Peekaboo a disparu. A chaque fois qu’on dit à Bambi Peekaboo a disparu, elle lit toujours du soulagement dans le regard de son interlocuteur, sous une forme ou une autre. Il peut y avoir de l’irritation aussi, mais de l’inquiétude, presque jamais. La plupart du temps Peekaboo revient de lui-même avec de la boue partout et les genoux écorchés, parfois il faut aller le chercher mais il n’est jamais bien loin. On envoie Bambi et elle le prend par la main. Allez, viens, elle dit, en lui promettant un tas de trucs. Si ça marche pas, s’il est trop excité, on appelle Justice.

Cette fois Peekaboo est allé bien trop loin. C’est pendant une mission dans le désert qu’il a décidé de faire faux pas à son groupe, parait-il. Les autres gosses sont rentrés et sont venus chercher Bambi et Justice pour leur signaler que leur petit protégé avait fait sa fugue, qu’ils avaient rien pu y faire, et qu’ils pouvaient aller le chercher s’ils voulaient.
Bambi a dit oui.
Elle se sent un peu responsable de Peekaboo, au fond. Même si c’est pas un chasseur – et heureusement que c’est pas un chasseur – elle éprouve une genre de fierté à être dans le top deux des gens qui savent gérer ce gosse ingérable.

Elle a attaché ses cheveux en une tresse frisottante et a mis de bonnes chaussures, empruntées à une fille de son groupe qui fait la même pointure. Le trajet dans le désert jusqu’à l’endroit approximatif où le grimpeur aux cheveux verts a été vu pour la dernière fois ne lui semble même pas si long. Son esprit est un peu ailleurs, et le temps qu’elle se concentre, le groupe s’est arrêté.

« Vous y êtes ! » annonce l’éclaireuse qui les a accompagné, non sans une certaine gaieté.

Le changement de décor est brutal. Quelques instants plus tôt, ils avançaient péniblement dans les dunes de sable, et maintenant ils sont à l’orée d’une épaisse forêt d’arbres noirs et tordus. Une ouverture entre les troncs semble leur indiquer le chemin. Bambi plisse les  yeux, fait un petit mouvement vers l’avant pour tenter de voir quelque chose dans la pénombre.

« Est-ce que- »

Mais la question s’éteint quand elle se rend compte que l’éclaireuse a déjà disparu. Bambi ne sait pas bien comment, vu que tout ce qui s’étale derrière eux est une étendue de sable, mais elle a disparu. De toutes façons elle ne sait plus bien ce qu’elle voulait lui demander au fond.

A la place, c’est vers Justice qu’elle se tourne, un peu hésitante.

« Bon et bien ... »

A eux d’aller chercher leur monstre.

Quand la diplomatie a échoué, on appelle un sentinelle. C’est aussi vrai en temps de guerre qu’en matière de babysitting. Et c’est d’autant plus vrai quand il s’agit de Peekaboo.

Sur le chemin, Justice fronce les sourcils d’un air distrait. Il se demande pourquoi c’est tombé sur lui.

Pour une raison qui lui échappe, c’est toujours lui qu’on fait chercher quand la Mauvaise Herbe rebique et que Bambi n’est pas là pour le calmer. Pourtant, il n’est pas particulièrement proche de Peekaboo, il ne lui inspire pas davantage de respect. Au contraire même, le môme l’attend, probablement en manque d’attention. Et de l’attention, Just n’en a pas à revendre.
C’est peut-être parce qu’il n’a pas peur d’y aller trop dur avec lui ? C’est peut-être aussi parce qu’avec lui, ça ne devient jamais personnel. Des sentinelles à bout de nerfs qui craquent, qui vont trop loin, il y en a déjà beaucoup trop.

Cette fois encore, on a fait chercher Bambi et Justice parce que Peekaboo. La Mauvais Herbe a encore disparu. Bah, il reviendra. Peut-être mais… cette fois, il a planté son groupe en plein désert. Le désert ? Son groupe ne l’a pas retenu ? Ils ont essayé mais ils étaient en mission et on ne retient pas Peekaboo. Alors c’est à eux de le chercher, oui. Personne d’autre ne le fera. Bambi a déjà accepté. Tant mieux, ça lui fera de la compagnie.

