Rachel manqua de recracher la gorgée d'eau qu'elle venait de mettre en bouche. Harmony, décapiter des zombies ? Parlaient-ils de la même Enfant Perdue, celle qui semblait venir d'un autre monde, peinture orientale empreinte de sérénité ? Rachel avait beau tenter d'user de son imagination, d'ajouter un peu de sang sur les vêtements de la Cheffe des Artisans, de lui peindre un sourire machiavélique, elle n'y arrivait pas. C'était si... incongru. Bien loin du portrait que Rachel connaissait de la cheffe.

« Je ne l'aurais pas cru. Elle est si... délicate. »

Mais il fallait croire que, face au danger, Harmony pouvait faire preuve d'une étonnante violence. Après tout, selon les récits des survivants de la bataille du Croquemitaine, la Cheffe avait su se tirer d'affaire à l'aide de bombes qu'elle avait créés elle-même. Rachel nota mentalement de se méfier désormais de cette fille. Et, surtout, de ne jamais provoquer sa colère.

Elle n'avait pas envie de finir décapitée comme un zombie.

La Mère passa ses doigts sur sa gorge, par réflexe.

« On devrait l'utiliser pour ramener le scarabée. On peut pas le porter tous seuls, et un insecte ça peut porter des trucs très lourds. Tu crois que Peter me laissera la garder ?  »

Rachel cligna des yeux, perdue. Elle suivit le regard de Freckles, comprit alors qu'il parlait de Bergamote. Dire, qu'au début, elle avait refusé d'un bloc que la coccinelle ne rejoigne le Grand Arbre. Mais, sans elle, elle aurait fini écrabouillée sous le cadavre du scarabée. Une mort bien ingrate pour la Mère des Diplomates.

Néanmoins, Freckles, comme à son habitude, rebondit sur un autre sujet, ne laissant guère le temps à Rachel de répliquer. La Mère hocha la tête.

« Je te retournes la remarque. Ne sois pas honteux si tu te sens mal. Promis, je ne dirais rien à tes Enfants, ni à... tes Mères. »

Rachel ne pouvait se permettre de prononcer le nom d'Eilis. Ce que la petite Mère avait subi hantait encore les mémoires de nombre d'Enfants Perdus. Rachel elle-même n'avait pu se résoudre à regarder l'enfant en face. Les plaies, les amputations, tout cela lui soulevait le cœur. Elle détournait le regard à l'approche de Maxence, baissait les yeux, incapable de savoir quoi dire. Comment réagir. Ne trouvant pas d'autres mots que ceux pouvant blesser.

Sentant qu'elle avait distillé un malaise, Rachel rebondit, allant même tapoter gentiment la tête de Bergamote.

« Et puis, on va veiller à ce que Bergamote soit acceptée par l'Enfant-Roi. Il voudra sûrement la monter les premiers jours. Tu sais combien il aime avoir de nouveaux sources d'amusement. Je pourrais te seconder dans ta démarche, en lui disant que Bergamote pourrait aider les Livreurs dans leur travail. Bergamote, mascotte des Livreurs. C'est un titre qui lui va bien. »

La coccinelle émit un léger sifflement – signe d'acquiescement ou de dénégation, allez savoir. Rachel laissa là Bergamote, remit le foulard sur le bas de son visage, agrippa l'épée. Il leur restait encore du travail sur la planche.

Le sang occupait tout le champ de vision de Rachel. Il recouvrait ses bras jusqu'au coude, éclaboussait ses jambes et ses joues lorsqu'elle avait le geste de vouloir ôter la sueur qui lui maculait le visage. La chaleur asséchait le liquide, formant des plaques sèches qui lui donnait la furieuse envie de les arracher. La Mère lâcha un soupir de satisfaction lorsque les derniers résidus de chair furent ôtés du scarabée. L'insecte était désormais vide – une coque parfaite pour construire une armure. Peut-être que l'Enfant-Roi se lasserait de ce jouet, et le fournirait aux Raccommodeurs pour qu'ils confectionnent des armures. Tout ce que désirait Rachel était que tout ce travail n'ait pas été mené en vain.

La Mère essuya la sueur qui lui maculait le front, traçant une longue marque rougeâtre. A la vue de Freckles tout aussi marbré de sang qu'elle, elle plissa la bouche. Oscillant entre l'amusement et le dégoût. Elle baissa son foulard pour pouvoir parler.

