- Okay. Compris.

Et je sais que c'est vrai.
Parce qu'il y'a une ébauche de sourire, un rien de frétillement qui me donne l'impression que là, pendant un infime instant de grâce, on a été sur la même longueur d'onde.

- Pt’être que c’est moi qui vais te faire changer d’avis.
- Compte là d'ssus et bois d'l'eau ! que je me marre.

Parce qu'effectivement, ce sera jamais le cas, mais c'est aussi ça la beauté de la chose : le fait que cette discussion sera toujours remise sur la table entre nous comme un petit secret inavouable. Entre nous.

La barque commence à racler le fond sableux de la berge. Je laisse mon bâton dans l'embarcation et je saute dans la flotte qui m'arrive aux mollets. Avec Freckles, on tire notre rafiot à l'abri des vagues et des marées.

- On f'rait mieux d'la planquer... que je suggère à mon partenaire de mission en désignant l'ombre de quelques rocher mousseux avec des touffes de larges fougères. J'ai pas envie de rentrer à la nage.

Je lève le nez pour englober le paysage de l'ilot d'un seul regard. Je réprime un frisson involontaire. Je n'aime pas cet endroit. Ca me rappelle beaucoup trop l'île du Crâne où nichait le QG des Orbleux. J'espère ne trouver aucune trace de leurs horreurs dans les parages...

« Compte là d'ssus et bois d'l'eau ! » lui rétorque Nasty, et il fait bien attention à ne pas se retourner pour pas qu’elle le voit sourire.

Bien vite, ils arrivent assez près de l’îlot pour que le fond de la barque touche le sable. Sans se concerter, ils descendent et la prennent chacun à un bout pour la trainer sur la plage.

« On f'rait mieux d'la planquer...  J'ai pas envie de rentrer à la nage. »
« On est d’accord. »

Il leur faut quelques minutes de plus pour camoufler l’embarcation derrière un rocher et une épaisse végétation. Le côté artistique vient plus de Nasty que de lui. Une fois leur œuvre finie, Freckles se recule pour regarder ce qui les attend.
Une jungle, essentiellement.
Mais pas une jungle tropicale, chaude et étouffante. Peut-être que c’est juste que la journée vient de commencer, mais y a quelque chose d’un peu froid dans l’air. Pas de cris d’oiseaux. Pas très accueillant.

« Bon. Plume rouge. »

Devant la densité de la forêt, l’infaisabilité de leur tâche se fait encore plus évidente. Mais c’est pas Freckles qui va se démonter, surtout pas après la conversation qu'ils viennent d'avoir. Mais alors qu’il fait le premier pas sous le couvert des arbres, que les bruits des vagues sur la plage s’étouffent déjà, il se tourne à demi vers sa collègue du jour.

« Et on garde l’œil sur d’autres trucs qu’on peut trouver. J’crois que y a des ruines un peu partout sur ces îles. »

Pour l’instant, il essaie de regarder un peu en l’air, voir s’il voit une tâche rouge dans l’épais feuillage d’un vert presque bleu. Et puis il est tout de suite obligé de baisser les yeux pour regarder où il marche et pas se prendre les pieds dans une racine.

« Les artisans, ça vous intéresse toujours les objets bizarres, non ? »

Il en ramenait tout le temps à Harmony. Peut-être qu’en fait elle les utilisait pas du tout et qu’elle les prenait juste pour lui faire plaisir.

- On est d’accord.

S'en est presque troublant à force.
Ceci étant, on bosse plutôt bien et notre barque est camouflée en un rien de temps. Maintenant, je suis bien obligée de me refocaliser sur l'environnement et un frisson me dévale l'échine malgré la sueur dans mon dos. En général mon instinct est bon (sauf pour les gens, mais c'est un autre sujet) et là, il me dit que ça pue. Ouais, ça pue sec le faisan.

- Bon. Plume rouge.
- Ouais...

