C’est juste eux—et Jim, aussi.
Les enfants du Ranch qui n’ont rien à y faire.

Enfin, pour le pirate, Sky suppose que la situation est différente, plus simple. Pour eux qui doivent rester fantômes au maximum malgré cette trêve qui finira bientôt… Ah, il ne dirait plus qu’il regrette d’avoir été sauvé. C’est juste que l’après reste flou, que ça rend ses paupières lourdes et que les garder fermées lui évite de voir le vide à ses côtés. Cache œil enfilé, skate sous ses pieds, il s’entraîne dans les espaces vides, là où personne ne passe. Rythme décalé par rapport au reste du monde. Moins de contraintes, il suppose tandis que son pied ne parvient pas à suivre, que son corps chute sans s’écrouler tête la première. Ce n’est pas ce soir qu’il parviendra à sauter et à se rattraper sur la planche correctement.

Il y a quelques éraflures sur ses jointures, rien de bien méchant, du rouge qui ressort à la lumière d’une bougie. Sky n’a pas préparé de conversation, encore moins inventé des conclusions plus plaisantes que la réalité—il sait juste qu’il faut qu’il parle à Shark. Que ça doit arriver pour qu’il sache ce qu’il compte faire, ce qu’elle aussi veut devenir. Inspirant profondément, pour remplir ses poumons, il serre le poing jusqu’à ce que du sang perle des jointures abîmées. Avant, peut-être que ça l’aurait fait marrer, que ses lèvres se seraient fendues d’un sourire malsain face à cette ode à la violence envers lui-même et le reste.

Il s’arrête devant la pièce où Shark doit se trouver, hésitant. Un pied se pose sur le sol, chaussure sans lacets, parce qu’il les a arrachés, qu’il a demandé à Rain de trouver une façon de faire sans pour se pas penser à Mud et ses putains de sourires qui lui donnent envie de frapper le mur avec sa main restante. « Shark, » qu’il lance, porte entrouverte d’une main, « On peut parler ? »

C’est étrange, d’avoir été coincé au Ranch depuis—ah, Sky sait bien qu’il n’y a pas de temps, juste que ça lui paraît long, et de ne pas s’être parlés plus que ça. Pas comme si l’un comptait dénoncer l’autre une fois rentré à l’Arbre.
S’ils rentrent.

Comme tous les jours depuis qu’elle est arrivée au Ranch, Shark bosse. Il y a quelque chose de rassurant dans le fait de se rendre utile. Oui, ici, elle a l’impression d’être utile. De temps en temps, on lui dit. Tu fais du bon travail, Azami. Elle s’y accroche jusqu’au compliment suivant alors qu’elle aide dans le potager, à la ferme, à la charpente, à la défense. Au Ranch, elle arrive presque à se fondre dans la masse. On oublie qui a sa place où, on ne pose pas de questions. C’est eux contre les Orbleus, et c’est tout.
Ce jour ci, elle a aidé à réparer une des fenêtres brisées d’un des batiments annexes, que peu de gens utilisent. Et elle est rentrée une fois tout fini, pour déposer ses outils, et s’est retrouvée en face d’un grand miroir en pieds.

C’est là qu’elle se trouve. Face à la glace. C’est pas souvent. Shark se retrouve confrontée à son image, le teint un peu gris, les cernes sous les yeux, le regard grave, comme toujours. Mais quelque chose de changé. Des traits moins ronds, peut-être. Ses cheveux ont poussé, ils tombent sans grace sur ses épaules. Peut-être que ça joue. Sur l’absence de questions. L’assurance.
Elle ne sursaute même pas quand elle entend la porte grincer derrière elle.

« Shark. On peut parler ? »

Sky n’est pas comme elle. Il détonne encore, dans ce monde d’adultes. Peut-être le skateboard, peut-être la façon l’attitude, la façon de parler. Il lui rappelle comme elle était au Port, à toujours raser les murs, de peur qu’on la pointe du doigt et qu’on la reconnaisse, qu’on hurle à l’imposteur et qu’on la tue. Shark se dit que Sky pense encore qu’il va rentrer à la maison. Au Grand Arbre. Et elle se doute qu’il vient la voir pour ça.