Sur la route, l’éclaireuse les rancarde. La dispute était partie de rien (comme toujours) et avait rapidement dégénéré. Une histoire de carte que Peekaboo aurait déchiré, qu’on leur rapporte. Les témoignages ne sont pas très clairs mais tous s’accordent sur un point : c’est la Mauvaise Herbe qui a commencé.

Leur guide les conduit en bordure du désert, à l’orée de la contrée des monstres, dernier endroit où Peekaboo aurait été aperçu. Justice dénoue la veste qu’il avait attachée à sa taille et l’enfile. La température tout comme le décor viennent de changer drastiquement. Les étendues de sables ont laissé place à une étendue herbeuse caillouteuse un peu traitre. Peter aurait pu soigner ses transitions.

Quand ils se retournent, l’éclaireuse a disparu.
Ils sont seuls.

C’est la première fois. Jusqu’ici, il se contentait de la croiser sur les ponts de corde ou les plateformes, la gratifiant d’un bref salut en pinçant la bordure de son couvre-chef. Il ne la connait pas mais il lui est reconnaissant quand elle lui épargne un nouveau face à face avec Peekaboo et une forme de solidarité presque professionnelle a toujours retenu quand d’autres se moquaient de la Cascade.
Il se demande s’il lui a déjà parlé d’autre chose que leur charge commune.
Probablement pas.

« Bon et bien ...
— Ouais ouais ouais… »

Il y a un moment de flottement où ils se considèrent sans savoir quoi dire. Peut-être tant parce qu’ils n’ont pas l’habitude de discuter que parce qu’ils ne savent pas où commencer leurs recherches.

Just n’est pas chasseur mais a priori, il n’ont pas vu de traces de pas que le vent n’aurait pas balayé depuis longtemps.

« Si j’étais Peekaboo, où j’irais ? », il énonce en dépliant la carte qu’on leur a confié. « Je crois que je partirais en vadrouille jusqu’à ce que quelque chose attire mon attention. Genre une grotte ou une maison. T’en penses quoi ?»

« Ouais ouais ouais… »

Il y a un petit moment de flottement gêné. Bambi se retrouve confrontée à la peur qu’elle et Justice n’aient rien à se dire du tout. C’est la première fois qu’ils sont seulement tous les deux. Se retenant d’immédiatement se triturer les mains avec un air embarrassé, Bambi se concentre sur leur tâche. Peekaboo. Retrouver Peekaboo. Ses yeux se perdent dans le tunnel d’arbres noirs et noueux qui se termine dans une obscurité presque totale.
Elle n’a pas récupéré sa lampe torche depuis l’épisode de l’épave. Il faudra qu’ils fassent du feu si la nuit tombe.

« Si j’étais Peekaboo, où j’irais ? » demande Justice. « Je crois que je partirais en vadrouille jusqu’à ce que quelque chose attire mon attention. Genre une grotte ou une maison. T’en penses quoi ? »

Elle se penche à son tour sur la carte, l’examinant avec les sourcils froncés. C’est une carte de garçons perdus, avec tout ce que ça implique, les petits dessins et les légendes écrites d’une main appliquée et avec des fautes d’orthographe. Elle suit des yeux les chemins sinueux et multiples dessinés sur le papier, qui ressemblent à des petits capillaires. Il y en a tellement.

« J’en pense que je ne suis pas sûre de pouvoir me mettre un jour dans la tête de Peekaboo ... » elle murmure.

Ce gamin est cinglé, c’est ce que beaucoup s’accordent à dire, et Bambi est plus ou moins d’accord, même si les choses doivent être plus compliquées que ça.

« Mais tu as raison. S’il était énervé, il a juste dû marcher sans réfléchir et s’arrêter dès qu’il a vu quelque chose d’assez intéressant. » Elle fait une pause pour l'effet. « Une grotte, une maison … une fête. »

Parce que les monstres en font plein. Elle l’a déjà entendu. Des veillées incroyables à la tombée de la nuit, avec des tonnes de créatures qui dansent, chantent et crient autour d’un feu. Même des perdus peuvent se vanter d’y avoir participé, ceux en tout cas qui ne se sont pas fait dévorer. Bambi est sûre que Peekaboo serait attiré par ce genre de choses comme un papillon de nuit à un lampadaire.

Le problème c’est que ces endroits de fête ne sont pas vraiment inscrits sur la carte.

