Just n’est pas un tendre – il ne l’a d’ailleurs jamais été – mais il ne pense pas être un salaud. Comme tout le monde, il lui arrive de dire ou faire des choses dont il n’est pas très fier. Lui, c’est un mec ordinaire : il fait se trompe, confonds les directions, oublie de faire ses lacets. Quand il écrit apparition, il ne sait jamais s’il faut mettre deux p. Quand il ouvre le robinet, il se trompe toujours entre l’eau chaude et l’eau froide. Et quand il pleut, c’est toujours quand il oublie de prendre un parapluie.
Mais il sait qu’il y a des choses moches qui doivent arriver. Qu’il vaut mieux se sentir coupable toute sa vie que de mourir pour sa bonne conscience. Qu’il y a des choses qui ressemblent à des erreurs, qui sentent, qui ont le goût d’une grosse erreur… mais qui n’en sont pas.

La mort de Lumpy, par exemple, ce n’était pas un erreur.

Tout le monde doit se salir les mains un jour où l’autre. Pourtant, si on lui avait dit que le premier à le pousser à cette extrémité serait un diplomate de son âge, légèrement en surpoids mais surtout asthmatique…. Pourtant la lutte avait été rude, et Just s’en était sortie avec une belle éraflure sur la joue.

Debout devant le macchabée, il s’était senti perdre pied et il avait pleuré comme un gosse. C’était peut-être la pression des derniers mois qui retombait, ou son incapacité à trouver une excuse crédible pour justifier cette situation. S’il disait aux autres qu’il était dans des circonstances atténuantes, que c’était Lumpy qui avait sorti le couteau et s’était mis à le menacer avec, personne ne l’aurait cru. S’il leur avait raconté comment ce connard avait essayé de le planter quand il avait le dos tourné et qu’il n’avait fait que se défendre, personne ne l’aurait cru. Les chances étaient trop inégales, l’histoire trop improbable et surtout : rien ne justifiait qu’il en soit venu à l’égorger.

Foutu. Perdant sur tous les tableaux.

La journée avait semblé si longue, mais était-elle seulement terminée ? La récolteuse n'y avait pas fait attention, et n'en portait aucune. Trop concentrée à ne pas se salir avec de boue, de l'écorce ou de la mousse. Eliott dans un panier, une grande quantité de savons et des choses sucrées à manger. Elle ne récoltait que le savon et le sucre. Evitant des branches, des racines, elle faisait son chemin. Soap dû cependant poser son réceptacle d'osier sur le gros tronc qui lui barrait le chemin, puis elle s'aida de ses deux mains pour passer par-dessus. Elle remit sa robe en place, prit sa récolte et... se figea. Elle se battait pour ne pas regarder ses mains, elles devaient être pleines de terre. Un cours d'eau se trouvait assez proche. L'Indifférente le savait, elle savait absolument tous les endroits où elle pouvait se laver. Se laver jusqu'au sang s'il le fallait.

Ou pour... retirer tout ce qui la rapprochait de sa "mère".

Un peu pressée, la jeune fille accéléra le pas. Vite, de plus en plus vite, jusqu'à...

Cette scène.

Soap se figea, elle avait eu le regard trop concentré sur ses pieds et n'avait rien vu venir. Pas même l'odeur ferreuse. L'air libre aidait un peu, il fallait l'avouer.

Mais voilà, la récolteuse fixait le garçon au sol. Enfin non, ce n'en était plus un. C'était de la chair qui se vidait de sang. Le problème, généralement, c'était plutôt la cause du mort. Et non le corps. Les prunelles vertes toxiques se posèrent sur l'autre acteur de la scène. L'Indifférente fut rassurée. Ce n'était pas un pirate ou une créature dangereuse.

Un soupir de soulagement presque imperceptible se fraya un chemin.