« Oui », dit-elle après une pause. « Ferme derrière toi. »

Et elle va se poser, bras croisés, sur un des vieux fauteuils poussiereux qui trainent dans la pièce. Elle défie Sky du regard, bien décidée à ne pas laisser échapper quoi que ce soit avant que ce soit lui qui parle.

Le dos de sa main glisse contre des lèvres meurtries, en un rappel à la réalité. Ce n’est qu’une conversation, certainement pas la fin du monde. Sky a déjà vécu ça, il va éviter de le refaire. Il est toujours en convalescence, au point que le terme sonne comme une insulte, qu’on dirait que son corps ne veut pas guérir. Qui sait, ce n’est peut-être pas si faux ; s’il retirait ce cache-œil dont il n’a pas besoin déjà. Au lieu d’avoir besoin de se cacher la vision des bandages qui ne sont plus baignés de sang depuis bien longtemps.

Il glisse dans la pièce, main sur la poignée de la porte pour se donner assez d’élan avec le skate, sans non plus chercher à envoyer Shark valser dans le décor. Est-ce que c’est encore son nom ? Pas sûr, lui-même utilise Samuel, après tout. Sammy que quelques rares têtes qui le connaissent le surnomment. Il sait pas trop quoi en penser—Shark est déjà assise et il sait pas trop quoi faire de sa personne, de ce corps bancal. Après un salut de la main, il descend finalement du skate pour fermer la porte, parvenant à le faire du premier coup.

« J’hésite encore, » c’est ce qu’il lâche, s’asseyant sur son skate parce que c’est confortable et qu’au moins il est assez prêt du sol pour pas se casser la gueule, « sur le fait de rentrer ou de—migrer ailleurs. »

Le Ranch c’est pas le Port, Sky s’en rend bien compte. C’est un entre-deux où il ne parvient pas à être confortable, mais qui pourrait l’être, bourré de médicaments et face à une longue convalescence. Sa tête se redresse, et immédiatement il se sent stupide, avec son cache-œil et ses fringues qui l’engloutissent.

Shark, elle fait—c’est différent. Pas en mal, juste différent.

(Il prétend ne pas se rendre compte qu’il est un plus grand, un peu plus moins l’enfant qu’il a laissé au Grand Arbre voilà une éternité, il se cache dans l’image qu’on veut bien lui donner.

Peut-être qu’il devrait se regarder en face, que ça le ferait rire méchamment, de s’interroger à voix-haute là où son corps prend son attente comme un choix.)

Il rentre dans la pièce sur son skateboard. Shark trouve ça complètement idiot, d’ailleurs. Il ne peut pas marcher, comme tout le monde ? Il l’irrite, parfois. Peut-être parce qu’elle fait tellement d’efforts pour agir en adulte.

« J’hésite encore. Sur le fait de rentrer ou de—migrer ailleurs. »

Les bras toujours croisés, Shark lui adresse un regard égal, l’air de pas bien savoir ce qu’elle vient faire là dedans.

« D’accord », répond-elle.

Elle reste silencieuse un moment, et puis se rend compte que Sky – enfin Samuel, parait-il – attend sans doute une réponse d’elle. Peut-être même des conseils.
Elle soupire.

« Tu pourrais encore. Rentrer je veux dire. Tu as suffisamment l’air d’un Perdu. »

A-t-elle eu l’occasion d’examiner le garçon avant qu’ils se retrouvent tous les deux ici ? Pas vraiment. Savoir s’il a grandi, si ses traits ont changé, elle en serait incapable. Tout ce qu’elle voit, c’est l’allure de gosse, et elle se dit qu’au Grand Arbre, dans la confusion et le temps passé, ce serait pareil.

« Où est-ce que tu irais d’autre, de toutes façons ? » demande-t-elle, presque dans un murmure.

Égoïstement, sans doute, elle ne se rend pas compte que cette question s'applique aussi à elle.

Jusqu’à quand. A partir de quel moment Sky n’aura-t-il plus la tête de l’emploi ? Il se le demande de temps en temps, lorsque son corps paraît las d’une journée de plus à tenter de récupérer une énergie qui lui paraît perdue pour toujours.