« On peut essayer d’y aller et toujours prendre le chemin le plus intéressant », conclut-elle, faisant un pas vers l’entrée du bois. « Non ? »

Le plus intéressant selon Peekaboo, en tout cas.

A côté de lui, il y a Bambi qui se penche sur la carte. Alors, par politesse, il s’écarte légèrement pour la laisser émettre ses hypothèses.

« J’en pense que je ne suis pas sûre de pouvoir me mettre un jour dans la tête de Peekaboo... »

Le commentaire lui arrache un sourire. Du peu de ce qu’il a observé, Bambi lui semble plus futée qu’on ne l’imagine. Mais ça reste une Mère. Elle a probablement beaucoup à lui apprendre sur le ménage ou le babysitting mais il doute que cette expérience leur soit très utile sur le terrain.
Il compte surtout sur elle pour raisonner Peekaboo s’il fait sa mauvaise tête. Ça lui éviterait d’avoir à le trainer par le col jusqu’au Grand Arbre.

« Mais tu as raison. S’il était énervé, il a juste dû marcher sans réfléchir et s’arrêter dès qu’il a vu quelque chose d’assez intéressant. Une grotte, une maison … une fête. »

Il opine. Dans la Contrée des Monstres, il y a toujours une fête. Sinon plusieurs. C’est du moins ce qu’un éclaireur lui a répété, un jour.

« On peut essayer d’y aller et toujours prendre le chemin le plus intéressant.
Non ?
— Ouais c’est l’idée. » Il confirme.

Tandis qu’ils approchent l’orée des bois, le sentinelle fronce le sourcils d’un air distrait. En temps normal, la délimitation d’une forêt n’est pas aussi nette, aussi propre. C’est en se rapprochant du centre que les rangs d’arbres se resserrent comme un collet. Ici pourtant, de longs conifères noirs soigneusement rangés forment un enclos serré autour de la Contrée. C’est le genre de frontière qu’on ne franchit pas sans s’en rendre compte.
Pour le coup, ça lui fait rappelle l’invraisemblance du paysage et son climat : cette forêt avoisinant un désert, tout juste séparée par une bande de terre parsemée d’herbe brune et de sable doré. Comme si Peter Pan avait formé l’île de ses envies brusques façon patchwork.

« Pourquoi tu es venue, au fait ? » Il demande alors qu’il franchit la limite des bois. « Vu ton rang, si tu l’avais demandé, Peter t’aurait écarté de la mission. »

Lui n’est que sentinelle, on ne lui a pas vraiment laissé le choix. Mais Bambi c’est différent. Il imagine sans trop de difficulté pourquoi on s’est adressé à elle. Mais elle aurait pu faire fonctionner ses relations et échapper à cette corvée. Si elle est là c’est donc qu’elle l’a bien voulu.

Ouais c’est l’idée. »

Elle éprouve une pointe de satisfaction à ce qu’il approuve son plan, même si honnêtement elle n’a pas l’impression que Justice soit quelqu’un de très contrariant. Mais quand même. Ils se mettent en marche prudemment, passent l’orée des bois, et immédiatement, la lumière tombe, le bruit des dunes de sables s’éteint derrière eux, et l’ambiance se fait toute nouvelle, indescriptible. Bambi se surprend à retenir un peu son souffle, et puis le silence est brisé de nouveau par Justice.

« Pourquoi tu es venue, au fait ? Vu ton rang, si tu l’avais demandé, Peter t’aurait écarté de la mission. »

Elle tourne la tête vers lui sans s’arrêter de marcher, un peu surprise par sa question. Le genre de questions que peu de perdus se posent.

« C’est vrai », elle répond donc prudemment.

Et puis elle réfléchit pour de vrai, parce qu’il n’a vraiment pas tort. Elle aurait aussi bien pu rester au Grand Arbre, en sécurité. Elle hausse les épaules avec un petit sourire.

« Justement, j’ai pas tellement l’occasion de sortir d’habitude », elle ajoute. « Surtout depuis qu’on est rentrés du Canyon. Et puis les autres avaient pas l’air très motivés pour aller chercher Peekaboo, tu trouves pas ? »

Oui, les membres de l’expédition initiale avaient l’air bien prêts à le laisser là où il est, et ça lui a rappelé des choses à Bambi. Elle ajoute, doucement :

« Je me dis que si je me perdais, j’aimerais bien que quelqu’un s’inquiète assez pour venir me chercher, c’est tout. »

Le silence des arbres retombe un peu autour d’eux, et puis Bambi repense à la question de Justice, et se dit que peut-être qu’il la posait pour une autre raison qu’une curiosité polie. Elle tourne de nouveau la tête vers lui, un peu plus vivement.