Je promène mon regard sur la jungle opaque. A part le fracas des vagues qui s'écrasent sur la plage et les rochers, y'a pas un poil de vie sur ce foutu caillou : pas d'oiseaux qui s'envolent, pas d'animaux qui braillent, pas même le bruissement de feuilles caressées par le vent.
Mais plutôt crever que d'admettre que l'endroit me fout les chocottes, surtout devant Freckles.

- Et on garde l’œil sur d’autres trucs qu’on peut trouver. J’crois que y a des ruines un peu partout sur ces îles. Les artisans, ça vous intéresse toujours les objets bizarres, non ?

Je lui dédie un sourire franc, amusé (et un peu touchée. Chut!) qu'il prenne en compte mes besoins.

- Ouaiiiiis, on est très bidules, chez nous. Moi je récupère un peu tout et nawak : les trucs en verre, pour recycler, mais aussi les machins modernes qui pourraient être réutilisables : genre des piles, des batteries, du matos, quoi !

On s'enfonce dans la jungle et la lumière disparait pratiquement en même temps, comme si la canopée gobait chaque rayon pour recracher que des miettes de clarté.

- La vache, c'est sombre... T'arrive à voir un truc, toi ?

Puisque que le Lionceau a le pif en l'air, moi je zieute par terre, histoire de pas nous prendre les pieds dans des lianes ou des racines qui trainent.

- C'est hyper chelou cet manque de... d'ambiance sonore quand même. Y'a personne qui vit dans c'te foutue forêt ?

Au moment où je dis ça, un cri sinistre nous vrille les tympans : entre le craquement de vieille épave fantôme, le hululement de bête blessée et le crissement de craie sur une tableau noir. (Pas engageant, le truc, en somme.) En tournant vivement la tête vers l'origine du hurlement on repère une espèce de percée de lumière entre les fougères.

- Putain c'était quoi, ça !?

Je me suis mise à chuchoter instinctivement, mon coeur cognant tellement fort que j'ai l'impression qu'il résonne contre chaque tronc.

« Ouaiiiiis, on est très bidules, chez nous. Moi je récupère un peu tout et nawak : les trucs en verre, pour recycler, mais aussi les machins modernes qui pourraient être réutilisables : genre des piles, des batteries, du matos, quoi ! »

Il hoche la tête mais la conversation s’éteint un peu à mesure qu’ils continuent de marcher. La forêt autour d’eux est tellement silencieuse que parler rend Freckles un peu nerveux, comme s’ils risquaient d’attirer quelque chose. Il jette toujours des regards en l’air, mais inconsciemment, a arrêté de chercher la plume rouge. Ce qu’il essaie de voir, c’est un oiseau. Le moindre oiseau perché dans les branches, de la vie quoi, mais rien.

« La vache, c'est sombre... T'arrive à voir un truc, toi ? »

Il hausse les épaules, mal à l’aise. La lumière du jour a de la peine à percer à travers le feuillage. Ses yeux se sont habitués à l’obscurité, assez pour ne pas rentrer dans un arbre en marchant, mais certainement pas assez pour analyser les formes sombres, immobiles, cachées derrière.

« C'est hyper chelou cet manque de... d'ambiance sonore quand même. Y'a personne qui vit dans c'te foutue forêt ? »
« Peut-être qu’il est trop tôt ? » il se hasarde, visiblement pas convaincu de sa propre théorie.

C’est vrai que les oiseaux se mettent à chanter quand il fait jour, que quand il fait nuit, ils dorment. Mais déjà, il fait plus si sombre dehors, c’est juste la forêt qui ne laisse pas passer le soleil, et il sait très bien que dans la jungle, même la nuit, ça vit, en tout cas normalement.

Et comme pour les contredire, quelque chose hurle. Ça paraît proche, et très loin à la fois. C’est le pire bruit qu’il aie jamais entendu.

« Putain c'était quoi, ça !?  »

Freckles a soudain froid et se rend compte que sa nuque est trempée de sueur.

« J’en sais rien », il souffle si doucement qu’il est à peine sûr de l’avoir vraiment dit.

Tentant de calmer les battement de son coeur, il sort de sa poche un couteau qui lui semble bien insignifiant, et cherche des yeux la source du bruit.