« Pour l’instant, » qu’il répond, redressant la tête pour regarder Shark. Ils sont dans le même entre-deux, en théorie. En pratique, il n’en sait rien, ce n’est pas comme s’ils avaient plus en commun que de venir du même coin. Pas sa pote, encore moins une amie.

Sky ne s’en formalise pas spécialement, son regard durci par une fatigue qui s’incruste.

« Les pirates recrutent toujours, si j’atteins l’âge pour. Sinon, je suppose que les natifs ont de la place. » C’est ça le pire, c’est qu’il s’attarde dessus, qu’il se permet de penser qu’il n’y a pas qu’un choix unique dans tout ça. Le coin de ses lèvres remonte, poing pressé contre sa joue—il n’a jamais été le meilleur à quoi que ce soit, et encore moins pour comprendre les autres.

Néanmoins, Shark vient de lui offrir sa propre réponse, non ?

« Tu veux travailler avec mon faux-père ? Ou bien faire autre chose ? » La blague qu’il a balancé sans s’y attarder au sujet de la paternité de Segrave a fait son bout de chemin. Le pirate à qui il s’était confié, plein d’arrogance et de médicaments au fort dosage, en a profité pour faire rebondir la rumeur improbable. On lui pose la question, des fois, au détour d’un couloir.

Est-ce vraiment ton père? Et, avec un sourire presque innocent, Samuel répond toujours que oui, mais c’est un secret.

« Pour l’instant », dit Sky.

Pour l’instant, pense Shark.

« Les pirates recrutent toujours, si j’atteins l’âge pour. Sinon, je suppose que les natifs ont de la place. »

Elle hausse les épaules. Sky parle avec une telle désinvolture, comme s’il choisissait l’endroit où il passerait ses vacances, et non le reste de sa vie. On ne peut pas juste passer de l’un à l’autre comme on veut. On ne peut pas juste débarquer au camp des Delaware et se choisir un nom d’oiseau. On ne peut pas se faire une place comme ça n’importe où, il faut la mériter, durement.

« Tu veux travailler avec mon faux-père ? Ou bien faire autre chose ? »

Elle fronce les sourcils.

« Ton faux … tu veux dire Earl ? »

Elle a vu le livreur trainer dans les pattes du vieil homme depuis qu’ils sont au Ranch. Il l’aide dans ses petites tâches de medecin, avec Jim.

« Ne l’appelle pas comme ça. C’est bizarre. »

Son ton est sec. Elle plisse les yeux en direction du garçon pour savoir s’il plaisantait, n’en a aucune idée. Blague ou pas, ça ne lui plait pas, et elle ne sait pas trop pourquoi.

« Je ne pense pas », elle répond finalement. « Soigner, c’est pas vraiment fait pour moi. Je me rendrais utile autrement. J’apprendrai à faire n’importe quoi. »

Si Sky a suivi les traces d’Earl, elle-même s’est fondue dans l’ombre de Zeb Skelton pendant ses visites au Ranch, se prétendant soucieuse d’acheter son silence en l’assistant dans diverses tâches de réparation. La vérité, c’est que ça lui a plu.
Elle ajoute :

« Mais je ne vais pas rentrer au Grand Arbre. »

Son ton est mesuré quand elle le dit. Parfaitement égal, même. Et pourtant, à sa propre consternation, à la seconde où elle finit sa phrase, des larmes commencent à couler sur ses joues.
Elle le savait pourtant. Et tout le monde autour d’elle le sait.
C’est juste la première fois qu’elle le dit à haute voix.

Les habitants du Ranch ont des noms qui sonnent faux, trop éloignés de ceux des perdus. Il tolère Samuel avec une sorte d’agacement qui le fait parfois rire, juste parce que Samuel ça ressemble plus à Samurai qu’à Sky, c’est certainement ce qui l’amuse. S’il retourne à l’Arbre, personne ne sera au courant de ce changement, et il n’est pas certain de vouloir endurer une quelconque conversation.

« Segrave, » qu’il corrige, avec une certaine flegme, pas spécialement l’air de se préoccuper de l’avis de Shark. Son poing se tourne en un appui pour son menton.

L’admission qui suit ne le choque pas. Les larmes, si.

