Ce soir, Annabelle pouvait choisir d'errer plutôt que travailler. Un repos. Et le plaisir de retrouver la sensation des vagues épousant ses pieds nus sans les glacer. L'esprit volant à côté de son corps, elle avait presque dansé en avançant le long de l'océan. Chantonnant, murmurant, des mots dans une langue qui n'était même pas faite pour les voix humaines.

Tournoyant, glissant dans le sable noyé, la Dormeuse avait mis fin à son parcours en ce lieu spécifique. Il lui avait répondu, il lui avait offert de si beaux échos. Un sourire reconnaissant fut adressé aux pierres puis aux vagues.

La rêveuse éveillée choyait malgré elle la petite comptine des enfants perdus parlant d'un fantôme dans les murs de Lady Rubis. Parlant d'un fantôme qui devenait tangible lorsque les regards se croisaient, et qu'une main frêle emporterait les malheureux dans un ailleurs innommable.

Annabelle n'avait rencontré que les museaux glacés des Shantaks lorsqu'elle avait tendu la main par-delà le voile de l'air. Oh qu'elle aimait les créatures. Les monstruosités.

Auparavant, elle avait si peur de leurs murmures dans la nuit. Elle préférait passer les sommeils qu'elle ne trouvait pas aux côtés de clients, qui qu'ils soient, juste pour se dire que les sons qu'elle entendait venaient d'eux.

Mais plus à ce jour, plus depuis que Cthulhu était revenu à elle. Carne hébergeant cet enfant qu'elle aimait tant. Même depuis qu'il était venu sur la terre ferme, la Dormeuse continuait de chantonner pour les abysses. Pour tous les rejetons du Dormeur au fond de l'océan.

Elle continuait de chanter, de sa voix brisée, pour les créatures attendant patiemment derrière le voile. Elle promettait aux chevaux cauchemardesques de les laisser venir, elle promettait aux Maigres Bêtes de la nuit, elle promettait à tous.

Annabelle les aimait tous.

Elle les entendait, comme les rats dans les murs. Comme ceux chez Baron Mardi.

- Odo butmona cicle
Umd upaah zong
Zamran ialprg
Izazaz piadph
Noquodi Iaida...-

La longue incantation dans la langue des anges enochiens, bien qu'elle venait de la recommencer, mourra dès qu'une voix humaine s'ajouta. Les yeux d'Annabelle s'écarquillèrent alors que tout son univers flottant s'écrasa sur la terre ferme. Figée face à la silhouette. Une grande silhouette. Bien que pour la fille de joie, bien des Hommes étaient grands pour elle.

Un temps fut pris afin de rassembler l'esprit, afin que la pénombre puisse laisser des lunettes refléter le peu de lumière.

Ce n'était aucun de ses enfants.

N'était-ce pas le second du Capitaine ?

Après l'hésitation, elle ébaucha une révérence parfaitement décalée au paysage. Mais les mains demeurèrent agrippées aux pans de la robe dont le tissu avait déjà un peu goûté à l'eau salée. Elle demanda, de sa voix cassée par son aventure abyssale datant de l'enfance. La naissance de Cthulhu. La première fois que le voile s'était levé.

- Monsieur Smee ?

C'était qu'elle n'aimait pas être seule en compagnie de n'importe quel pirate, malgré la protection de mise.

- Recherchez-vous quelque chose ?

Finit-elle par interroger, toute surprise qu'elle était.

La réponse força la demoiselle à se retourner, comme si elle trouverait dans son ombre inexistante la solution à l'étrange phrase.

Puis les yeux retombèrent sur la silhouette si faiblement éclairée dès lors qu'une question fut lancée dans l'air humide de l'océan. Elle crut deviner que c'était donc elle qu'il cherchait, mais cela semblait si bizarre. La Dormeuse le connaissait de nom, mais pas de personne. Smee était un genre de personnalité publique, après tout. Elle, en revanche, était un fantôme. Pourquoi partir en quête d'un écho lointain ? Oh, d'ailleurs, était-il là ? Sur le navire, lorsque Cthulhu s'était réveillé de sa longue sieste ?

Sa mémoire faillissait bien trop pour l'aider à ce moment.

Elle ne se souvenait que d'un chagrin si grand alors que personne ne voulait ni écouter ni entendre ses demandes de cesser l'attaque contre son "enfant".

Heureusement, malgré tout, Cthulhu avait trouvé un autre chemin jusqu'à elle.

Annabelle avait veillé ce "nouveau" Carne pour cette unique raison.

Après une petite hésitation, la fille de joie choisi de tordre ses doigts. Un peu trop proche d'une enfant craignant d'avoir fait quelque chose de mal.

- De temps à autre... je chantonne un peu partout... mais il est vrai que ces temps j'aime venir ici.

La Dormeuse en oubliait de se présenter, l'esprit trop occupé par l'étrange.

- Ai-je fait quelque chose de mal ?

Mis à part amener les horreurs cosmiques, peut-être.

Mis à part oublier de se nommer.

Ses manières envolées par la surprise et la chute sur terre après avoir tant flotté dans un cosmos de cauchemars infinis.

Le ton avait ce calme qui rassurait la fille de joie. Et surtout, les mots qui calmaient l'inquiétude. Rien de mal. Restant à distance tout de même, doucement, Annabelle se détendait. Son côté enjoué pourrait remonter progressivement.

La question qui remontait aux oreilles de la Dormeuse fut entendue de toute l'attention d'un esprit apparemment aussi imaginatifs que ceux désignés.

- Oh ? V... vraiment ?

La surprise s'envola derrière les fines phalanges cachant les lèvres d'où naissait un rire discret. Discret mais doublant de son écho grâce aux roches.

- Vous m'en voyez navrée de les avoir effrayés.

Les mains jointes sur le coeur, pour de la sincérité à peine visibles sous la lune, Annabelle ajoutait :

- Je ne pensais pas avoir ce pouvoir. Je ne suis qu'Annabelle, de la Maison Close.

Tout comme elle n'avait jamais penser que ses récits, écoutés par Peter Pan, laisseraient ainsi entrer le cosmique. Quelque chose amusait Annabelle dans ce constat : ses actions innocentes et anodines, mêlées à un détail de l'Île, prenaient d'autres tournures. Des tournures que Bow avait presque prédit il y avait de cela bien longtemps.

- Dites... est-ce que vous savez ce qu'ils ont imaginé ?

Les légendes naissaient ainsi, souvent. Une fleur devant un rocher, une flamme qui transformait l'ombre de la plante en quelque chose d'autre. Quelque chose que le végétal ne verrait jamais.

N'étant simplement pas du même monde.

Alors, quand la Dormeuse avait l'occasion d'entendre des histoires frissonnantes qu'elle ne connaissait pas... elle prenait volontiers ces nouveaux récits.