« Peut-être … Peut-être un animal ... »

Il repère la percée de lumière, et après une hésitation, s’en approche. Sa main frôle les fougères avec une lenteur dont il pensait pas être capable, et il les penche doucement pour voir derrière.

Il s’attend à un animal, un monstre, pire, mais rien.
Rien qu’une clairière. Le ciel est visible, mais la lumière du soleil est étrangement froide. La terre et les racines s’effacent pour laisser place à d’étranges dalles de pierre érodées. Des sortes de piliers s’élèvent du sol. Freckles a entendu parler de ruines, et il suppose que c’est ça. Mais lorsqu’il plisse les yeux en direction du « pilier » le plus proche, il s’aperçoit qu’il n’est pas en pierre. Chaque millimètre de la surface est recouverte de coquillages secs. L’aspect est presque organique, et sans qu’il comprenne trop pourquoi, le dérange.
Il reste paralysé là, sans savoir s’ils sont plus en sécurité là où ils sont, où s’il faut bouger.

- Peut-être qu’il est trop tôt ?
- D'puis quand ça a une incidence sur quoi qu'ce soit le temps dans c'pays ? Non, ça pue du zgeg c't'affaire.

Et puis le cri nous fauche les tympans. Freckles suppute qu'il s'agit peut-être d'un animal. Perso, je n'ai pas envie de laisser trainer mon cul ici pour le savoir. Pourtant cet idiot marche en direction de la source éventuelle du hurlement.

- Frecks ! que je chuchote hystériquement. Freckles ! Qu'est-ce tu fous ?! Putain !

Je finis par lui emboiter le pas parce qu'il feint de ne pas m'entendre ce petit con !
Nous débouchons sur une clairière et le spectacle, aussi fascinant soit-il par sa bizarrerie poétique, allume une alarme dans mon cerveau reptilien. Un frisson glacé me dévale l'échine et me tord les boyaux.

- Tu... Tu trouves pas qu'on dirait des dents ? Que je questionne d'une voix blême.

Je déglutis.
Un pas, un deuxième.
Rien ne se passe, alors j'ose un troisième qui me mène aux pieds d'un de ces drôles de menhir tordu. Du bout des doigt, j'effleure les crustacés agrippés sur la "pierre" : on dirait d'horrible verrues calcifiées.

- Et ça.. ça ressemble à c'truc, sur les baleines, t'sais ? Je fouille dans mon bagage culturel  et -j'avoue que ça a le don de m'épater à chaque fois- mobilise la connaissance spécifique et complétement inutile sur le champ... Les balanes! Voilà ! On dirait des balanes....

A quoi ça me sert de savoir ça, sans déconner ?
De cette observation -de la présence des balanes, pas du fonctionnement chelou de mon cerveau- je tire pourtant des conclusions assez peu agréable .

- ..... Pourquoi ces coquillages sont si loin d' la mer..... ? C'pas logique...

J'échange un regard avec mon compagnon d'infortune quand l'île est secouée de tremblements. Le sol sous nos pied devient soudainement plus meuble et spongieux.

Il s'enfonce ou c'est moi qui me fait des idées ?
A moins que ce ne soient les monolithes qui aient subitement gagné en hauteur ?

Un sentiment d'urgence électrise tout mon corps. J'attrape Freckles par le bras et je me mets à courir hors du cercle de pierres agressives qui semblent vouloir se liguer pour nous barrer le passage.

Freckles reste immobile à observer les piliers. Les petits coquillages dont ils sont recouverts forment une espèce de masse poreuse, morte, pleine de petits trous. A travers, on ne voit pas ce qu’il y a en dessous, mais il arrive à s’imaginer une pierre blanche, comme de la craie, il sait pas d’où l’image lui vient. Certaines des coquilles sont de minuscules spirales. Elles lui donnent l’impression que l’ensemble bouge, dans un sens puis dans l’autre. Quand il cligne des yeux, il voit la réalité, qui est que non, la clairière est aussi immobile que silencieuse. A côté de lui, il y a toujours Nasty, et il sent qu’il devrait peut-être dire quelque chose, mais il a pas d’idée.

« Tu... Tu trouves pas qu'on dirait des dents ? »

Il hausse les épaules, pas très convaincu. Et puis il regarde un peu mieux, pas les piliers en soi, mais plutôt comment ils sont agencés, les uns par rapport aux autres, et c’est vrai que …

« Et ça.. ça ressemble à c'truc, sur les baleines, t'sais ? .. Les balanes! Voilà ! On dirait des balanes.... »

C’est vrai ouais, elles forment un espèce de cercle, ou plutôt deux demi cercles, les dents du haut, les dents du bas, avec des espaces de chaque côté. C’est par là qu’ils sont passés. Instinctivement, ses yeux balaient le sol de la clairière, à la recherche d’une entrée.
Une entrée vers quoi ?

«  ..... Pourquoi ces coquillages sont si loin d' la mer..... ? C'pas logique... »

Maintenant Freckles imagine autre chose sous les coquillages, un truc qui ressemble plus à de l’os, ou alors le truc dont sont faits les dents, dont il se souvient pas du nom. Il résiste à l’envie de tendre la main et d’arracher une ammonite de la surface. Il a pas les ongles assez longs pour le faire.

« C’est ça qui est pas logique pour toi ? » il rétorque, se rappelant enfin qu’il est le deuxième interlocuteur de cette conversation.

Et juste avant qu’il finisse de parler, le sol arrête d’être solide. Nasty l'agrippe par le bras, et en même temps, d’instinct, il fait un geste pour la faire reculer. S’il se passait moins de trucs, ça le frapperait, le fait qu’ils essaient de se protéger l’un et l’autre, mais là, il est trop occupé. Ils se mettent à courir, mais heurtent des trucs au passage, alors que dans le sol de la clairière, un trou s’ouvre, un trou large, très rond, très parfait, trop pour un effondrement de terrain normal – pas que le normal aie sa place ici. Le sol s’ouvre et révèle un escalier en colimaçon qui descend dans le sol, d’une géométrie parfaite. En spirale comme les coquillages.

Et alors que le sol arrête de bouger, les piliers se sont refermés autour d’eux, bouchent le passage, faisant de cet escalier leur seul échappatoire. Et alors que Freckles lève les yeux, pour essayer de voir s’ils pourraient passer par en haut, en escaladant, le cri retentit de nouveau. Mais cette fois, il vient de derrière. Et de devant. En fait il sait pas trop d’où, de tout autour d’eux. Et ça se rapproche.

Nos réactions désaccordées nous empêchent d'être efficaces. Je ne vais pas assez vite pour nous tirer de là parce que ce couillon de rouquemoute me tracte en arrière, m'évitant la désagréable expérience d'être coupée en deux.
J'ai même pas le temps de conscientiser ma gratitude qu'un escalier se dévoile sous nos mirettes, telle une invitation à visiter les Enfers. Pas d'échappatoire, l'entrée est bouchée : on ne peut qu'avancer si on veut un jour retrouver la lumière du jour.

- Putain d'île de merde ! Putain de plume de merde ! Putain de TOUT ! que je rage, excédée par cet empilement de chiasses ! La prochaine fois, l'aut' connard volant ira faire ses courses tout seul !

Je me penche au bord du gouffre. Malgré les champignons phosphorescents qui poussent comme des bubons sur les murs lisses du trou parfaitement circulaire, je ne vois pas le fond du bouzin. Je suis parcourue d'un frisson involontaire.
Un cri tonitruant, plainte inhumaine qui résonne en écho tout autour de nous, achève de me faire trembler comme une feuille.

On va mourir ici....
Non, pas comme ça !
Je dois crever pour la Révolte, pas avant !

Instinctivement, j'ai agrippé la main de Freckles. La mienne est moite, caleuse et glacée aux bout des phalanges.

- C'est pas parce que j'ai les foies ! OK ?! que je me défends aussitôt en sentant sa chaleur réconfortante dans ma paume. C'est pour pas s'perdre ! S'tout !

Je renifle.

- Bon, j'crois qu'l'invit' est plutôt claire. Faut descendre.....