Le flot qui coule sur les joues de Shark le coupe net dans son élan, dans la phrase qu’il s’apprêtait à répondre. Une sorte de ‘qui s’en soucie, tu fais ce que tu veux’. Est-ce le cas, pourtant ? Est-ce que Sky n’est pas venu pour que quelqu’un valide son propre choix, incapable de décider sans avoir l’avis de Shark ?

L’Injuste n’est pas de ceux qui réconfortent, mots qui fusent de la mauvaise manière, membres qui ne savent pas trop quoi apporter outre une tape sur l’épaule maladroite.

« Merci, » c’est avec quoi il commence, se redressant pour être assis au lieu d’avachi sur sa planche, chassant cette panique qui s’est répandue sur son visage, « de me l’avoir dit. »

Son corps hésite, main restante qui courre contre sa nuque, sans trop savoir quoi ajouter. Peut-être qu’il devrait se lever et la prendre dans ses bras.

« Tu t’en sortiras, quelque soit ton nom ou ton rôle. Si on a survécu jusque là, ça serait—on doit pouvoir le faire. »

Son expression s’est durcie, quoique sans méchanceté.

« L’Arbre ne veut plus rien dire pour moi. Il y a quelqu’un qui voulait que je revienne malgré tout—quelqu’un que j’aime. Si je rentre, ça serait pour lui. » A quoi bon, voudrait-il ajouter, pourquoi laisser un amour qu’il a peut-être imaginé guider sa vie ?

Ses doigts glissent dans sa nuque, jusqu’à sentir la cicatrice qui lui traverse le dos.

« Tu veux que je te serve verre d’eau ? Autre chose ? » De l'alcool ou une étreinte, à ce niveau là il ne sait vraiment pas quoi proposer.

Shark sent son souffle qui s’accélère et se bloque, ses yeux qui s’embuent, sa vision qui se floue, et son coeur qui lui fait mal, alors qu’elle se met à pleurer, à sa grande horreur, devant Sky. Le contre-coup de son aveu. Si le livreur l’avait connue avant, au Grand Arbre, peut-être qu’il aurait été surpris. Là il doit juste être gêné, pense-t-elle, alors qu’elle s’essuie les yeux avec le creux de son coude.

« Merci. De me l’avoir dit. »

Ou peut-être pas. Peut-être qu’il gère mieux ces choses là que Shark aurait pensé.

« Tu t’en sortiras, quelque soit ton nom ou ton rôle. Si on a survécu jusque là, ça serait—on doit pouvoir le faire. L’Arbre ne veut plus rien dire pour moi. Il y a quelqu’un qui voulait que je revienne malgré tout—quelqu’un que j’aime. Si je rentre, ça serait pour lui. »

Oui, décidement mieux que ce qu’elle pensait. Mieux qu’elle.

« Tu veux que je te serve verre d’eau ? Autre chose ? »

Shark renifle. S’essuie le visage de nouveau, avec plus d’apaisement que de rage.

« Non, ça va. C’est gentil. »

Elle n’a jamais vraiment réalisé que Sky est gentil. Ou au moins sympa. La distinction existe. Pour l'instant elle importe pas.

« Je suis désolée. Je sais pas ce qui m’arrive. »

Elle soupire, renifle de nouveau. Les larmes rendent ses joues collantes et sensibles au froid qui s’infiltre même à l’intérieur des batiments. Elle sent le besoin de s’excuser oui, parce que Sky ne la connaît pas tant que ça. Si elle avait eu à le voir pleurer, elle n’aurait pas aimé ça.

« Il y a des gens à l’Arbre pour qui je pourrais rentrer. Mon chef, les autres sentinelles. Mais je ne sais pas si eux voudraient me voir. C’est un peu tard. »

Elle réalise qu’elle a un peu de mal à mettre des noms sur les personnes qu’elle pourrait citer comme des amis au Grand Arbre. Scar était une figure d’autorité à ne pas décevoir. Les autres sentinelles, des collègues à ne pas décevoir. Peter, un sauveur à ne pas décevoir. Love … Love était Love.
Et ici ?

