Il est ce que l'Île a de plus sombre. Il est là depuis le commencement.
Il fut le premier faune, l'originel. Farceur, joueur et grand, si grand.
Mais le temps, l'inexistant sur l'Île, lui a rongé l'esprit. Ce temps honni lui a volé, petit à petit, sa nature de faune. Depuis combien de temps est-il ainsi ? Le temps lui-même l'ignore. Il ne gambade plus dans la forêt en riant aux côtés des fées. Désormais il rode dans les brumes de l'Île, ses fées asservies dans une cage à son flan.
Ses pattes de bouc se sont recouvertes de racines, son corps n'est qu'écorce, son visage est devenue semblable à la pierre, ses yeux ont été désertés par la lumière. On le pense aveugle et pourtant il voit bien plus loin et bien plus profondément que la plupart des Êtres.
Il sort des ombres comme s'il en faisait partie, tend l'oreille pour s'assurer d'être seul puis ensorcelle l'Enfant Perdu pour le mener à sa perte. Personne ne connait ses pouvoirs, est-il simplement convaincant, est-il magique comme les fées ? Aucun enfant n'est revenu pour le dire.
Les enfants qui ne grandissent pas, sur qui le temps n'a aucune incidence, c'est peut-être pour cela qu'il les enlève. Dans quel but ? Les ténèbres seules le savent.
Les Mères l'évoquent dans leurs histoires comme le Grand Méchant caché dans la jungle, les pirates le craignent, les créatures le redoutent et l'évitent, les sirènes s'en méfient, les fées sont terrorisées rien qu'au murmure de son nom. L'Autre rode, prenez garde Êtres de Neverland.

Une ombre immense s'approche. Un tintement lugubre empli de désespoir l'accompagne mais aucune lumière. Une sacoche en cuir ainsi qu'une cage cylindrique pendent à son flan. Une fée y est enfermée, du moins, si cet Être sans lumière est une fée. Une autre autre vole pesamment à ses côtés. Ses longs doigts noueux et griffus se tendent. Vous tremblez, vous ne pouvez que le suivre.
Comme les fées qui n'en sont plus vraiment, leur sombre carillon émane de leurs tremblements. Il leur a volé leur lumière, elles sont ses esclaves jusqu'à ce qu'il leur rende ou que la mort les éteigne réellement. Elles sont toutes mortes...

L'Île où le temps n'existe pas. L'Île où le temps lui a arraché sa nature et son cœur. L'Île qu'il arpente depuis le commencement, où il a vu les fées naître des rires de nouveaux-nés, les pirates accoster, le chants des sirènes envoûter, les fumerolles peaux-rouges s'élever, les enfants se perdre.

Il n'y a que l'Île et l'Autre. Il a vécu une autre vie, l'actuelle ne s'en souvient plus. Seule l'amertume reste et ronge.

La haine et la peur. Peter le craint, Peter le hait. L'Autre se contente de voler ses Enfants Perdus. Jusqu'au jour où ce sera à son tour. Peter Pan est ce que l'Autre était, avant, il y a si longtemps.
L'amertume grouille, se répand.

L'on raconte qu'une petite fille se sentait seule et incomprise. Dans sa cabane, elle rêvait à son chez elle, comme tant d'autres avant elle.
Alors que la lune insinuait ses faibles rayons dans la chambre, la fillette s'éveilla en sursaut, persuadée d'avoir sentie son souffle aspiré, son cœur s'arrêter et des choses grouiller sous sa peau. Mais il n'y avait rien. Alors elle voulut se recoucher. Lorsqu'une silhouette immense sortie de l'ombre. Cette créature touchait le plafond de ses cornes et se courbait pour tenir dans le petit espace qu'offrait la cabane, ou alors était-il voûté naturellement ? C'était un arbre. Non, c'était un bouc. Non, c'était une pierre.
C'était l'Autre.
La fillette était craintive et méfiante devant ces yeux dénués d'âme. Mais un tintement familier la rassura : des fées voletaient autour de la créature. Cette dernière ne devait donc pas être méchante.

"Viens, je te ramène dans ton foyer."

Une main noueuse aux doigts griffues s'éleva en signe d'invitation. La fillette ne l'aurait pas suivi si cela avait été une autre personne. Mais c'était l'Autre et les enfants le suivent toujours.
Alors elle posa sa petite main rose dans celle rugueuse de la créature et elle vit enfin les fées dans toute leur absence d'éclat. Elle fut horrifiée, mais aucun cri ne sorti de sa gorge.
Ils disparurent dans les ombres.
On ne revit plus jamais la petite fille, comme beaucoup d'autres enfants avant elle et comme il y en auraient après.