Bien, donc, pas d'ennemi. Elle ne craignait donc, rien ? Pas sûr. Enfin, à bien regarder, la Main n'avait pas l'air très bien. Soap savait voir la petite différence, celle qui rayonnait dans les yeux de la femme qui l'avait mise au monde. Et puis, l'allure du garçon perdu soufflait quelque chose de familier. Mais impossible de comprendre quoi, ni pourquoi. Elle supposait qu'il s'agissait simplement du fait qu'elle l'avait croisé au Grand Arbre. Ou parce qu'il avait l'air d'un cowboy. C'étaient les gentils dans les films, non ?

Egorgé, le mort avait été égorgé. C'était salissant. Tellement salissant.

Elle regarda à nouveau ses chaussures, elle avait marché dans du rouge. Pas beaucoup, ça allait encore. Peut-être quelques gouttes. Ah, non, c'était une flaque. Qu'elle étourdie, elle frissonna de la saleté, elle ne pouvait pas retenir une mine dégoûtée. Maintenant, elle devrait se laver entièrement.

Le mort était devenu une tâche à faire partir d'ailleurs. Cela ressemblait à un mensonge concernant leur Île si "merveilleuse". Un paradis à entretenir. Faire ce que la génitrice savait faire de mieux, effacer ce qui dérangeait l'image parfaite. Soap devait être une bonne fille, et faire ce que son nom lui dictait. Savonner.

En scrutant la Main, l'Indifférente se disait qu'elle trainait beaucoup de salissures. Vraiment beaucoup trop. Ça lui salissait même les prunelles. La question était donc : laver les yeux ou la scène ? Soap avait fait son choix, le souvenir des globes oculaires piquants ne lui donnait pas envie. Elle préférait frotter la peau.

- Tu... as besoin de savon ?

Finit-elle par demander, en soulevant un peu son panier. Le regard ne cherchait pas de raison. Pas de pourquoi, aucun avis. Tout comme elle avait sagement appris que parfois les gens revenaient dans des sales états, parce que c'était ainsi.

Parce que certains servaient de serpillères.

En quelques sortes.

Il est debout devant ce corps sans vie et tout dans cette scène lui parait dingue. Le sang, le couteau, le silence qui lui crève les tympans. Tout ça lui parait faux et il aimerait que ce soit bien ça… faux. L’instant d’après, Lumpy se redresserait en s’époussetant comme si de rien n’était et des cameramen surgiraient des buissons en applaudissant.

« C’était une blague, jeune homme, vous venez d’être pranké ! » annoncerait l’animateur avec son sourire de pub de dentifrice.

Mais Lumpy ne bouge pas et la terre boit goulûment la flaque de sang qui s’étale sous sa tête. Qui aurait cru qu’un humain saignait autant ? De mémoire, il se rappelle qu’un adulte possède 5 à 6 litres de sang, 4 à 5 pour une femme. Et malgré tout ce temps, flux reste ininterrompu. A croire que la gorge de Lumpy communique avec un océan intarissable.

« Tu... as besoin de savon ? »

Dans un silence aussi épais, cette petite voix lui fait l’effet d’un cri strident. Lentement, le garçon se retourne, les joues encore mouillées, le regard brouillé.

Il y a une fille au bout de la clairière, avec un panier. Elle le regarde avec une expression indéchiffrable qui le prend complètement au dépourvu. Il n’y lit ni peur ni dégoût, pas même de la colère. Peut-être un vague étonnement devant ce spectacle inattendu. Cette fille, tout dans sa présence est complètement incongru. Il y a comme une erreur au montage. Avec sa dégaine à la Laura Ingalls et son absence de réaction, il atteint un niveau tel d’absurdité qu’il en perd l’usage de la parole.

Ce n’est qu’après qu’il percute.
Un témoin.

Sans la quitter des yeux, il renifle, essuie ses yeux du revers du poignet. Ses doigts se crispe sur le canif de Lumpy.

« T’es qui, toi ? »

Puis non après réflexion, il s’en fout.

« Tu veux mourir, toi aussi ?