« Je crois qu'on va faire fuir tout le monde quand on rentrera à l'Arbre. On suinte la mort. »

Descendant de la carcasse vidée, Rachel tenta d'en évaluer la grandeur, tendant les bras à défaut de pouvoir la mesurer autrement. Elle se tourna vers Bergamote.

« Il faudrait que tu la soulèves. Comme tu as fait tout à l'heure pour m'aider, ou quand tu m'as mises sur ton dos. En passant la tête dessous, ça devrait faire basculer le cadavre sur ton dos. » La Mère continua son discours, en s'adressant cette fois-ci à Freckles. « Si le dos de Bergamote est assez large, on pourra monter dessus. Sinon, on devra faire le retour à pied. »

Du bout de l'ongle, Rachel gratta le sang qui maculait ses bras.

« Dès qu'on rentre au Grand Arbre et qu'on a vu Peter, je cours me prendre un bain au Bassin. Je méprise la saleté. »

Avec, en bonus, le plissement de dégoût grimaçant sur le visage.

Il leva les yeux au ciel à la remarque de Rachel. Ah ! Comme si il allait se sentir mal ! Il était un livreur ! La race des vainqueurs. Et puis ce n'était pas lui qui s'était fait à moitié écraser par un insecte géant, après tout. Il lançait donc de fréquents regards vers la mère pour vérifier qu'elle allait bien. S'agissait pas qu'elle nous fasse un malaise, si près du but. Et puis quand elle lui proposa de venir avec lui parler à Peter, il ouvrit des yeux ronds.

« C'est vrai ? Tu ferais ça ? » il s'exclama, incrédule, avant de se reprendre. « Je veux dire. Ouais. Elle sera très utile. Si on lui fait un genre de harnais, elle pourra porter plein de trucs. Il faudra demander à Harm- aux artisans. Et on lui fera de la place. Une cabane spéciale et tout. »

Si Rachel l'aidait, il multipliait ses chances ! Mais il y avait un petit truc qui le minait. L'idée que Peter veuille lui accaparer sa coccinelle dans un premier temps. Maintenant que Rachel le disait, c'était évident que leur roi allait vouloir monter dessus. Habituellement, Freckles lui passait volontiers ce genre de caprices. Mais là … ça l'attristait un peu. Un genre d'élan de jalousie et de possessivité. Comme si pour lui, Bergamote était déjà beaucoup plus qu'un animal de compagnie ou une monture. C'était quasi un membre de la famille ! C'était sa coccinelle. Et si elle n'aimait pas Peter ? Et si elle refusait qu'il la touche ? Ils n'auraient sûrement pas le droit de la garder, dans ce cas là. Il se promit de bien brieffer Bergamote avant de la présenter au roi. Et de la nettoyer un peu.

Ils finirent de vider la carapace en un temps record. Une fois toute la chair et les organes vidés sur le sol maculé de sang, les deux se dévisagèrent sans bien pouvoir retenir un sourire. Il devait être à l'image de Rachel : immonde. Couvert de sang jusqu'aux coudes, le visage plein de boue et de sueur et les vêtements bons à jeter. Même sans l'avoir déchiré comme la mère l'avait fait, il était positivement sûr que son tee-shirt était irrécupérable. Rachel fit une remarque sur leur état, et pour une fois, elle n'avait pas l'air de vouloir l'insulter.

« On est dégueulasses », approuva-t-il.

Il savait à quel point elle détestait la saleté. Lui-même qui était difficilement dégoûté ne se sentait pas tout à fait à l'aise dans une crasse pareille. Ils avaient l'air d'avoir fait la guerre, sincèrement.
Il se laissa glisser du dos du scarabée, rejoignant Rachel qui parlait à Bergamote avec son air autoritaire habituel. Il laissa échapper un petit rire. C'était trop mignon. Elle lui parlait comme à un perdu.

« Attends, je vais l'aider. »

Il alla se placer derrière le scarabée pour le faire basculer. Maintenant qu'il était vide, il était considérablement plus léger, et avec un peu d'efforts et avec la coccinelle qui poussait avec sa tête, il réussit à le faire rouler. Encore une fois, il éclata de rire.