Elle lève les yeux vers Sky, son air si peu affecté, main passée maladroitement sur la nuque, et elle demande après une hésitation :

« Cette personne pour qui tu veux rentrer … c’est ton … c’est qui ? »

Où est la ligne entre trahison et simplement s’en sortir ? Sky se dit que tout se joue dans ce qui est dit à voix-haute, dans la gestuelle aussi. Il se sent capable de mentir sur le long terme, même envers un chef qu’il a un jour idéalisé. Ce n’est pas comme s’il avait un problème avec Freckles, juste avec le reste. Rien que penser à Mud—il regrette un peu de ne pas lui avoir explosé la tronche dans le monde des cowboys.

« J’ai pleuré aussi, ce n’est pas bien grave, » qu’il répond. Bien sûr, lui parle d’une douleur physique, des lunes entre conscience et repos. Sky sait bien que c’est pas pareil. Si ça peut lui apporter un soupçon de réconfort, alors ce n’est qu’un détail. Qu'il est nul à ça.

Sa tête se penche vers le plafond, pour fixer les poutres de bois jusqu’à avoir le tournis.

« Je croyais que tout le monde allait me manquer, laisser un vide, » il ricane, lèvres tordues en une grimace désabusée, « et non. Je ne suis pas sûr qu’ils aient remarqué mon absence. Mon nom était différent, à l’époque, et le reste aussi. »

Samurai lui apparaît tel un souvenir honteux, quelque chose à oublier le plus rapidement possible, doigts qui glissent de sa nuque pour retomber contre la planche. Il pourrait dire que le Grand Arbre, c’est pas grand-chose, qu’il pourrait faire sans aussi, ne jamais y remettre les pieds sans culpabiliser.

« Pretty. Il s’appelle Pretty. Mon premier tout. »

Quoiqu'il est probable que ça ne soit pas réciproque.

Est-ce que la Fausseté sera présente à son retour ? C’est drôle, Sky n’a même pas envisagé que ça ne soit pas le cas, qu’un des deux rompe une promesse qui n’a plus vraiment de sens le plus il s’y attarde. Est-ce qu’il l’aime sincèrement, ou bien n’est-ce qu’une autre de ses frasques pour ne pas être seul, similaire à sa manière de traiter Freckles. Il rebaisse la tête, commençant à se sentir mal, cicatrice tirant contre sa nuque, une vague de tristesse qui glisse sur son visage.

« Je peux passer un message, si tu as quelque chose à leur dire. »

« Je croyais que tout le monde allait me manquer, laisser un vide.»

Le ricanement de Sky la laisse bien silencieuse. Est-ce qu'il s'en fout ? Ou est-ce qu'il est si sûr de rentrer qu'il n'a encore fait le deuil de personne ? Shark était comme ça, au début.

« Et non. Je ne suis pas sûr qu’ils aient remarqué mon absence. Mon nom était différent, à l’époque, et le reste aussi. »
« Ah », elle souffle.

Un retour à zéro. Nouveau nom, nouveau visage, se réintégrer aux rangs comme si de rien était. Elle doit admettre qu’il a du cran.

« Pretty. Il s’appelle Pretty. Mon premier tout. »

Une image floue, confuse, de longues boucles blondes, et une grande gueule arrivent dans l’esprit de Shark, qui s’est toujours bien rappelée des choses et des gens. L’autre Shark, la petite Shark, qui s’était trainée dans l’armoire de Moriko et avait souillé ses tapis de sang, elle aurait grimacé de dégout, à l’idée que Sky puisse s’amouracher de cette fausse poupée à la bouche en cœur. Mais elle a grandi, il lui faut bien l’admettre. Et si l’idée ne l’amuse pas, elle ne la trouve pas repoussante non plus. Presque attendrissante, en fait.
Mon premier tout, dit Sky.
Shark n’a de premier rien.

« Je peux passer un message, si tu as quelque chose à leur dire. »

Elle jette de nouveau à Sky un regard surpris. Elle n’y a même pas pensé. Elle est certaine que Slant, si elle est rentrée à l’Arbre, a dit tout ce qu’il y avait à dire.