Quelle mauvaise idée de tomber ici, de tomber sur un spectacle aussi désolant et un acteur des plus émotifs. Il semblerait. Au moins, ça ressemblait à de la vérité. Impossible de mentir sur cette scène plutôt salissante. C'était un genre d'honnêteté selon Soap, même si la plupart des gens n'étaient pas d'accord avec elle. Elle préférait ce genre de choses plutôt que les grands sourires qui cachaient les marres de sang.

Les deux questions qui jouaient au chat, la seconde dévorant la seconde, n'arrachèrent à l'Indifférente qu'un haussement d'épaules. Peut-être qu'elle allait mourir comme l'autre. Oui, elle réfléchissait à la question. Voulait-elle mourir. Elle avait souhaité disparaître pour laisser l'aîné avoir une meilleure vie. Même si, maintenant, elle doutait un peu de cette idée du passé.

Elle planta donc finalement ses prunelles beaucoup trop vertes dans celles de la Main. La voix calme, sans émotion particulière, oui c'était si normal... selon elle.

- Des gens disparaissent tout le temps. Et tout le monde les oublie.

Soap balança un peu son panier, mais ne bougeait pas de sa place. Il fallait laisser respirer les animaux apeurés.

- Ça m'arrange pas. J'ai encore une ou deux choses à faire avant de disparaître, après... on en rediscutera si t'en a tant besoin.

Ses yeux tombèrent sur les chaussures, elle se tordit un peu pour voir dessous.

- De toute façon, j'ai déjà son sang aussi sur moi. Je te proposais juste de tout effacer.

Décidément, ça commençait à la démanger. Elle avait besoin de se laver, alors autant tout frotter au maximum.

- J'ai appris... à nettoyer des cadavres de placards pires que ça.

Soap attendait. De toute façon, son frère avait été été dévoré en partie. Ces quelques trucs à faire... étaient plutôt faibles. L'Indifférente faisait honneur à son surnom, la situation ne la perturbait pas plus que ça. Elle avait vu sa mère laver son image dans des dissolvants bien puissants, avec un argent qui puait la sueur des adultes.

La gêneuse balaye ses questions d’un vague haussement d’épaules, l’air impassible. Elle plante son regard dans le sien et il n’y décèle ni colère ni dégoût, pas même de la peur. Comme s’il n’était pas en train de la menacer, comme s’il n’y avait pas un cadavre à leurs pieds.

« Des gens disparaissent tout le temps. Et tout le monde les oublie, déclare-t-elle en lâchant son panier. Ça m'arrange pas. J'ai encore une ou deux choses à faire avant de disparaître, après... on en rediscutera si t'en a tant besoin. »

Elle baisse le regard, il suit le sien et remarque le sang qui vient d’éclabousser le bout de ses pompes cirées.

« De toute façon, j'ai déjà son sang aussi sur moi. Je te proposais juste de tout effacer. J'ai appris... à nettoyer des cadavres de placards pires que ça. »

Il la fixe, un mélange d’incompréhension et de fureur s’empare de lui. Il n’a pas compris un traitre mot de ce qu’elle vient de lui baver. Tout ce qu’il retient c’est qu’elle ne réagit pas comme un humain normalement constitué devant un cadavre, qu’elle est calme. Trop calme. Trop confiante. Elle mijote un truc, elle bluffe, elle attend qu’il ait le dos tourné pour le planter. Elle est beaucoup trop calme. Ça le fait flipper.

Just inspire profondément mais il a le souffle court, comme s’il respirait à travers un voile. Il secoue la tête pour chasser cette sensation mais rien n’y fait.

« Toi. »

Il déglutit, expire d’un coup comme s’il retenait sa respiration. Il n’y comprend rien. C’est quoi son putain de problème.

« Tu bouges pas. »

Le bras tendu, couteau au poing. Du bout de la lame, il lui fait savoir qu’il n’hésitera pas. Tout ce qu’elle a à faire c’est se taire et lui laisser le temps de reprendre son souffle.

1… 2… 3.

Il sent la colère remuer dans ses tripes. Il fait un pas, couteau tendu vers elle.