« Je sais que tu aurais peut-être préféré quelqu’un d’un peu plus expérimenté pour t’accompagner mais je sais un peu me défendre, promis. »

C’est vrai en plus, c’est pas qu’elle sait se battre, mais elle a un peu moins peur de tout, c’est sûr, et les perdus ne tiquent même plus de la voir avec un hachoir passé à sa ceinture – hachoir qu’elle a sur elle, bien sûr. Ça rassure, et puis ça a un pouvoir de dissuasion. Mais elle doute que ça fasse le poids contre un monstre d’ici, tout comme elle doute avoir eu une chance face à la chose de l’épave, que dans son fort intérieur elle a surnommé le poisson-lanterne. Comme à chaque fois qu’elle y pense, les yeux de Bambi s’embuent, pas à cause d’un de ses accès de tristesse, mais parce qu’elle est complètement ailleurs, jusqu’à ce qu’elle manque de trébucher sur une racine et se reprenne, le menton levé, la main crispée sur le manche de l’arme.

A la tête qu’elle fait, il devine qu’elle ne s’attendait pas à cette question. Il la trouve pourtant légitime. Bambi est une fille bien, en tout cas elle en donne l’impression. Mais de là à ça ? Aller aussi loin ? Pour Peekaboo ? Il faut soit sérieusement l’apprécier, soit avoir un sens du devoir bien encombrant.

« C’est vrai. Justement, j’ai pas tellement l’occasion de sortir d’habitude. Surtout depuis qu’on est rentrés du Canyon. »

Si elle voulait jouer les touriste, elle aurait pu choisir une balade moins dangereuse. Il n’y a plus qu’à espérer qu’ils ne tombent pas sur un ours ou un monstre. Ce serait dommage. Bambi lui paraissait pourtant plus futée que la moyenne mais personne n’est à l’abri d’une déconnection de la réalité.
Il devra juste s’assurer qu’elle rentre en un seul morceau de cette aventure. Le plan n’a donc pas changé.

« Et puis les autres avaient pas l’air très motivés pour aller chercher Peekaboo, tu trouves pas ?
— Ouais j’ai vu., fait Just qui comprend pourquoi.
— Je me dis que si je me perdais, j’aimerais bien que quelqu’un s’inquiète assez pour venir me chercher, c’est tout. »

Just hoche la tête, songeur. C’est une envie légitime, qu’il partage. Mais pas beaucoup de gens risquerait leur vie pour une question de principe. Bambi est quelqu’un d’empathique. Il espère que ça ne la tuera pas.

« Je sais que tu aurais peut-être préféré quelqu’un d’un peu plus expérimenté pour t’accompagner mais je sais un peu me défendre, promis. »

C’est vrai qu’il aurait préféré un chasseur voire un éclaireur pour le guider dans cette faune. Un autre sentinelle aurait tout aussi bien pu lui être utile en cas d’attaque. Les livreurs sont endurants et plus costauds qu’ils n’en ont l’air. Un récolteur a un bon œil, un grimpeur peut le guider, un diplomate peut négocier, un soigneur sait se montrer utile. Les artisans, les armuriers et les raccommodeurs… auraient trouvé de quoi s’occuper, à la rigueur.
Une mère ? C’est sûr c’est discutable. Mais on parle de chercher Peekaboo et Bambi a indéniablement son rôle à jouer.

Comme pour répondre à cette réflexion, Bambi manque de trébucher à côté de lui, se rattrape de justesse. Machinalement, il a placé son bras pour la retenir.

« Attention. »

Bon. Au moins, elle est réaliste. Mieux encore, elle essaye. Il n’a pas envie de l’enfoncer. De toute façon, il essaye d’arranger sa réputation un peu entachée. Et puis, s’ils doivent continuer de collaborer, il préfère autant rester en bons termes.

