Elle avait tremblé de rage, brûlé de fureur, mais cela n’avait servi à rien, le mal était fait –aussi bien littéralement que métaphoriquement d’ailleurs. Elle avait caché le résultat à Claudia, elle ne voulait l’inquiéter, mais lui avait demandé à porter des manches longues pour la semaine. Elle avait fait passer ça pour un caprice, évitant de préciser qu’elle voulait simplement dissimuler les bleus que cette brute avait imprimé sur ses bras.

Le rustre était trop saoul ou trop stupide pour marcher à son chantage implicite. Aucun secret sur lui, tout le monde savait que c’était une brute. Elle aurait refusé si elle avait su avant, mais elle était déjà en disgrâce en ce moment et ne tenait pas à s’attirer la foudre de Lady Ruby. L’imbécile lui avait fait mal et malgré ses protestations n’avait lâché qu’un rire gras.

Oh ça, tu lui paieras l’ami.

La journée était encore jeune, et elle s’était réfugiée dans une alcôve du rez-de-chaussée, le genre qui sert d’habitude aux conversations privées, mais qui en l’occurrence lui procurait un refuge temporaire pour elle et son thé. Elle n’avait qu’une envie, courir se réfugier chez Moriko, dans les fumées douces et rêveuses et oublier, oublier encore ce monde vain. Mais il ne fallait pas, il ne fallait pas s’oublier soi-même, la petite voix de sa conscience était encore là pour lui rappeler.

La porte grinça, malgré l’heure matinale. Les gens allaient et venaient au Port, tout fourmillait toujours, alors Mercy ne leva même pas les yeux. Elle n’était pas en service avant le soir, qui que ce soit, si c’était pour elle, il pouvait aller au diable.

Fib était officiellement pirate depuis peu mais, en réalité, il se rendait compte qu'il avait toujours été pirate dans l'âme. Certes le terme « peu » n'avait aucun sens sur cette île où le temps s'était arrêté, mais il avait tout de même l'impression de n'être qu'un tout bébé forban, le genre à n'avoir pas encore les dents assez aiguisées pour dévorer ce monde et le vider de toute joie, de tout bonheur. Pour les autres il n'était encore qu'un drôle de gamin, le genre de spécimen étrange dont le seul et unique plaisir était d'embobiner son monde, de le rendre fou. Aussi fou que lui, probablement.
Mais il était encore bien faible et surtout bien impuissant, une simple larve dans un monde de fort, le genre de monde qui vous écrasait sous le talon de sa botte puis vous essuyait sur son paillasson. Il s'ne était rendu compte la veille, alors qu'il avait frôlé la mort face à un groupe d'indiens. L'aventure l'avait sacrément remué mais lui avait ouvert l'esprit non pas sur la force des peaux-rouges mais sur la fourberie de ses semblables ; car c'était bien la connerie des pirates qui avait failli lui coûter la vie, eux qui s'étaient barrés avec le magot de la mission, l'utilisant, lui, comme vulgaire appât. Il n'était pas prêt d'oublier la leçon et comptait bien, désormais, trouver le moyen de les faire regretter.

En attendant il avait besoin d'oublier, et quoi de mieux que les cuisses d'une femme pour noyer ses angoisses ? Il n'avait pas envie de courser la donzelle ou dépuceler la baleine – si vulgairement renommée « sirène » - et préféra la facile libération d'un corps de catin. Où aller pour trouver cela ? Mais au port bien sûr. Il était très tôt – parce que Fib avait dormi, beaucoup dormir, comme toujours – et ça lui paraissait pas plus mal vu que toutes les femmes des baraques autour étaient toujours prises la nuit. Dans tous les sens du terme.
Il poussa la porte du premier bordel qui croisa sa route et se mit aussitôt à la recherche d'une femme susceptible de lui plaire : tous des cageots. Au fond il n'avait jamais trouvé les femmes très belles, il s'en foutait au fond, leur physique importait peu. Il avait jamais besoin de voir leur tronche pour faire ce qu'il avait à faire.

Il aurait pu prendre la blondinette là, ou la noiraude, mais il choisit plutôt une demoiselle qui n'avait aucune envie d'être dérangée. En bon connard, Fib ne pouvait s'empêcher de penser que cette proie était la sienne : il ne pouvait se permettre de laisser sa tranquillité à quelqu'un qui la cherchait, qui la cherchait vraiment. Il s'approcha sans peur, offrant un sourire plus fou que séducteur. La plupart du temps il se contentait de balancer une bourse avant de vider les siennes, et n'échangeait que peu de mots – inutile pour ce type d'activité, surtout quand la moindre seconde était rémunérée – mais cette fois il fit une exception, simplement parce qu'il sentait la proie affaiblie, prête à être dévorée. Ce constat instinctif éveillait sa naturelle soif de sang et de carnage. Il commença aussitôt :
« T'as la tête d'une femme qui a passé une très mauvaise nuit. »
Et qui a de gros problèmes. Il adorait les problèmes, tant que ces derniers ne lui tombaient pas dessus.

Apparemment, les cernes sous ses yeux et l’absence totale de chaleur dans son regard n’étaient pas des indices suffisamment convainquant… Mercy regarda le pirate l’approcher avec un air légèrement pincé, comme si elle avait trouvé une mouche dans son thé. Elle porta la tasse à ses lèvres, l’ignorant délibérément avant de finalement se rendre à l’évidence qu’il ne disparaitrait pas dans une faille mystérieuse qui viendrait la délivrer du fardeau de sa conversation. Elle répondit donc simplement d’un ton distant.