« Je vais te poser quelques questions et il vaut mieux pour toi que j’aime ta réponse. »

Il la rejoint en deux enjambées. Il a retrouvé tout son calme et toute sa concentration. Désormais, il est prêt à mordre. Du bout de la lame, Just relève son menton pour ne rien perdre de ce visage inexpressif. Si elle lui ment, il veut le voir.

« Est-ce que tu nous connais, lui ou moi ? »

À vivre en étant presque à la troisième personne, on en oubliait parfois les vraies peurs. Celles qui font sursauter, d'un coup, même en s'y attendant. Un peu comme un flash, les yeux s'étaient écarquillés en même temps que l'esprit rejoignait le corps de la jeune fille. Un peu comme le savon qu'elle avait dû avaler. Parce qu'elle avait utilisé les mauvais mots. Au moins, un couteau c'était plus honnête. Plus vrai.

Elle comprenait peut-être mieux qu'il fallait se soucier de sa vie, si elle en avait encore besoin. Ce n'était pas un goût étouffant de bulles dans la gorge. C'était clair.

L'Indifférente n'avait pas pu retenir un léger cri de sursaut en ramenant les bras sur le thorax, les lèvres pincées. Elle aurait dû se taire et s'en aller, c'était déjà comme ça avant. Elle parlait, et quelque chose lui retombait dessus.

Elle ne pourrait aider personne, si elle disparaissait maintenant.

Peut-être après ce serait le bon moment.

Concernant la question, la récolteuse ne voyait pas celui qui demandait. Elle avait fermé les yeux, réflexe, beaucoup de savon dans la gorge mais pas dans les yeux par pitié. Soap aurait pu tomber sur les fesses, mais elle avait trop peur de se salir, elle essaya de tenir malgré l'envie immense de s'éloigner.

Elle était morte de peur, peut-être parce que d'un coup elle devait se réveiller. Morte, elle ne pourrait rien faire de plus que ce qu'elle avait fait auparavant. Fermer les yeux, c'était comme se cacher sous les couvertures pour faire comme si elle avait disparu.

Un oeil se montra finalement, regardant le meurtrier et sa victime. Aucun des deux ne lui disait quelque chose, elle ne s'était pas tant intéressée que ça au monde en fait. Elle était arrivée avec son but à elle.

- ... non.

Le bon choix à faire, l'Indifférente ne savait pas quel mot était le juste. Un oui ou un non ? Tant pis, puisque les gens mentaient toujours, elle dirait la vérité. Simplement éviter de prendre le chemin de sa mère. Ça lui irait. L'autre oeil suivit le premier, mais le regard s'inquiétait plutôt de la lame. Elle serrait les plis de son tablier, des larmes aux yeux. Soap avait du savon dans les yeux, elle devrait se les rincer. Encore, elle se trouvait témoin d'une vérité. Qui, au moins, cette fois n'était pas maquillée en autre réalité. Pas de couleuvres à avaler.

C'était tout de suite différent avec une arme sous la gorge, quand il fallait se rendre compte que la vie ne tenait qu'à un fil. Et d'un coup, on se rendait compte qu'il fallait absolument finir ce pourquoi on était arrivé là avant la mort.

Tendue, elle ne saurait pas se retenir si elle venait à tomber en arrière. Encore plus de rouge ou de brun sur les vêtements. Voilà une vision qui ne plaisait pas à la récolteuse, mais elle ne vit pas ces pensées passer. Trop occupée à tenter de sauver sa peau. Pour une fois.

- Je m'en fiche de qui meurt... mais pas moi... je veux pas...

Toute seule, aucun troupeau pour la chercher, personne avec qui s'allier. Juste une âme qu'il faudrait sauver. Probablement en l'étouffant... Elle faisait de son mieux, pour garder son masque. Elle le pensait, et pourtant il était si fissuré qu'il ne tromperait personne. Le rouge dans les yeux, avant des larmes en repensant à l'ordinaire.

