de Salamandre apparaît au milieu des plumes qui tombent. Il est retourné et rouge. Capucin couine. Panique.

— Pas les yeux ! il répète, parce qu'il sait pas quoi dire d'autre.

L'Anaconda entoure son corps-piège autour de Salamandre Bleue.
L'Anaconda entoure son corps-piège autour de Salamandre Bleue !!

C'est un autre instinct qui le pousse alors. Ce n'est pas l'instinct de survie. C'est un instinct qu'il connaît pas trop.
Il bondit sur la nuque de l'animal et serre de toute sa force. Il rugit, il s'imagine qu'il est César et rugit comme César. Dans sa tête, ça fait le même son.

— Lâche-la, lâche-la ! C'est ma sœur !

Il sait pas pourquoi il dit ça. Soeur de peau lisse et brune, c'est peut-être juste ça.
L'Anaconda hoquette et crachote, Capucin Farouche a le corps aussi tendu que les peaux traitées par les Piccaninny dans le village.
L'Anaconda lâche Salamandre Bleue qui dégringole de très haut. Trop haut ? Capucin crie et lâche le serpent qui se contorsionne sauvagement. Il tombe aussi, mais se rattrape aux branches. Habitude. Il descend souplement, sauf à la fin, où l'urgence et la peur le font mal tomber. Il pousse un « ouh » rauque, le souffle coupé, et court vers le corps déplumé de la Tenace. Elle est toute étendue et des plumes, qui n'ont pas fini de tomber, s'amassent sur elle.

— Oh non, morte !

Il est pas sûr.
Et l'Anaconda reprend ses esprits.
Et l'Anaconda va bien vite les voir et bien vite les manger.

— Pas morte, pas morte ! Vite, courir !

Il la secoue, il lui mord les doigts et les oreilles, pas morte, pas morte, non !!!

— COURS !

Il court.
Ils n'auront cessé de courir.
Capucin Farouche à l'habitude. C'est un enfant de la terre, ses pieds connaissent le sol qui l'accueille avec amour. Il court.
Il ne pense pas qu'il va trop vite, ou trop fort, il ne pense pas que Salamandre Bleue est en souffrance. Il pense à l'urgence, la survie. Il pense à lui, aussi.

Caverne. Là-bas.
Les feuilles bruissent, le vent souffle, son stress fait trembler la terre. Dans sa tête, vraiment.

— Là !

Mais les yeux si bleus de Salamandre sont partis vers le ciel, son visage est mou, bientôt son corps aussi. Elle tombe, on dirait un oiseau qui tombe du ciel, d'ailleurs Capucin ne sait plus la voir comme un humain.

— Non !

Tas de plumes toutes noires, le vent les agite, le coeur se serre.
Capucin s'accroupit et surplombe le corps de plumes toutes noires, calant ses bras de part et d'autre de la tête éteinte.

Une chimère dingo-blaireau sort des fourrées, timidement. Tâte le terrain. Capucin l'a reniflé et se tourne d'un coup vers lui. Capucin gronde, gronde encore, les babines retroussés. Corps tout tendu. Regard menaçant. Ce n'est pas sa proie qu'il protège. C'est plus.
C'est peut-être ça, plus que ses petites dents, qui fait reculer le prédateur.

Capucin tire le corps vers la caverne. Elle est sombre, froide, dure. Il a l'habitude et le corps de Salamandre est un peu malmené. Pour lui, il est le plus délicat des êtres. Il prend soin. Il tente d'imiter Kokoï et Serval. Il singe. Tout maladroit.

Lorsque Salamandre est tout au fond de la caverne, il retourne au dehors, alerte, pressé. L'Anaconda les sentira. Il ramasse d'abord les plumes abandonnées. Pas que par prudence. Il ne veut pas que Salamandre perde trop de plumes.
Après, il ramassera des fougères pour faire un lit. Il prendra sa tunique et la mouillera dans une flaque pour faire goutter un peu d'eau sur le front de Salamandre. Il a vu Kokoï faire. Et il attendra.

Il attendra des lunes s'il le faut.
Il se sent comme un loup.
Comme un animal qui a trouvé sa meute.
Comme un protecteur.

Il attendra des siècles.