« Effectivement, c’est pas ton terrain. Mais moi non plus, tu sais. », il concède gentiment. « Une sentinelle, ça reste surtout à la base. »

Tandis qu’ils marche, il profite d’être à sa hauteur pour la regarder. Il tente une expression ouverte, bienveillante. Il faut qu’elle sache qu’elle peut lui faire confiance pour cette mission. Ça sert à rien qu’elle prenne sur elle si c’est pour s’écrouler après.

« Mais très franchement, je connais personne de plus expérimenté que toi pour faire face à Peekaboo. Je m’inquiète pas. », il conclue en lui souriant.

Et bien, c’est pas gagné.

Quand Bambi trébuche, Just tend son bras comme pour la retenir. Je vais me flinguer, elle pense. Dans un monde idéal, elle ne passerait pas pour la nunuche de service, quelqu’un de plus encombrant qu’utile en mission, parce qu’il faut sans cesse la protéger ou l’empêcher de se vautrer sur ses propres pieds dès que ses pensées l’emportent ailleurs. Dans un monde idéal.
Just a au moins la gentillesse de ne pas faire de remarque – il a toujours été, avec elle, plutôt correct.

« Effectivement, c’est pas ton terrain. Mais moi non plus, tu sais. Une sentinelle, ça reste surtout à la base. »

Ils savent tous les deux que rester au Grand Arbre n’enlève rien à la compétence de Justice, mais Bambi hausse les épaules, comme si au fond, c’était vrai, qu’ils étaient vraiment sur un pied d’égalité dans cette mission.

« Mais très franchement, je connais personne de plus expérimenté que toi pour faire face à Peekaboo. Je m’inquiète pas. »

Elle lui rend son sourire.

« Oh, je pense qu’on est tous les deux aussi expérimentés en la matière. On a juste des approches différentes. »

Et puis elle décide que c’est l’heure de changer de sujet. Le sentinelle va vite être fatigué de devoir la rassurer sur l’utilité de sa présence, si c’est pas déjà le cas.

« Je ne sais pas comment on reconnaît un monstre, exactement », déclare-t-elle donc. « Je veux dire, par rapport à toutes les autres créatures de l’Île. A part le fait qu’ils vivent ici. »

C’est peut-être un aveu de son manque de préparation pour cette aventure, mais elle doute que Justice s’y connaisse beaucoup mieux. C’est vrai que c’est bizarre, pour elle, que la faune de l’Île de Jamais se décline en tout un tas de catégories floues, aux critères variables, pas franchement scientifiques. Qu’est-ce qui peut bien séparer les monstres de la contrée des monstres et les chimères, animaux, créatures artificielles sorties de la machine ? Il y a bien des perdus qui se sont mis en tête de tenir des genre de bestiaires, mais cette curiosité là finit souvent par, et bien, les perdre.
Mais Bambi se demande tout de même.
Est-ce que ce qu’elle a vu, dans l’épave, c’était un monstre ? Autre chose ?
Est-ce qu’il y en a d’autres ?

« Tu as entendu ? » elle fait, s’interrompant brusquement.

Il lui a semblé entendre des battements sourds, lointains. Presque comme de la musique.
Mais maintenant qu’elle essaie de se concentrer dessus, rien.

Quand Bambi met leurs expériences sur un pied d’égalité, il réprime un sourire amusé. Dire que leurs approches diffèrent, c’est l’euphémisme du siècle.
Bambi raisonne, négocie, apaise. Plus d’une fois, elle a évité un drame avec la Mauvaise Herbe en trouvant les mots justes. Lui, il plaque Peekaboo au sol ou le menace de le faire.
Elle agit en mère, lui en foutu CRS.

« Je ne sais pas comment on reconnaît un monstre, exactement. », fait remarquer Bambi. « Je veux dire, par rapport à toutes les autres créatures de l’Île. A part le fait qu’ils vivent ici. »

Le changement de sujet est bienvenu et la question pertinente. Le sentinelle fronce les sourcils d’un air distrait, se remémorant tout ce qu’on lui a communiqué sur les lieux.

« A ce qu’on dit, ils peuvent ressembler à un peu tout et n’importe quoi. Ils sont pas comme ceux du Domaine d’Halloween. Y’a peu de chance qu’on les confondent avec des humains. Et ils sont grands. »

C’est exactement le genre de questions qu’ils auraient pu poser à l’éclaireuse qui les a amenés ici. Dommage qu’elle ait filé sans leur laisser le temps d’en placer une.