Du bout de sa lame encore poisseuse, il lui relève le menton pour ne rien rater de cette face inexpressive. Il cherche le plus petit signe d’une réaction normale. Et maintenant qu’il est là devant elle, il croit la sentir crispée, tétanisée même. Elle garde les yeux ostensiblement fermés pour se soustraire à cette situation. La façade se lézarde : une vague de soulagement l’envahit. Elle a peur et ça le rassure.

Comme quoi, elle n’est pas complètement folle.

La fille ouvre un œil, se risque à le scruter puis glisse un regard furtif vers le macchabées derrière lui. A croire qu’elle n’avait pas fait attention à l’identité de la victime jusqu’ici. Est-ce qu’elle n’avait pas envisagé à un seul moment qu’elle le connaissait ?

« ... non. »

Elle louche sur la lame qui ne relâche pas la pression, le regard humide. En d’autres circonstances, il aurait une pointe de compassion pour la fille. C’est une situation stressante et elle n’a rien fait pour le mériter.
Mais ce n’est pas une fille qu’il tente de maîtriser. C’est une fuite. Une bombe à retardement qui peut lui exploser en plein visage à n’importe quel moment. Il suffit d’un mot glissé à un autre pour que le rumeur se répande comme une trainée de poudre et qu’il se fasse prendre. Et il sait pour avoir participé à ce genre d’arrestation que les chefs ne s’arrêtent pas à un simple bannissement.

Œil pour œil, dent pour dent.
Ils le saigneront comme un cochon.

« Je m'en fiche de qui meurt... mais pas moi... je veux pas... »

Bien sûr qu’elle ne veut pas mourir. Mais est-ce qu’il peut se permettre de la laisser filer ? Et si non, après ? Il se retrouvera avec deux cadavres sur les bras et les chances de les faire disparaitre sans s’attirer l’attention en seront largement réduites. Il est tout seul sur ce coup. Tout seul à gérer toute cette merde.

Le sentinelle n’a pas bougé. Mais son regard inflexible tranche avec sa main qui trépigne. Just se sent suer, il sent ses mains devenir moites et le manche lui glisser entre les doigts. Il resserre sa prise.
Que faire ?

« Est-ce que… tu aurais une raison… n’importe laquelle de vouloir me barrer la route ? »

La vérité des scènes en tout genre avait ce côté désagréable. Rien d'étonnent que tout le monde cherchait à cacher ces facettes pas assez lisses, mais à cet instant Soap commençait à se demander si elle serait capable de ça quand il le faudrait. Sûrement pas pour le moment en tout cas. Trancher, elle ne savait pas faire ça.

Qu'est-ce que ça faisait d'être dans cette situation ? D'être du côté de celui qui restait ? C'était un secret à garder. Parce qu'évidemment, si le jeu était de toujours porter des masques... on ne pouvait pas montrer ce rouge poisseux.

- Non... j'en ai aucune.

Elle s'était un peu calmée, elle se rassurait en pensant à tout ce qui était possible de cacher. On pouvait entasser beaucoup de cadavres dans les placards après tout, elle avait eu un bonne exemple. Mais celui qui savait arracher une vie, lui, ne semblait pas avoir cette connaissance. Ou bien, le choc avait été trop rude. C'était bien possible, l'Indifférente était incapable d'imaginer ce que ça faisait d'être de ce côté de la barrière.

La Récolteuse essaya d'avoir le regard du Sentinelle, essayant de prendre son courage et de faire ce qu'elle aurait probablement dû faire bien avant d'arriver sur cette île. Un peu de douceur dans les yeux beaucoup trop verts passa, lentement elle essayait de rassurer. Alors que c'était elle face à la lame.

- Laisse-moi t'aider... Personne n'en saura jamais rien, je te le promets. Il ne restera rien du tout.

Pour une fois qu'elle pourrait effacer quelque chose pour le bien de quelqu'un.

- Je... je m'appelle Soap, comme ça tu sais quelque chose de moi.