« Peut-être. Peut-être que … Oui, à Scar et Love. Leur dire que ... »

Elle s’interrompt de nouveau. Leur dire qu’elle est en vie. Leur dire qu’elle est désolée. Leur dire quoi ? Qu’est ce qu’ils auraient envie d’entendre ? Elle aimerait leur dire qu’elle ne voulait pas partir et qu’elle n’a pas eu le choix, mais il faudrait alors leur expliquer pourquoi elle n’était pas revenue. Ce serait une longue histoire.
Avec le temps, elle est sûre qu’ils s’en foutent.

« Il faut que je réfléchisse. Peut-être que j’écrirai. Oui, j’écrirai un mot. Ou plusieurs. Comme ça tu n’oublieras rien. »

Elle dit ça sans arrière pensée, sans malice vis à vis de Sky et sa mémoire, c’est surtout qu’elle, elle ne sait pas encore ce qu’elle va dire, et elle trouve que c’est important. Elle fronce les sourcils en rencontrant un problème dans sa gymnastique mentale, ajoute, à contrecoeur :

« Mais je ne veux pas que … qu’il t’arrive quelque chose à cause de moi. Qu’on t’accuse d’être un traitre. Peut-être que ce n’est pas une si bonne idée que ça. »

Si Sky compte se glisser de nouveau dans les rangs des livreurs, en faisant mine de rien, un paquet de lettres foutrait tout son plan en l’air.

Le chef des Sentinelles, Sky voit de qui il s’agit—à condition que, bien sûr, tout le monde soit resté dans la même configuration qu’avant le Givre. Un chef, ça ne meurt pas si facilement, si ? Il n’a aucun souvenir de l’avant-Freckles, pourtant ça a dû exister. Quant à Love, pour le coup pas vraiment. Rien ne l’empêchera de demander, d’inventer une histoire pour remplir les blancs.

Il en va de même avec tout le reste, son chef ou Pretty. Qu’est-ce qu’il irait leur dire d’autre que des mensonges, après tout. Il n’y a rien de réjouissant à narrer un avant-bras perdu, à mettre des mots sur une terreur qui l’a englouti tout entier. Sky n’aurait jamais dû suivre Reaper, tout ça pour ça ? Rien que son nom lui provoque un frisson, main qui presse contre son bras meurtri.

« Bien sûr, » qu’il murmure, incertain de ce que sa mémoire serait capable de retenir en premier lieu. Pas grand-chose, probablement.

Puis Shark semble se raviser, pointant un détail crucial qui ne paraît pas émouvoir Sky outre mesure.

« Si je me fais bannir, je leur donnerais une meilleure raison que ça. Je dois pouvoir leur donner les lettres en disant les avoir trouvées vers le Grand Arbre, non ? » Le mensonge paraît crédible, quoiqu’il pourrait mieux faire. C’est douloureux, de se rendre compte qu’il n’a plus aucun attachement à une vie pour laquelle il s’est dévoué pendant si longtemps. « Je peux y réfléchir de mon côté. »

Par contre, si l’Injuste venait à perdre les précieux courriers—il soupire, doucement, ne sachant pas trop quoi faire de ce besoin naissant de ne pas foutre en l’air les adieux de Shark.

« Je... Je suis en train d’apprendre à lire, je ne suis pas encore très bon pour reconnaître les mots trop compliqués. Pas que je doive obligatoirement lire ce que tu écris, juste que c'est un détail important. Je crois. »

« Si je me fais bannir, je leur donnerais une meilleure raison que ça. Je dois pouvoir leur donner les lettres en disant les avoir trouvées vers le Grand Arbre, non ? Je peux y réfléchir de mon côté. »

Shark est surprise, mais reconnaissante, de la volonté de Sky de faire parvenir ces lettres qu’elle n’a même pas encore écrit. Jusqu’ici, elle n’y pensait même pas. Et maintenant, ça lui semble indispensable. Elle en écrira au moins une. Une très longue, qui explique tout. Et si ce n’est pas pour ceux qu’elle a laissé au Grand Arbre, ce sera pour elle.
Comme toujours, son cerveau commence déjà à faire les comptes, à chercher à rendre la pareille à Sky, d’un service ou un cadeau équivalent.

« Je... Je suis en train d’apprendre à lire, je ne suis pas encore très bon pour reconnaître les mots trop compliqués. Pas que je doive obligatoirement lire ce que tu écris, juste que c'est un détail important. Je crois. »

Shark fronce les sourcils.