« Tu as entendu ? », fait soudain Bambi.

Le sentinelle s’immobilise. Il tend l’oreille, balaye les environs d’un regard suspicieux à la recherche du moindre élément suspect. Mais à part le vent dans les branches ou le chant des oiseaux, il ne capte rien de spécial. Bambi a peut-être rêvé. Peut-être pas.
Se tournant vers la mère, la Main se contente d’un vague haussement d’épaules en guise de réponse. Mais il préfère rester sur ses gardes. Il décroche la lance harnachée à son dos, la garde en main comme un bâton de marche.

Tandis qu’ils s’enfoncent dans les bois, l’obscurité se fait de plus en plus dense. Les conifères s’allongent comme des ombres au-dessus de leur tête, leurs branches épaisses occultent le bleu du ciel et la lumière du soleil. Dans cet espace presque clos, des tentacules de brouillards ondulent à leur pied. Ça leur devient difficile de voir où ils mettent les pieds, au point qu’ils soient contraints d’allumer des torches.
Just est réticent : ce n’est pas très discret. Mais il doit bien s’y résoudre. De toute façon, les monstres, habitués à cette obscurité, n’auraient aucun mal à les voir, avec ou sans feu.

Le décor qui les entoure est inquiétant, triste et monotone. Peekaboo en aurait crevé d’ennui. Just commence à avoir des doutes. Sans aucune forme de distraction à se mettre sous la dent, qu’est-ce qui leur dit que la Mauvaise Herbe n’a pas fini par faire demi-tour ?
Mais au détour d’une rangée troncs, larges comme des pylônes, ils trouvent enfin quelque chose digne d’intérêt.

Sur un arbre, on a cloué à hauteur d’homme deux petits panonceaux en forme de flèches, indiquant des directions opposées. Sur chacun d’eux sont inscrits en lettre bâtons Dangereux et Très dangereux.

« Au moins ça donne le ton. », commente le sentinelle.

La première question qui occupe son esprit, ce n’est pas quelle direction Peekaboo aurait prise. Il se demande plutôt pourquoi ces panneaux sont à leur hauteur alors qu’ils sont dans la Contrée des Monstres. Est-ce qu’on les a plantés là à l’intention des humains

Ils n’entendent plus rien et Bambi a peur que Justice la prenne pour une folle. Mais il fait au moins bien semblant de la prendre au sérieux, et décroche sa lance de son dos. Avec un soulagement palpable, Bambi serre ses doigts sur le manche de sa propre arme. Elle continue de guetter d’une oreille le son de tambours, comme celui qu’elle a entendu plus tôt, et il lui semble l’entendre par intermittence alors qu’ils avancent dans la brume, mais elle n’ose rien dire tant que le sentinelle ne les entend pas à son tour.

Ils finissent par arriver devant deux panneaux.

« Au moins ça donne le ton. »

Elle souffle un petit rire par le nez.

« On dirait qu’un perdu a écrit ça », elle remarque.

La forme enfantine des lettres, la hauteur des panneaux, ça ressemble à du travail d’enfant, peut-être un sentinelle. Mais en même temps, ça ressemblerait bien à un monstre de l’Île d’être capable d’imiter un perdu à la perfection, pour en attirer d’autres à leur mort.
Mais si c’était le cas, un des panneaux serait plus engageant.
Alors qu’elle retourne le problème dans sa tête, Bambi réalise que dans tous les cas, ça ne les aide pas à savoir où aller.

Que ferait Peekaboo ? elle se demande de nouveau, sans vraiment avoir de réponse.
Et puis elle tente d’entendre de nouveau les tambours. A ce stade, est-ce que c’est elle qui les imagine, ou est-ce qu’elle les entend vraiment, faiblement, à leur droite ?

« Qu’est-ce que tu en penses ? On commence par dangereux ? » elle propose, tentant de ne pas avoir l’air trop nerveuse.

Alors qu’il reste fixé sur la hauteur des panneaux et leurs destinataires, Bambi émet une observation sans doute plus pertinente.

« On dirait qu’un perdu a écrit ça. »

C’est très plausible. Et en même temps, il se demande du coup si les monstres savent lire ou écrire, s’ils sont capables de fabriquer quoi que soit ou même s’ils ont besoin de signalisation dans leur propre forêt. C’est sans doute trop d’interrogations qui ne leur mèneraient finalement nulle part. Mieux vaut laisser tomber.