C'était difficile de trouver quelque chose de même valeur, mais pour elle cela voulait dire que la promesse n'était pas faite en l'air. Ce n'était pas une phrase laissée flottante par un fantôme. Pour une fois, c'était une chose qui ne laissait pas l'Indifférente fidèle à son surnom.

« Non... j'en ai aucune. »

Il ferme les yeux, se maudit d’avoir posé une question aussi stupide. Non seulement ça ne le rassure pas mais ça rend la possibilité du meurtre plus dure. Un meurtre. Le deuxième. Elle, elle l’aura même supplié.

Lorsqu’il les rouvre, il croise le regard de la fille qui le soutient cette fois. Il devine à sa mâchoire serrée et ses yeux grands ouverts qu’elle s’efforce à garder son sang-froid. Comme une négociatrice en pleine prise d’otage.

«  Laisse-moi t'aider... Personne n'en saura jamais rien, je te le promets. Il ne restera rien du tout. »

Il ne dit rien. Qu’elle lui balance son petit numéro, ça ne changera rien. Il n’a pas le choix.

« Je... je m'appelle Soap, comme ça tu sais quelque chose de moi.
— Soap, hein. »

Il déglutit. Pourtant, il voudrait bien la croire. Plus que jamais, il a besoin d’une autre paire de bras et surtout… un cerveau en état de marche. Mais comment faire ? Comment lui faire confiance ?

Il baisse enfin le bras, ignore les crampes douloureuses qui le parcourt.

«  Je ne peux pas te faire confiance. »

Son souffle court et saccadé lui donne le tournis. Sa voix tremble et il sent les larmes lui monter aux yeux, encore une fois.

«  Mais j’ai besoin d’aide. »

Aide-moi.

L'univers entier avait la tremblote pour Soap, elle avait l'impression d'être au milieu d'un incendie. Ou plutôt... en équilibre sur une plateforme faible. Un plancher pourri qui menace de la faire tomber au fond d'une fosse avide. Un endroit sale qui la ferait vomir, et elle ne pourra jamais se laver assez en extérieur et en intérieur.

L'Indifférente se pinça les lèvres aux effluves acres qui flottaient encore dans les environs, mais surtout, elle essayait de rester la tête froide en sondant le meurtrier. Pourquoi prendre forcément son parti ? Parce qu'il la voyait clairement et qu'elle ne pourrait pas se battre. Elle n'a jamais su. Et on lui a appris qu'elle n'en avait pas le droit. Il ne fallait pas se salir.

Son attention ne remarque pas tout de suite à quel point l'incendie face à elle crépitait de quelque chose, peut-être le choc ? La panique ? Elle ne voyait pas encore, concentrée afin de ne pas faillir. Elle avait sûrement le souffle un peu plus court.

La mention de confiance attira à nouveau l'esprit voyageur, et sans s'en rendre compte, le corps se raidit. Une main serrée sur son tablier, mais un peu de calme pouvait se faire entendre en avisant la
l'arme baissée. Pour le moment. Tant pis pour la confiance, c'était elle qui risquait de disparaitre plus que l'autre.

La voix tremblante qui lui parla, qui lui disait avoir besoin d'aide, offrait probablement une porte de sortie. Si elle aidait, elle pourrait retourner à ses chemins. À ses recherches de denrées sucrées et de savons. Elle n'aurait jamais rien vu de cette scène pourtant plus réelle que tout ce qu'on lui montrait.

Ça ressemblait plus à ce que les gens étaient.

Des pièges tendus qui pourrait se vider en fosse à tout moment.

La Récolteuse était un peu plus détendue, vaguement. Très vaguement.

Elle acquiesça doucement à la phrase précédemment formulée, et prit une longue inspiration et expiration. Le coeur battait jusque dans sa tête, il fallait qu'il se taise afin qu'elle puisse penser.

Ses yeux bien trop verts cherchèrent à identifier les alentours, est-ce que tout était calme ? Est-ce qu'il n'y avait personne ? Les feuillages autour avaient le mérite d'isoler un peu, ils pourraient entendre arriver avant d'être vus. Peut-être.