Capucin n'est pas parti et ne l'a pas laissé, alors même s'il croit comprendre, il se dit qu'il ne comprend pas. Il inspecte les yeux bleus de Salamandre. C'est un peu impressionnant des yeux si bleus. Les siens sont si bruns.

Son bras tout sale est tendu au-dessus de la tête de Salamandre qui elle est étendue. Il presse sa tunique humide et des gouttes tombent encore. Les yeux tout bleus papillonnent. Capucin pose la tunique sur son front. Il n'a pas l'habitude de la précaution. Il est tellement concentré que son visage ne bouge plus.
Il se tient accroupi, et dans la pénombre de la caverne, Salamandre Bleue ne doit pas bien le voir. Il murmure.

— Anaconda pas ici. Mais nous pas pouvons sortir. Peut-être lui est dehors et attend manger nous.

L'Esprit Nuit s'éveille déjà, loin. Capucin sait ce que ça veut dire. Les loups lui ont appris. Ils ne sortiront pas.

Capucin Farouche se lève. Il a choisi un endroit sûr, dissimilé par des rochers. La Caverne commence à prendre une teinte bleue, car la nuit aussi est colorée au Pays de Jamais. Il est tout nu, mais il ne pense pas que ça peut gêner Salamandre.

Il va chercher les plumes et revient.

— Je ramassé tes plumes. Il les dépose en tas à côté d'elle, délicatement, comme des choses vivantes. Tu as pas perdu trop ?

Il s'assoit en tailleur et la regarde dans les yeux, ses yeux à lui sont un peu cachés par la broussaille de ses cheveux.

— Si toi a faim, moi sortir chasser. Mais nous passer la nuit ici. Trop dangereux au dehors.

Il espère que cette fois, elle se rebiffera pas.
Il sait combattre des ours et des panthères (il le croit fort) et même Buffle des fois.
Mais pas ça.

Les yeux de Capucin luisent dans le noir. De loin, on dirait des yeux de chats, ou des flammes timides.

— Pourquoi tu fais tout ça ? Pas obligé de m'aider.

Capucin ne sait pas bien non plus.

— Tu être pas seule. Salamandre Bleue.

Il n'a rien pour la couvrir. D'un geste brusque mais doux en même temps, parce que chez lui c'est possible, il met toutes les plumes sur la papoose. Les plumes donnent chaud. Il le sait. Chil le vautour lui a dit.

— Toi as parents qui peur pour toi ?

Elle n'a pas de maman, mais tous les papooses ont des grands qui les aiment.
Il a déjà été grondé parce qu'il entrainait les papooses trop loin dans la Jungle au milieu des dangers. Une fois, un papoose a été blessé. Ils ont même cru qu'il allait mourir. Depuis, Capucin a peur des papooses. Mais ce n'est pas que pour ça qu'il n'a pas envie que Salamandre Bleue meure. Il n'a pas envie tout court.

Les lèvres de la Tenace sont toutes violettes. Capucin grince des dents, d'inquiétude. Si elle meurt de froid. Il ne fait pas si froid. Mais Salamandre doit avoir froid à l'intérieur d'elle.

— Toi veux aller dans arbre ? Plus chaud ? Ou... Toi vouloir retourner chez toi.

Il est sombre tout à coup. Bien sûr.

Il veut se montrer digne et brave, la ramener. C'est ce que César a fait avec lui. Mais il n'est pas si fort. Il la voudrait pour lui.

Soudain, il se tend, se redresse, tourne brusquement la tête. Nimbé dans les lueurs bleutées de l'extérieur, une silhouette roule des épaules en s'avançant vers eux. Capucin sait tout de suite que c'est un loup. Il ne gronde pas, car c'est son frère. Ils ont têté la même mère.

— Que fais-tu avec cette enfant plumeuse, petite grenouille ? dit le loup.

— C'est ma proie, laisse-la.

— J'ai faim. Donne m'en un morceau.

— Non !

Le loup grogne. Capucin aussi.

— Tu ne manges pas d'humain, toi petit d'homme ! Tu me mens !

Capucin se tasse un peu. Son visage s'afaisse. Il contemple le petit corps déplumé de Salamandre.