« Qu’est-ce que tu en penses ? On commence par dangereux ? », fait Bambi.

Pour lui, c’est tout comme.

« Ça me va. »

Le sentinelle ouvre la marche, la main crispée sur le manche de sa lance. L’ignorance du terrain et l’obscurité joue en leur défaveur, il n’est pas très à l’aise. La sensation tenace d’être observé depuis les fourrées le rend un peu nerveux.
Il décide de tenir la discussion.

« C’est pas trop rude ?, il demande à Bambi. D’être mère chez les chasseurs. »

De tous les groupes, il lui semble que c’est celui où on trouve le plus de garçons perdus débrouillards, souvent peu enclins au rapport mère-enfant instauré par Peter. En plus dans le tas, y’a Apache. Ce dernier ne lui a jamais parlé de Bambi, ce qui peut être un bon comme un mauvais signe.

« Ça me va. »

Ça lui va.
Alors ils vont par là.

« C’est pas trop rude ? » , Just demande après quelques minutes de marche pénible dans l’obscurité. « D’être mère chez les chasseurs. »

Bambi est un peu surprise que Justice fasse tant la conversation. Elle pensait que c’était pas son style. Peut-être à tort. Mais elle lui en est reconnaissante. Dans l'ombre, elle a parfois l’impression que sa silhouette pourrait être celle d’un autre, si elle n’entendait pas le son de sa voix. Et ils n’en sont pas au point de se tenir la main pour ne pas se séparer.

« Un peu », elle dit.

Elle a l’impression, pour une fois, d’avoir déjà lâché toutes ses larmes à ce sujet. Avec Rain, sur le chemin du retour après l’Épave, elle a craché tout ce qu’elle avait sur le cœur. C’est si frais dans son esprit qu’elle n’a pas envie de recommencer de sitôt. Elle condense, alors.

« Y en a qui font juste semblant que je suis pas là. Mais c’est pas grave. »

Et elle se félicite de même pas être triste. Adresse même un sourire à Just, un sourire en coin un peu malicieux, même si c’est possible qu’il ne le voie même pas dans l’ombre.

« Pas trop rude d’être ami avec eux ? »

La réponse de Bambi ne s’embarrasse d’aucun détours. Bambi fait court et c’est quelque chose qu’il remarque et qu’il apprécie. Autrefois, il n’y faisait pas particulièrement attention. Faut croire qu’à force de trainer avec des numéros comme Apache et Nasty, ou d’écouter Avocado en faire des tonnes, il s’est fait une opinion sur le débit verbal.

« Un peu », avoue la mère. « Y en a qui font juste semblant que je suis pas là. Mais c’est pas grave. »

Il ne répond pas, se contente d’un sourire compatissant. A sa place, il s’en foutrait aussi. Le sentinelle pressent pourtant que Bambi a sûrement galéré avant d’en arriver là. Elle a dû tenter plusieurs approches, raisonnables, elle a peut-être essayé de lever la voix. Le fait qu’Apache ne lui ai jamais parlé d’elle lui donne une vague idée de ses résultats.

« Pas trop rude d’être ami avec eux ? », reprend-elle.

Un rire grave, un peu rauque, lui secoue doucement les épaules. Le sentinelle laisse échapper un sourire en secouant la tête. La bouffée de lassitude qui l’emplit lui impose sa réponse :

« C’est… », il cherche ses mots. « Sportif ? Apache peut être un vrai con. »

C’est le seul exemple qui lui vient à l’esprit.

Justice répond à sa question par un rire inattendu.

« C’est… Sportif ? Apache peut être un vrai con. »

Elle hoche la tête avec un sourire.

« Ah, oui. Apache. »

Évidement, elle avait Apache en tête, mais pas que. Le spectacle que le sentinelle et Timber ont donné à la boum était public, et un peu scandaleux. Passée la réaction initiale, Bambi est surtout curieuse. Et quelque part, elle voulait aussi un peu piquer Justice, le prendre en tort, quelque chose comme ça. Mais il ne capte pas le sous-entendu, ou fait bien semblant de ne pas le capter. Elle se rend compte qu’elle n’a pas vraiment le moyen d’amener le sujet sur la table sans risquer de le vexer.