- Il... faut effacer les traces.

Un peu timide, et entre deux déglutitions, elle avait dit l'évidence avant d'enchainer par des idées.

- Il ne faut pas le faire brûler, la fumée, les os et l'odeur –peut-être... alarmeraient.

Enfin, elle supposait. Elle avait vu à la télévision, il y a très longtemps, que les accidents où des gens avaient brûlés ça... puait. Et il faudrait trouver une explication au pourquoi d'un feu ici et maintenant.

Soap observa le sol.

- Est-ce qu'on... pourrait creuser ?

Toujours masquer les vérités, sa mère le lui avait bien dit. Mais maintenant devant une version salissante de la chose, ça retournait un peu son estomac savonneux.

Durant un bref moment, elle se demande s'ils ne pourraient pas utiliser l'une des tombes du cimetière... mais il y avait sûrement des sentinelles.

A sa requête, elle acquiesce. De toute façon, ce n’est pas comme si elle avait le choix. Lui non plus, d’ailleurs. Ils sont bloqués, tous les deux. Alors c’est tous les deux qu’ils devront trouver une solution. Et après… après, il verra bien.

La fille balaye les lieux du regard, il fait de même. Personne d’autres dans les parages, heureusement.

« Il... faut effacer les traces. » Il opine. « Il ne faut pas le faire brûler, la fumée, les os et l'odeur –peut-être... alarmeraient.» « Ouais. »

La situation est désespérée pourtant, chercher activement une situation, ça lui fait du bien. Se concentrer sur quelque chose de concret, agir, c’est toujours mieux que de ressasser le… ce qui vient de se passer.

« Est-ce qu'on... pourrait creuser ?

Bonne idée, seulement… Le sentinelle pousse un soupir, s’asseoit à côté du cadavre, sans vraiment le regarder, visiblement le coup d’émotion est passé.

« Je n’ai pas de pelle. »

Il porte la main à son front, regrette aussitôt son geste quand il sent ses doigts poisseux et qu’il devine la trace de sang qu’il a laissé sur son visage.

« Peut-être… s’il y a des bestioles dans le coin… La nature pourrait faire le
travail ? » Il ne connait pas si bien les environs. « Je sais pas… »

Evidemment, pas de pelle. Soap observa la terre, comme si elle lui en voulait d'être là. De ne pas s'effondrer sous les pieds de ceux que l'on voulait faire disparaître. Pourquoi était-elle si flemmarde à prendre autant de temps à digérer ?

Les yeux bien trop verts tombèrent sur le Sentinelle assis aux côtés de son... erreur. De son bazar. De tout sauf d'une vie éteinte.

L'effroi ne se montra qu'en lorgnant sur le sang, sur le visage souillé de la Main. Un véritable panneau, une cible, une preuve. Comment maintenir les mensonges avec la vérité inscrite sur le front ? L'Indifférente se saisissait déjà d'un de ses mouchoirs de tissus qui servaient à essuyer la moindre trace de ce qu'elle ne voudrait pas voir.

Panier, savon, ours, tout était abandonné alors que le rouge salissant absorbait l'attention de la Récolteuse. Elle dépendrait du sort du garçon, après tout, lorsqu'elle laissait des saletés... des vérités que personne ne devait voir, elle verrait une affreuse punition lui tomber dessus.

Ça avait toujours été comme ça.

La proposition des animaux l'arrête alors qu'elle s'avançait pour effacer la marque témoin. Le sang séchait toujours bien trop vite.

Elle tordait le chiffon parfumé de savon, elle les lavait elle-même jusqu'à s'en faire des crevasses aux phalanges. Observant le sous-bois.

Puis la saleté à nettoyer.

Elle tendit ensuite son chiffon à Justice.

- Lave ton visage... s'il-te plaît. Ça sèche vite, et là ça se verra trop rapidement.