— Elle est ma soeur. Je la protège. Tu ne peux pas la manger. Chasse autre chose.

Le loup hésite. Ses yeux jaunes, sévères, scrutent longuement la papoose. Il s'assoit finalement.

— La soeur de mon frère est ma soeur. Je ne peux pas la manger. Je chasserai autre chose.

Le loup fait mine de partir. Capucin se dresse sur ses jambes. Il n'ose pas. Mais si, les lèvres sont tellement violettes.

— Frère loup ! Viens te reposer avec nous. J'irai chasser. Je n'ai pas de fourure pour protéger la papoose oiseau. Elle se posera contre toi et sentira ta chaleur. Sinon, elle mourra de froid, comme les oisillons abandonnés dans leur nid.

Le loup hésite, puis revient sur ses pas. Il se poste devant Salamandre et il parait grand alors. Son odeur est forte.

— Petite fille aux yeux rivière, m'autorises-tu à me coucher près de toi ? Je ne te mangerai pas, car je l'ai promis au petit d'homme.

Le loup se tourne à nouveau vers Capucin Farouche.

— Mais alors, le petit d'homme s'engage à m'apporter de quoi me nourrir cette nuit.

Capucin hoche la tête gravement.
Il attend acquiescement de Salamandre Bleue.

Elle a un frère.
Le monde s'est un peu effondré pour Capucin Farouche. Comme Puma Sanguinaire qui n'est pas son vrai père. Et lui qui n'est pas un vrai loup. Il ne sera pas, jamais, le vrai frère de Salamandre Bleue. Elle ne l'aimera pas comme elle aimera, comme elle aime son frère. Le vrai.

Il n'a pas eu le temps de pleurer, car le loup est arrivé, mais peut-être que ce jour-là il l'aurait fait. Ça lui envoie une douleur qui enserre son coeur, qui le tire vers le bas, il a même peur d'être malade.

Quand il s'éloigne, ses yeux s'accrochent encore un peu à la vision de l'enfant à plumes couvé par son frère loup. Sa fausse soeur et son faux frère. L'amertume est nouvelle, inédite, bouleversante. Il se sent vide, lourd et en colère.
Il a entendu les murmures. Mais l'acidité de son coeur est trop vive.
Il ne dit rien.
Il s'en va.


Dehors, dans la nuit. Le cri d'un animal indéfini retentit. Il n'est pas très effrayant, ni très rauque ni très perçant. Il y a pourtant quelque chose à l'intérieur. Quelque chose que les autres bêtes n'ont pas. Quelque chose d'humain. C'est le cri de Capucin.

Capucin a chassé deux lapins. Il les a attrapé par adresse et par intelligence. Comme l'entre-deux qu'il est. Il grignote le premier, comme ça, tout cru, avec férocité. Il s'excite dessus, déverse sa rage et sa peine, se remplit l'estomac pour équilibrer le poids du coeur. Pourquoi il se sent comme ça ? C'est laid, c'est dur, c'est une maladie.

*

— Il n'est pas encore rentré.

Le loup a faim à présent, mais il ne mangera pas Salamandre Bleue. Il n'est même pas tenté. C'est la loi de la jungle.

— C'est la première fois que je vois une salamandre à plumes. Je comprends que le petit d'homme se soit lié à toi. Lui aussi est une drôle de bête.

Une petite sihouette grenouillesque se profile dans la clarté pâle et timide de l'aurore, au fond de la caverne. Capucin traine de pieds. Il est boueux, crasseux, écorché. Il a l'air fatigué et renfrogné. Il s'est sûrement battu. Peut-être qu'il est juste tombé.

— Tiens.

Il balance le lapin, qui est déjà un peu trop froid. Le loup a l'habitude des proies mal fichues de Capucin. Il fait mine de rien.
La Bestiole vient s'accroupir près de Salamandre Bleue.

— Tu veux manger ?

Il lui a ramené des noix, une papaye et une sorte de furet mort.

— Quand toi pars ? Frère loup portera toi. Dis moi quand.

Qu'il se prépare dans son coeur.

Il fait un peu peur. Sous la crasse noirâtre de sa peau, ses yeux luisent intensément.