« Regarde, ça lui va trop bien ! »

Le scarabée était plus gros que Bergamote. En retournant sa carcasse ainsi, on aurait dit que c'était elle qui portait un costume, ou alors une drôle d'armure, la tête du scarabée surmontant la sienne, et ses six pattes dressées sur les côtés. Les bords de la carapace dépassaient, et ne risquaient pas de glisser, au moins. Par contre, il ne voyait pas bien où ils allaient bien pouvoir s’asseoir.

« C'est pas grave », il frima. « Je peux marcher, j'ai l'habitude. Si t'es fatiguée tu pourras te mettre sur le scarabée et t'accrocher aux antennes. Mais je voudrais pas trop fatiguer Bergamote ... »

Il réfléchit un instant, avant de ramasser sur le sol un morceau sanguinolent de scarabée. Il en glissa plusieurs dans le sac qui contenait leurs réserves d'eau quasi épuisées, et en tendit un vers les mandibules de Bergamote, qui claquèrent d'un coup sec. Elle aimait la viande, cette brave bête. Peut-être qu'elle mangeait de tout ? Est-ce qu'elle buvait du lait, au moins ? Tant de questions.
Il prit ensuite une bouteille pour l'abreuver un coup, et lui glissa :

« Allez Bergamote, fais nous sortir de là ! »

Il en aurait presque oublié qu'ils se trouvaient dans un labyrinthe, avec tout ça ! Les insectes ça se repérait aux odeurs, non ? Pendant quelques secondes, la coccinelle resta immobile, puis elle commença à avancer, lentement, puis plus vite. Les deux enfants marchaient à ses côtés, la nourrissant de temps en temps d'une boulette de scarabée. Ils étaient sales, ils étaient épuisés, mais par dessus tout, Freckles était euphorique.

L'énergie de Freckles était communicatif. La Mère ne put que vivement acquiescer face au nouveau costume de Bergamote. Elle avait même l'allure d'une guerrière, d'un char de combat. Mais Rachel préféra garder cette réflexion pour elle. Elle avait l'intime conviction que le chef des Livreurs prendrait très mal cette remarque. Ça crevait les yeux que le garçon avait déjà adopté Bergamote et fait d'elle sa fille adoptive. Rachel le voyait déjà s'accrocher, de toutes ses forces, à l'insecte si jamais Peter avait le malheur de renvoyer Bergamote loin du Grand Arbre.

« C'est pas grave. Je peux marcher, j'ai l'habitude. Si t'es fatiguée tu pourras te mettre sur le scarabée et t'accrocher aux antennes. Mais je voudrais pas trop fatiguer Bergamote ... »

Rachel secoua la tête.

« Elle a déjà lourd à porter. Je ne voudrais pas l’alourdir avec mon poids. » La Mère jeta un bref coup d’œil au Livreur, s'attendant à ce qu'il se permette une remarque gratuite concernant son poids. « Marcher me dégourdira les jambes. Puis, si on se fait encore attaquer, Bergamote ne pourra pas nous aider cette fois-ci. Au risque d'abîmer la carapace. On devra lui servir de gardes du corps. »

Cette histoire s'enfonçait, chaque minute, davantage dans l'incongru. Et pourtant Rachel trouvait tout cela presque amusant. Du moins depuis qu'elle et Freckles ne craignaient plus rien, et avaient Medor-Bergamote pour les préserver de toute attaque.

La Mère ne cacha pas son dégoût lorsqu'elle dut aider à faire avancer Bergamote. La chair, dans sa paume, avait un contact spongieux, écœurant. Un contact pire que celui des tripes lorsqu'elle devait vider une volaille. Rachel tendait donc la nourriture à bout de bras, pressée de s'en débarrasser. Bergamote les suivait, agitant de temps à autre les antennes.

« Au moins on sait comment la nourrir. Tu crois qu'elle apprécie aussi les fruits ? »

Il fallait surtout espérer que la chair tendre d'Enfants Perdus ne faisait pas partie de son régime alimentaire.

Nul danger ne sembla vouloir se profiler au sein des dédales du labyrinthe. Soit les insectes s'étaient terrés loin de la sortie, soit la présence de Bergamote leur empêchait de se rapprocher des humains qu'elle protégeait. En tout cas Rachel ne cacha pas son soupir de soulagement lorsqu'ils sortirent du labyrinthe, retrouvant l'environnement de la jungle. Tout aussi dangereux, mais bien plus familier. La Mère mit sa main en visière, scrutant les alentours.