Accroupie, elle attendit un peu avant de baisser les yeux sur le problème. Oh, elle n'avait rien de serein. Soap se pinçait les lèvres, elle tortillait l'une de ses deux nattes avant s'arrêter brusquement.

- Une créature pourrait effacer ça... oui... mais plus loin. On doit le déplacer, ici je n'en ai pas vu beaucoup.

Elle bougeait beaucoup, de par son rôle.

- Quelques fois, j'ai vu des chimères chasser à la limite du bois enchanté. Des Hyène-porcs. Je crois.

Ça mangeait tout, les cochons. Il lui semblait.

- Je crois qu'on ne va pas croiser d'autres Récolteurs maintenant... on devait être à la Fourmilière bientôt...

Elle se redressa, les doigts emmêlés de nervosité. Une inspiration, puis une longue expiration calma les phalanges, mais l'adolescente sentait l'émotion bien présente. Alors, là elle remercia ce que sa mère lui avait appris.

- Tout peut être effacé.

Un murmure pour elle-même. Avant de reposer les prunelles toxiques sur Justice, elle n'avait évidemment jamais déplacé un corps. Elle piocha quelques denrées sucrées de son panier qu'elle fourra dans les poches de sa robe, ainsi que de son tablier. Suivis d'autres chiffons et du savon. Soap devra abandonner son récipient d'osier, elle ne savait pas où mettre son ours en revanche. La peluche fut rangée avec ce qu'elle ne pouvait emporter. Un regard en biais longea le sol pour voir le cadavre.

- Tu as... assez de force ?

C'était une petite voix. Mais l'Indifférente voulait effacer tout ça.

Tout à ce qu’il fait, il ne remarque pas le sang sur sa joue couler sur son cou, dans son col. Il met sur le compte de l’humidité le sentiment d’être enveloppé par une couche d’air épaisse poisseuse et les battements rapides de son cœur sur celui de l’adrénaline. Il se calme, du moins il essaye de s’en persuader.

« Lave ton visage... s'il-te plaît. Ça sèche vite, et là ça se verra trop rapidement. », lui fait remarquer la Récolteuse.

Just saisit le mouchoir qu’elle lui tend et s’essuie une joue, l’autre, le front. Il fait gaffe à ne pas le passer devant ses yeux parce qu’il ne veut pas la quitter du regard. Il se méfie encore. C’est quand elle se rapproche suffisamment pour être à sa portée et qu’il tient toujours son arme qu’il se permet enfin d’éponger quelques larmes qu’il a contenu jusqu’ici.
Elle aussi a l’air stressé mais c’est normal. Il est en train de la menacer.

« Une créature pourrait effacer ça... oui... mais plus loin. On doit le déplacer, ici je n'en ai pas vu beaucoup. », lui propose Soap qui lui fait découvrir son utilité.
« Quelques fois, j'ai vu des chimères chasser à la limite du bois enchanté. Des Hyène-porcs. Je crois. Je crois qu'on ne va pas croiser d'autres Récolteurs maintenant... on devait être à la Fourmilière bientôt... »

Il a peut-être pris la bonne décision finalement. Soap est exactement ce dont il a besoin.

« Tout peut être effacé.
— Je pense pas, non. »

Elle essaye peut-être de se rassurer mais c’est faux. Il y a des choses qui restent. Vous pouvez leur mettre un couvercle dessus, les emmurer et repeindre le mur, y’a des choses qui ne sont toujours un peu là avec vous. Ça s’appelle avoir une conscience.
Et c’est pas qu’il a du sang sur les mains mais il a du mal à imaginer la vie reprendre comme si de rien n’était. Plus rien ne sera pareil pour lui. Comment voir les gens comme des gens et pas des sacs de sang ?

Il la regarde s’activer, fouiller ses poches et n’en sortir aucun arme sinon de quoi casser la croute et des bouts de tissus.

« Tu as... assez de force ?
— Je peux le porter. », il confirme.

Quelque chose lui dit que Lumpy a même perdu un peu de poids depuis le début de cette conversation.