Toute la sueur et la crasse de Capucin Farouche se colle contre Salamandre Bleue. C'est pas grave, il se rend pas compte, et elle, elle s'en fout. Et l'impudeur, l'impudeur est totale parce qu'elle est vaine.

— Le loup c'est ton frère ?

Il acquiesce humblement.

— Je ne savais pas que les Piccaninny étaient frères des animaux.

Là, il ne sait plus ce qu'elle veut dire.
Il se demande s'il doit avoir honte et son regard fixe se voile tout à coup, éparpillé.
Elle veut dire qu'il n'est pas un vrai Piccaninny ? Il le sait, il y arrive pas. Mais il ne sait pas comprendre ce qui n'est pas dit clairement dans cette phrase, ça lui fait des courants d'air dans le crâne. Il émet une sorte de soufflement bizarre.


Et puis il frémit, un grand frémissement inattendu.
Il regarde la main, toute petite, contre la sienne, toute noire. Elles se ressemblent. Elles se ressemblent beaucoup. Même frère Loup le remarque.

La chaleur de cette main fait virevolter son coeur. Mais la douleur est restée tapis dans les fourrés, elle guette encore, son ombre s'étale loin.

— Capucin part pas si Salamandre part pas.

Il cogne alors la papaye contre la roche. Elle se fend, s'ouvre. Il en tend une part à Salamandre. L'autre, il la suce et la croque goulument, sans retenue. Un sourire maladroit se tient en équilibre sur ses lèvres engluées.

— En attendant de trouver frère de toi... Moi peut être frère de toi pour de faux. Comme frère loup et moi.

Il plaque sa main contre la sienne, avec plus de violence qu'elle.

— Frère dans le coeur.

Le jus de la papaye coule de sa bouche, il dévore plus la papoose que le fruit.
Mais Frère Loup les sépare soudain, un peu trop soudain. Bizarre.

— Il faut rentrer. Les tiens vont s'inquiéter. Monte sur mon dos, petite.

— Elle pourrait vivre dans jungle avec nous.

Le loup lui lance un regard sévère.
Il s'emballe toujours, le petit d'homme.

TIl a vraiment cru qu'elle allait dire oui, au début. Son visage s'éclaire, ses épaules se redressent. Mais il y a un Élan Sensible d'un seul coup, et Capucin devine que Salamandre Bleue ne va pas dire oui. Capucin est un loup, il a de l'instinct.
Toujours accroupi, les bras pendant sur ses genoux repliés, il jette un regard noir, blessé et furieux, à Frère Loup. Mais le regard de Frère Loup, grave et digne, soutient le sien, et Capucin Farouche ne peut que ruminer sa colère.

Il observe en silence Salamandre monter sur Frère Loup. Il ne bouge pas. Une déchirure dans son coeur s'amorce.

— Je ne peux pas. Élan Sensible m'attend. Il veille aussi sur moi, tu sais ? Enfin, il essaye. Mais Capucin, tu es mon frère de coeur.

Il ne connait pas Élan Sensible, mais il voudrait bien le mordre et le griffer.
Il ne sait pas pourquoi, c'est comme ça. Ça gronde en lui, comme le tonnerre, il n'y peut rien.

Puis, la main, encore. Il ne s'habitue pas. Ça fait frémir à chaque fois.
Capucin serre. Le tonnerre passe, repoussé aux confins du ciel par le vent que souffle Salamandre ; celui qui porte la confiance, la promesse, et même la courage. Capucin ne ressent plus le bourdonnement tendu qu'il y a en lui quand il pense à l'Anaconda les autres jours. Salamandre est comme Corneille Ardente avec ses plumes noires, un peu de magie aux bouts des doigts.

Comme il ne sait pas comment exprimer ce qui vient de le remplir, il sort de la caverne à toutes jambes et hurle à l'aube qui l'accueille :

— AWOOOOOOOOH !

Frère Loup le rejoint. Capucin fixe encore un peu le paysage changeant, le disque lumineux naissant. Puis, sans rien dire, il monte sur son frère avec souplesse, plaque les bras de Salamandre contre son ventre.
Puis, il murmure à l'oreille de l'animal dans son langage :

— Cours, cours plus vite que le vent, c'est ainsi que ma soeur et moi aimons voyager.