« Si je ne me trompe pas, le Grand Arbre est vers l'Ouest. » La Diplomate tendit la main dans cette direction. « Mais si on veut guider Bergamote jusque là... »

Les réserves de viande n'étaient pas inépuisables. La Diplomate alla fouiller dans les hautes herbes les plus proches, en ressortit en brandissant une longue branche. Plantant un bout de viande au bout, comme une énorme brochette pour feu de camp, Rachel recula, agitant la viande sous le «museau» de Bergamote.

« Allez Bergamote ! Si tu nous suis, tu auras droit à un gargantuesque repas ! »

« SQUIIIIRK ». Levant ses mandibules, Bergamote chargea. Lâchant un cri de panique, Rachel se mit à courir pour rester hors de portée de la coccinelle, la viande continuant de se balancer au bout de sa branche, narguant la coccinelle affamée.

Citation :

Cette scène est un vrai cartoon. Je te laisse voir si on continue sur le même sujet, ou si on ouvre une petite suite au Grand Arbre avec ellipse. Comme tu veux !

« Elle a déjà lourd à porter. Je ne voudrais pas l’alourdir avec mon poids. »

Le regard de la mère le retint juste à temps de faire une blague sur ledit poids. C'était pas tant qu'il la trouvait grosse, au contraire. Mais en l'absence de danger, il sentait revenir à la charge l'un de ses passes-temps favoris : emmerder Rachel. Les habitudes ont la vie dure. Il se contenta de suivre la marche avec un tranquille sourire aux lèvres, balançant de temps en temps des bouts de viande dans la gueule géante de Bergamote. Douce Bergamote, brave Bergamote. Ouais, il l'avait adoptée. Non, il n'envisageait plus une vie où elle ne serait pas aux côtés des livreurs comme un chien fidèle, les pattes et les ailes en plus. C'était une lubie, probablement. Un truc dont on se lasse à force d'habitude, comme Freckles en avait souvent. Bergamote serait sûrement le meilleur truc qui lui soit arrivé, jusqu'à ce qu'il se lasse. Mais là, à l'instant, il envisageait même pas de se lasser.

« Bien sûr, qu'elle aimera les fruits. Et puis les gâteaux. Avec de la chantilly. Et des bonbons ! Et du pop-corn ! Et puis elle boira du lait. Et si elle préfère la viande, j'irai chasser moi même ! »

Il brandissait son épée dans le ciel en énumérant le menu. Avant de chantonner la suite, un rythme sans queue ni tête. Et qu'elle mangera des frites, et des pâtes, et du poisson pané, la Bergamote. Et des champignons avec de la crème fraîche, de la glace au caramel, coccinelle omnivore. Bergamote serait sans aucun doute l'insecte le plus pourri gâté de l'histoire du Grand Arbre. Voire du monde ! Jusqu'à devenir un tyran obèse nourri au biberon du lait de chimère. Ouais. Ça commençait à partir un tout petit peu trop loin.

Il continua de chantonner (nope, il n'aimait pas le silence) jusqu'à arriver au bout du labyrinthe. Le soleil commençait à descendre sur l'horizon, rendant la canicule sacrément plus supportable, mais il était quand même en nage à force d'agiter des morceaux sanguinolents de scarabée à bout de bras. Il se tourna vers Rachel qui poussa un soupir de soulagement.

« Purée, on est en vie », il fit remarquer d'un ton bien trop joyeux.

Le problème de conduire Bergamote au Grand Arbre fut très vite réglé, à coups de promesses de repas. Gargantuesque, précisa même Rachel. Ce que les diplomates utilisent des mots compliqués alors ! Il ne put pas s’empêcher un terrible fou rire lorsque Rachel se mit à courir, poursuivie par la coccinelle.

« Cours Rachel !! Dans cinq kilomètres t'es arrivée ! »

Et comme il n'était pas méchant à ce point, il courut aussi pour la rejoindre, avant de distraire Bergamote avec son propre tas de viande. Manière assez utile pour l'amener au bon endroit, si ils se relayaient.

« Bon ben on a plus qu'à espérer que nos réserves vont tenir jusqu'à l'arbre. »

Et sur cette belle constatation, il commença à guider sa coccinelle vers la direction que Rachel avait indiqué.

hrp: