Avant de prendre la route, il marque une halte à la grotte qu’ils ont quitté. Il veut prévenir Shrub de leur départ. A partir de maintenant, certaines choses vont changer. Pour commencer, il ne quittera plus quelqu’un sans dire au revoir. Alors, il le réveille et il lui raconte. Il lui qui est Salamandre, il lui dit que quelque chose est arrivé, qu’il doit la raccompagner, qu’il doit parler aux Hurons. Shrub comprend. Il se promettent d’être prudents, qu’ils se reverront. Jerk se dit qu’il a de la chance. C’est un bon ami.

Salamandre et Jerk se mettent en route. Au petit matin, les rayons du soleil percent à travers le couvert des nuages comme pour leur montrer la voie L’air est léger mais son cœur est lourd. Dans peu de temps, il va revoir les siens, il s’attend à subir leur colère et partager leurs sanglots. A ce moment-là, il accusera le coup de la perte.
Mais pour l’instant, il a la main de Salamandre dans la sienne. Ils rentrent chez eux et il a un peu de chaleur dans le cœur. Ça ressemble à de l’espoir.

Ils parlent peu. Peut-être pour garder leurs forces. Peut-être parce qu’ils en ont déjà trop dit. Lui, il ne ressent pas le besoin d’en rajouter. Il pense – il espère qu’elle lui a révélé le fond de ses sentiments car lui ne lui a rien caché.
Ils parlent peu mais il sait déjà par où commencer. Il voudrait emmener Salamandre auprès d’Hermine Lunaire. Puis, il devra les trouver. Les trouver et tout leur dire. Et s’ils l’acceptent, ils feront leur deuil ensemble.

Ils arrivent à l’entrée du Canyon. Le silence laisse peu à peu place à la rumeur du Camp, son activité, son bourdonnement de ruche. Jerk ne lâche pas la main de Salamandre, lui aussi se sent perdu parmi ces enfants dont il n’a jamais fait complètement parti. Plus encore maintenant qu’il se sent comme coupé des choses, plus réellement concerné par le Givre ou tout autre chose. C’est peut-être le choc.

Il tourne la tête vers Salamandre, lui sourit doucement du regard malgré la tristesse un peu tenace dans ses prunelles :

« Ça va aller. »

Comme pour s’en convaincre. L’espoir laisse place à l’appréhension. Il balaye du regard des visages qui lui sont inconnus. Il ne se rappelle pas ceux qu’ils cherchent avec autant de détails qu’il le voudrait. Mais les reconnaîtra quand il les verra.

Il le sent.
Il l’espère.

Abeille réfléchit à ce que ça veut dire, de rester constant. Quelque chose qu’elle s’efforce d’être alors que tout autour d’elle change et disparaît avec différents degrés de douceur. Ça fait un moment qu’ils ont quitté le calme de leur camp pour s’installer au Canyon. Il y a des garçons perdus avec eux, trop nombreux pour tous les connaître, et trop peu pour qu’elle se permettre d’entretenir cette lueur d’espoir qui lui prend parfois aux tripes. Il y a trop à faire. Chaque jour se rajoutent de nouveaux réfugiés à nourrir, abriter, guérir. Chaque jour-

« Abeille. C’est Salamandre …. avec ton fils. »

Elle interprète le ton comme de l’urgence, d’abord. Salamandre et Hérisson sont revenus. Ils sont sans doute blessés. Ils ont besoin de son aide. Depuis quand sont-ils partis ? Alors qu’elle se hâte vers la périphérie du camp, emmitouflée dans des couches de vêtements - certains Hurons ont refusé, par principe, les fourrures qu’on leur a offert, pas elle - elle y repense, se repasse la phrase dans sa tête, y décèle autre chose, sans bien encore savoir de quoi il s’agit.

Elle ne reconnaît plus les autres aux bruits de leurs pas. A cause de la neige. Ici, les pas d’adultes se mêlent à ceux des enfants dans une cacophonie de crissements sourds. Alors elle n’arrive pas à les entendre arriver. Elle s’arrête tout de même. Debout dans la neige. Elle fait face aux deux sans les voir. Et sans savoir quoi dire.
Tout change. Tout change tout le temps.

Le sourire de Salamandre, bien que faible et dépourvu d’assurance, remplit son office : il se sent moins seul. Sa main serre davantage la sienne, légèrement, comme une étreinte suggérée. Mais son regard, lui, est fixé ailleurs. C’est pourquoi, il ne remarque pas sa détresse face à l’agitation du Canyon. Il ressent pourtant la même, au fond de son cœur.

«   Tu es déjà venu ici ? Avant de me trouver, je veux dire.
— Non… »

Il déglutit. Non, il n’est jamais venu. Il a tout fait pour l’éviter, pour tenir sa promesse envers Peter. Il se contentait de rester dans la zone où les enfants se concentraient et avait passé la plupart de son temps au-dehors, à la recherche des égarés du froid, Shrub à ses côtés.
Mais à présent, il n’allait plus fuir.

Puis, il la voit.

Elle

C’est elle.

La vision lui frappe un coup de poing en pleine poitrine qui le laisse sonné sur ses jambes. Sa gorge se serre tandis que ses yeux lui brulent. Lui qui croyait avoir épuisé toutes les larmes de son corps, il trouve en lui des ressources insoupçonnées. Comme si depuis son départ, il en était restées dans un coin de sa tête, qui attendaient d’être versées.
L’ancien papoose reste pétrifié, tremblant sur ses jambes.

« Maman… », il laisse échapper un souffle qui s’étrangle dans sa gorge.

C’est elle.
Il ne reconnaissait pas son visage, il ne se rappelait pas son nom et lorsqu’elle lui parlerait, sa voix lui serait étrangère. Mais ce sentiment qui lui prend aux tripes quand il la regarde.
Il le reconnaitra toujours.

« Maman… »

C’est juste un souffle mais elle l’entend. Comme elle entend leurs deux paires de pas hésitantes et blessées se trainer dans la neige vers elle. Comme elle entend leurs deux respirations au milieu de tous les autres, des figures qui se déplacent sans faire de pause pour eux. Abeille reconnaît cette voix, ce n’est pas celle de Hérisson. Son coeur se serre si fort qu’elle a peur de ne plus pouvoir respirer, ou pire, de ne rien pouvoir dire.

« Abeille Vigilante, Porc-Epic est là.  »

Salamandre lui offre l’évidence dans cette phrase, mais qu’est-ce qu’elle pourrait faire d’autre ?

« Je sais », balbutie Abeille sans pouvoir s’en empêcher.
« Il m’a trouvé dans la neige. J’ai pas pu retenir Hérisson de partir, je suis d-désolée je. Je v-voulais pas.  »

Salamandre continue de parler et dans l’esprit d’Abeille, tout se brouille.
Port-Epic est là. Juste là. Elle pourrait s’avancer et le toucher, mettre une main dans ses cheveux et sentir son odeur.
Hérisson n’est pas là.
Elle est partie avec l’un d’entre eux et revenue avec l’autre. A elle, ils ne lui disent jamais au revoir ou adieu.

« Si vous voulez je vous laisse.  »

C’est la décharge qui la ramène à la réalité. Elle fait les derniers mètres qui la séparent des deux enfants, se penche vers eux pour les étreindre plus fort qu’elle ne les a jamais étreints. Elle a le visage enfoui entre leurs deux épaules, les cheveux tombant en rideaux, et elle les serre tous les deux. Elle leur est reconnaissante de se tenir la main, de se tenir si près. Si ça n’avait pas été le cas, elle aurait seulement étreint son fils et s’en serait voulue.

« Pic », elle murmure. « Mon Pic. »

Il faudrait qu’elle leur demande s’ils sont blessés. Qu’elle appelle à l’aide, leur donne à manger et à boire, les enroule dans des couvertures.

« Parti où ? » murmure-t-elle à la place. « Salamandre, où est-ce qu’il est parti ? »

Elle a capté ce murmure. Il ne devrait pas être surprise. C’est vrai que, par sa cécité, ses sens ont toujours été particulièrement aiguisés. Qu’il lui était presque impossible de tromper sa vigilance. C’était un jeu, entre eux. Leur jeu. A tous les trois.

« Abeille Vigilante, Porc-Epic est là. », l’annonce Salamandre, à ses côtés.
— Je sais. »

Ah, sa voix.
C’est donc ça, la voix de sa mère.

« Il m’a trouvé dans la neige. », poursuit la papoose. « J’ai pas pu retenir Hérisson de partir, je suis d-désolée je. Je v-voulais pas. »

Sa gorge se serre alors qu’elle lui rappelle le motif de sa venue. La joie de la revoir, de les retrouver, le deuil, tout ça c’est beaucoup pour son cœur. Tout ça, ça va déborder encore.

Alors, quand elle dit : « Si vous voulez je vous laisse. », il tourne la tête. Il veut lui dire : Reste. Il veut lui dire : Ne dis pas ça, tu as ta place ici.
Peut-être qu’Abeille a eu la même idée, puisqu’elle les rejoint et les étreint tous les deux. Fort. Il ferme les yeux, chasse toutes ces pensées. Il ne veut penser à rien d’autre qu’à ce moment. Il veut en profiter autant qu’il le peut.

« Pic. Mon Pic. »

Ça l’achève. Les larmes dégringolent, les sanglots muets secouent ses épaules.

« Parti où ? Salamandre, où est-ce qu’il est parti ?

Il ne peuvent pas éternellement repousser cette question, et il ne veut pas laisser Salamandre se livrer une deuxième fois. Alors il parvient à répondre d’une voix tremblante :

« Maman, il n’est plus… avec nous. Je ne crois pas… qu’il reviendra. »

Et c’est ce qu’il voulait, lui souffle une voix dans sa tête, pleine de douleur et de rancœur. Il l’ignore.

« Salamandre a tout vu. Mais… Quand… Quand il a une idée… Personne n’aurait pu l’arrêter. »

Abeille sent les larmes des deux enfants couler à l'unisson presque aussitôt qu'elle les prend dans ses bras. Il fait si froid qu'elle s'inquiète qu'elles gèlent immédiatement sur leurs joues. Ses cheveux qui les cachent aux vues extérieures se retrouvent trempés.