« Non, tu n’es pas obligé de les lire. C’est un peu personnel à vrai dire. »

Elle se rend compte que son ton est sec, à la limite de l’hostilité. Presque déjà sur la défensive alors qu’elle n’a encore rien écrit. Mais c’est vrai, ce sera personnel, non ? Sinon, à quoi bon écrire quoi que ce soit ? Elle se radoucit immédiatement cependant. S’agirait pas de se fâcher avec quelqu’un qui nous offre un service.

« Je peux t’aider à apprendre, si tu veux. J’ai des livres, ici, et je peux en emprunter d’autres. Ceux d’Annabelle sont un peu …. difficiles. »

Elle se fend d’un sourire, en se rappelant de sa première conversation avec la fille de joie, passionnée par ses histoires de monstres affreux. Et puis elle explique :

« Quand je suis arrivée sur l’Île, je ne parlais pas très bien anglais. Lire et écrire, encore moins. Quelqu’un m’a appris. » Une hésitation. « Quelqu’un avec qui je n’étais pas toujours très gentille. »

Elle l’avait même frappé, à leur première rencontre. Elle s’en rappelle. Elle ne sait pas ce qu’il est devenu, Stagy, et sans doute qu’elle ne saura jamais. Pas la peine de demander à Sky, qui ne semble pas se soucier beaucoup des gens.
A part son Pretty, peut-être.

« Enfin, savoir lire et écrire ce n’est pas complètement essentiel ici. Mais moi j’aime bien. »

De nouveau, presque timidement, elle sourit.

Une lueur passe dans son regard au ton de Shark, un truc pas forcément très sympathique non plus. Sky n’a pas tant l’impression d’avoir changé, à ce niveau. Il a toujours porté le même surnom, après tout. L’Injuste n’émet pas d’objection à voix haute, puisque son interlocutrice masque immédiatement sa voix derrière un sourire. C’est suffisant, il cligne les yeux jusqu’à ce qu’il perde cette pointe d’agacement qui s’y était glissée.

« J’ai toujours voulu apprendre à lire, c’est juste que je travaillais toute la journée avant l’île, » qu’il explique, se sentant à l’aise grâce aux confidences de Shark. Il doit y avoir un terme, un lieu pour l’apprentissage, c’est que ça ne lui dit pas grand-chose, et qu’il en connaît encore moins la traduction.

« L’anglais c’est pas facile, en plus je ne voulais pas perdre ma langue maternelle. » Il lui semble qu’il interchange moins les mots en milieu de phrase, que son japonais se fait plus rare avec les perdus. Au moins, avec Rain, il peut s’entraîner. L’adolescent hoche la tête, doucement, pour ne pas tirer sur sa nuque.

« J’ai commencé à lire Anne de Green Gables ! » Son visage s’illumine au titre qu’il prononce sans accro, « C’est une gamine qui se retrouve à vivre avec des adultes qui voulaient un garçon pour travailler dans les champs, mais à la place ils reçoivent une fille—j’en suis à la fin du premier chapitre. »

C’est un bon rappel à sa propre vie, quoique sous un autre format, et sans en connaître la fin, Sky meurt d’envie de suivre les aventures d’Anne. De la voir se frayer une place dans la petite ferme—sans compter qu’on lui a expliqué qu’elle allait entrer à l’école. Dire qu’il ignore encore qu’il s’agit d’une longue série avec de nombreux livres. Un léger rire lui échappe, quelque chose de plus léger que son air renfrogné qui est devenu habituel.

« Je bute sur des mots tout le temps, j’avoue. » Demander de l’aide, ce n’est pas son truc, ça va contre tous les principes avec lesquels il a été éduqué. Il se force quand même, juste cette fois. « J’ai peur que ça me prenne une éternité de tout comprendre… Si je recopiais les mots qui me posent problème, tu pourrais me les expliquer, tu crois ? »

Elle a une moue de surprise, en entendant que Sky n’a jamais été à l’école. Ou du moins, c’est ce qu’elle comprend. Elle ne s’est pas posée la question jusqu’ici, mais maintenant se demande d’où il vient, là bas dans le Monde Ordinaire. Et de quelle époque, reculée ou pas … Shark n’a pas l’impression qu’elle a eu une vie facile, ça non, mais au moins, elle ne bossait pas à treize ans.
Treize ans, se dit-elle. Elle avait vraiment treize ans ...