« Sur ce plan là, je pense que toi et Lacerate, vous avez plus de travail que moi. »

Elle n’a que rarement affaire à Apache, et n’est même pas sûre qu’il sait seulement qui elle est – ce qui, elle a fini par s’en rendre compte, est sans doute une bonne chose.

La réaction de Bambi ne le remue pas plus que ça, pas même alors qu’elle semble clairement noter qu’il cite Apache. Comme si c’était un choix. Un choix avec qui ? Il lui arrive de trainer avec des chasseurs, oui. De là à les appeler “amis”…

« Sur ce plan là, je pense que toi et Lacerate, vous avez plus de travail que moi.
— J’avoue.

Sur le coup, ça lui arrache un sourire. Le seul point commun qu’il se trouve avec Lace en la matière, c’est leur tendance à envoyer Apache à l’infirmerie. Pas vraiment le genre de Bambi, non.

Le paysage est presque monochrome. Le sentier dangereux ondule parmi les grands arbres comme une gros reptiles. De temps en temps, il y a un gros chêne planté dans un virage qui lui cache la vue. A chaque fois, Just ralentie le pas, main crispée sur son arme au cas où ils seraient surpris par un ennemi embusqué. Mais il n’y a jamais rien. Ils sont seuls pour l’instant.
Il s’arrête en découvrant une énorme flaque, presque une petite mare, qui semble bizarrement plantée en plein milieu du chemin. Un rapide coup d’œil lui indique que ces plutôt profond. Autour d’eux, les rangées d’arbres interdisent tout détour.

« A côté de Peekaboo, Apache est un petit ange. », il nuance. « Je sais pas comment tu fais pour pas péter un plomb avec lui. »

Il repère quelques grosses pierres plates qui dépassent tout juste du niveau de l’eau, tâte du bout de sa lance leur stabilité avant de lever un pouce, l’air d’indiquer que le passage est sûr.

« Une fois, j’ai cru que j’allais le tuer. », il exagère à peine.

Le sentinelle pose un pied hésitant puis plus assuré sur la première pierre, commence sa traversée, s’arrête et se retourne vers Bambi pour l’assurer.

« J’avoue », répond Justice.

Son ton est neutre, il ne semble pas avoir relevé l’allusion, de toutes façons Bambi n’y a pas mis beaucoup de cœur. Mais il lui sourit, comme si ça l’amusait un peu. Ils marchent encore dans la forêt dense et tordue jusqu’à être contraints de s’arrêter devant une minuscule étendue d’eau qui coupe le chemin en deux.

« A côté de Peekaboo, Apache est un petit ange. », dit Just, après un silence.

Bambi tourne la tête vers lui, surprise de sa relance. Elle s’attendait presque à ce qu’il enjambe la flaque sans un mot.

« Je sais pas comment tu fais pour pas péter un plomb avec lui. »

Elle hausse les épaules, s’apprêtant à répondre.

« Une fois, j’ai cru que j’allais le tuer. »

Et s’interrompt. C’est dit sur le ton qu’on pourrait utiliser pour une blague, mais elle y croit. Elle saurait pas trop expliquer pourquoi. Elle accepte sans réfléchir la main que lui tend le sentinelle pour l’aider à sauter jusqu’à la première pierre plate. Si elle avait hésité, elle aurait peut-être refusé pour prouver quelque chose, et aurait eu l’air stupide.

« De nous deux c’est toi qui pourrait le faire le plus facilement en même temps. »

Elle lance ça sur le ton de la blague avec un peu trop d’emphase pour contrebalancer, s’assurer que la conversation n'est pas sérieuse.

« S’il décidait de s’énerver sur moi … Il me mettrait par terre facile. Pas de doute. Faudrait que je sois plus stratège. » Elle fait mine de réfléchir. « Du poison peut-être ... »

Comme pour la punir de la tournure de sa blague, une petite volée de bulles éclate sur la surface grise de la mare, à quelques centimètres de ses pieds. Son cœur s’emballe, sa main se crispe sur le bras de Justice, et puis … rien.
Juste pour lui faire peur faut croire.

« Mais pour répondre sérieusement … J’en sais rien. Il m’aime bien, j’ai juste de la chance. »

Quelle chance...