« Maman, il n’est plus… avec nous. Je ne crois pas… qu’il reviendra. »

Elle secoue la tête doucement, confuse. Les deux enfants tâchent de tout lui expliquer en tandem, à travers leur propre chagrin.

« Salamandre a tout vu. Mais… Quand… Quand il a une idée… Personne n’aurait pu l’arrêter. »
« J-j’avais vu Hérisson s’éloigner du camp. Alors je l’av-avais suivi. Et p-puis il partait, marchait. Et puis il.. Il avait.. »

Salamandre a tout vu mais ça ne peut pas être vrai. Abeille ne desserre pas son étreinte et reste muette, de peur que la petite fille interprète comme un rejet les questions pressantes qui lui brulent les lèvres, alors que celle-ci continue.

« On était dans les a-arbres parce que la neige est trop haute et on a.. On les a entendu.  Il a voulu les rejoindre. Il m’a d-dit “Envole toi” mais c’est lui qui.. Lui qui.. »

Abeille continue de refuser de le croire. Alors même que ça fait longtemps qu’elle sait que Hérisson est celui qu’elle ne comprend pas, qu’elle ne comprendra jamais. Pic lui a brisé le coeur, mais au moins elle avait su pourquoi.

« Il a sauté en b-bas de l’arbre et il est allé les r-rejoindre et j’ai pas p-pu l’arrêter je suis d-désolée j’aurais d-du l’arr-arrêter je.. »

Et les larmes des enfants continuent de tremper ses cheveux et la fourrure qui l'entoure, et au lieu de les laisser partir, elle se sent presque les agripper plus fort.

« Mais pourquoi ? » elle s'entend demander.

Elle entend la détresse dans sa propre voix. Elle sent son nez se froncer, ses lèvres se tordre, et c'est plus fort qu'elle, un hoquet lui secoue la gorge, et elle se met à pleurer elle-aussi, c'est moche, incontrôlable.

« Qu'est-ce que je dois faire ? »

Elle devrait dire autre chose. Elle est là pour les réconforter. Pas pour leur poser des questions auxquelles ils n’ont pas de réponse. Il faut qu'elle appelle Elan. Quelqu’un qui sait quoi faire. A la place, elle s’entend encore demander, d’une voix de gosse, à travers ses larmes :

« Qu'est ce que je dois faire pour que vous ne partiez pas ? »

Comme si elle demandait.
Qu'est ce que j'ai fait de mal ?

Entre deux sanglots, Salamandre leur raconte son histoire. C’est la deuxième fois qu’il l’entend mais chaque détail prend une nouvelle forme monstrueuse dans son esprit. Il voit la scène. Bien qu’il ait du mal à l’accepter, il n’a aucun mal à reconnaitre les actions de son frère, ses mots, sa manière d’agir. Ill imagine sans mal ce qu’il a dû penser au moment de…
Il sait, oui. Mais il ne comprend pas, il refuse de comprendre.

L’étreinte de sa mère se resserre sur lui. La douleur de perdre son frère l’écrase mais ce n’est peut-être rien comparé à celle de perdre un fils. Pour la première fois depuis longtemps, il sent les larmes d’Abeille lui couler sur le front.

« Mais pourquoi ? Qu'est-ce que je dois faire ? Qu'est ce que je dois faire pour que vous ne partiez pas ? »

Jerk déglutit douloureusement. Ce n’est pas la première fois qu’il voit sa mère pleurer. Il lui a connu des chagrins discrets qu’elle savait cacher sous des sourires et balayer sous le tapis. Jamais encore il ne l’avait vu dans un tel état. Peut-être qu’après son départ, il lui avait infligé une douleur comparable. Peut-être pas. En tout cas, cette vision le saisit au point de le couper de ses propres sanglots hoquetants.

Ils restent ainsi encore quelques minutes. Il ne veut lâcher ni l’une, ni l’autre alors même qu’il sent qu’il n’a plus de larmes à verser. Tandis qu’il entend les siens souffrir le coup du deuil, il se conforte dans sa décision.

« Mère… Je veux rentrer chez nous. »

Les mots s’étranglent dans sa gorge et il devine à tout leur poids qu’il les a retenus depuis longtemps. Très longtemps. Bien avant la morte d’Hérisson. Tout lui revient et il fait face à tout : la solitude à l’Arbre, le dédain de l’Enfant roi, le déchirement qu’il ressentait quand il fuyait les autres Peaux-Rouges, les moqueries, les regards.
La sensation du temps perdu, du temps précieux qu’on ne rattrape pas. Peter a beau prétendre qu’il est suspendu.

« J’aurais jamais dû vous quitter… Tout est de ma faute.»

La vengeance ne vaut pas grand-chose face à cette dure réalité. Il ne sait pas encore le prix qu’il devra payer pour réparer son erreur, il ne veut pas y penser. Il n’y a que lui et sa mère, il n’y a qu’un supplique :

« Je veux rentrer à la maison. »