« L’anglais c’est pas facile, en plus je ne voulais pas perdre ma langue maternelle », ajoute Sky.

Elle hoche la tête, et rajoute à mi-voix :

« Aah, ouais. Tout pareil. »

Peut-être que c’est un caprice, de ne pas avoir cherché à oublier sa langue, vu qu’ici, il n’y a personne avec qui elle peut la parler. Au Grand Arbre, il y avait Love. Prix de consolation. Sky ajoute, le visage tout à coup éclairé par la passion :

« J’ai commencé à lire Anne de Green Gables ! C’est une gamine qui se retrouve à vivre avec des adultes qui voulaient un garçon pour travailler dans les champs, mais à la place ils reçoivent une fille—j’en suis à la fin du premier chapitre. »

Il lui raconte avec ferveur. Ça doit être un bon livre. Ça doit lui plaire.

« Je bute sur des mots tout le temps, j’avoue. J’ai peur que ça me prenne une éternité de tout comprendre… Si je recopiais les mots qui me posent problème, tu pourrais me les expliquer, tu crois ? »

Elle se sent hocher la tête, avec presque autant d’enthousiasme que lui qui raconte. C’est que c’est communicatif. Il y a quelque chose d’excitant à trouver une activité en commun avec quelqu’un. Elle avait ressenti la même chose avec Annabelle, et là, elle n’a même pas besoin de s’inquiéter que l’imagination de Sky crée des monstres inimaginables. Que du bon, quoi.

« Oui. Oui, bien sûr. Je peux essayer de faire ça. Mais je connais pas tous les mots difficiles non plus, hein. »

Juste assez pour comprendre avec le contexte, peut-être ? Du moins, elle l’espère.

« On dirait nous », dit-elle, pensivement. « Le livre. »

Remarque idiote. Elle se reprend :

« Enfin, pas exactement nous. Mais tu m’as compris. Je veux bien le lire, quand tu l’auras fini. »

Et enfin, avec un sourire :

« Sauf si tu rentres au Grand Arbre avant. Dans ce cas tant pis. »

Les pirates non plus ne savent pas tous lire, Sky s’en est vite rendu compte et c’est tellement dommage. Il ne comprend pas comment on peut vivre en passant à côté d’un tel trésor maintenant qu'il y a goûté. Apprendre, par contre, ce n'est pas facile, ça l'épuise facilement. Son état doit jouer. Il ne s'offusque pas de la surprise de son interlocutrice, ce n'est pas la première fois après tout. Au moins, elle se ne moque pas de son apprentissage tardif.

« Rain m’a parlé d’un livre à mots ? » Rien qu’en le disant à voix haute, Sky se sent idiot. Tous les ouvrages ont des mots, c’est un peu le but, non ? « Avec le sens pour chacun ? Un di—dic-aw? On en a pas, mais si j’en trouve un, ça serait trop bien. »

C’est chaleureux, l’expression sur le visage de Shark lorsqu’ils parlent de leurs lectures. Peut-être qu’ils deviendront amis, au final.

« On doit être le type de livre où la fin n’a pas été écrite, avec plein de chapitres aux pages sans rien dessus, c’est comme si on tenait une plume juste pour nous-même, » qu’il ajoute, une certaine douceur sur ses traits. « Bien sûr, je pourrais te le passer, je vais faire de mon mieux pour y arriver. »

Sky est au courant que le temps du Ranch arrive à sa fin, qu’il risque probablement de ne pas avoir lu plus de quelques chapitres avant de repartir. Il y a une insinuation qu’il s’adresse dans ce qu’il est en train de dire ; une sorte de ‘je pourrais toujours revenir plus tard’.

« Quels sont tes livres préférés ? Tu voudrais bien m’en parler, s’il te plaît ? » Que leur conversation dure juste un peu plus, que cette once de bonheur ne le quitte pas trop rapidement.