- On dort mal en ce moment, avec l’humidité.

Elle ne mentionna pas le froid, il ne manquerait plus qu’il ait le manque de classe nécessaire pour proposer de pallier à ce problème. Du coin de l’œil, sans montrer qu’elle l’observait, elle le détailla. Elle le connaissait de vue, mais ne l’avait jamais fréquenté. Une ou deux histoires à son sujet remontaient. Quelques mots, quelques idées. Fou, à éviter, effrayant. Son analyse suffisait à lui apprendre, le regard de son interlocuteur ne pouvait être celui d’un homme sain d’esprit.

Elle retomba dans le silence, sans grand espoir qu’il comprenne cela comme une invitation à dégager. Qu’est-ce que c’était son nom déjà ? Puis comme pour asséner l’évidence, elle précisa :

- Je ne travaille pas aujourd’hui.

Pourvu qu’il ne s’entiche pas de l’idée de lui proposer à manger et une conversation tout de même…

Qu'elle était mignonne... fraîchement épuisée, magnifiquement délavée. Sa petite excuse pleine de pluie n'arrivait pas à duper l'un des nombreux rois menteurs de l'île. Ces cernes... elles étaient si belles, si terriblement enduites de douleur et de tristesse, d'une peur qui salit le cœur et les âmes. Oh douce île. Comme il avait bien choisi son camp.
« Peut-être parce que t'as trop pleuré... »
Forcément ça mouillait les draps et déchirait les tripes. Ça pouvait expliquer la sale tronche qu'elle avait aussi. Il espérait pour la demoiselle qu'elle ne se trimbalait pas avec cette face là tous les matins, parce que sinon elle devait pas trouver grand client. Les cœurs à prendre ça manquait pas et la plupart d'entre eux avaient la queue en feu, mais ça ne suffisait pas à fermer les yeux face à un cageot. Elle était rousse en plus, la pauvre. Bon pas un roux de feu comme certains thons de la région, mais ça tirait quand même sur le cuivré. Espèce de foutue sorcière. De la chair à bûcher pour ce cher Allan.

Il ne comptait pas s'en aller. L'envie de se vider avait disparue, il avait trouvé bien meilleur activité : choper une victime à la gorge et vider la moindre parcelle de joie. La rendre aussi désespérée et seule que lui.

« Je comptais pas profiter de toi le boudin, t'en fais pas, t'es pas mon genre. »
Il insista, le sourire immense, les dents éclatantes, attrapant une mèche de ces horribles cheveux de femme et les laissant couler entre ses doigts. Un geste bas et dégoûtant, mené à dessein. Un geste qui visait à écœurer.
« Quelqu'un t'aurait-il fait des misères ? Un client peut-être... c'est vrai qu'une femme comme toi, on a plutôt envie de l'emmerder... Ou alors c'est ta maqu' qui te cause des ennuis ? »
Le sourire montait et montait encore, de plus en plus flippant, presque anormal.
« Tu sais... ça se règle vite... les ennuis ».

Tout sentiment disparut petit à petit de son regard, comme drainé par une marée mentale mystérieuse. Ses yeux clairs perdirent de plus en plus de leur éclat, au point de ne ressembler qu’à deux flaques inexpressives. Elle se retranchait dans ses quartiers, ceux où nul ne pouvait l’atteindre. Bien entendu, Fib pourrait facilement se méprendre et voir dans ce changement d’attitude le désespoir qu’il espérait tant provoquer. Peu lui importait à elle.

Ainsi absente, tout lui semblait amidonné, étouffé, moins dur, et moins intéressant aussi. Elle détailla son interlocuteur sans bouger un iris. De loin, elle aurait bien pu être morte, rien dans son allure n’indiquait une étincelle de vie ou de chaleur. Elle comprenait maintenant pourquoi il lui avait semblé familier, c’était le masque. Elle en avait entendu parler pas plus tard que la veille. Les compagnons de son dernier rendez-vous l’avaient mentionné non ? Ce taré qu’ils avaient balancé aux sauvages. Elle avait l’ouïe fine pour les trahisons. Tout ce qu’elle avait compris c’est qu’il était supposé être mort et qu’ils avaient eu la surprise de constater qu’il avait survécu. Imaginer Fib presque mort suite à un affrontement contre un indien eut l’effet inattendu de la calmer face à ses remarques insolentes.

Elle prit une gorgée de thé.

- Toutes les femmes de cet établissement ont des ennuis.

Certaines des plus graves que d’autres.

- En fait, tout le monde sur cette île a des ennuis un jour ou l’autre.

Pendant une fraction de secondes, son regard se fit éloquent, et il fut évident elle sous-entendait quelque chose, mais elle replongea si vite dans son apathie que si Fib n’avait pas été attentif, il croirait avoir rêvé.

Fib était idiot... et malin à la fois. Mais majoritairement idiot tout de même, et il avait en prime tendance à ne voir que ce qui l'arrangeait. Cette fuite de l'âme, ce retrait de l'esprit qui se mettait en place chez Miss Mercy, était traduit par son esprit malade comme un succès du tranchant de ses mots. Il se gargarisait, fier et coquelet, se félicitant de sa capacité à blesser.
Il ne savait pas le Tétrodon, il ne savait pas ce grand couillon prétentieux, que les dames parfois ont appris à se défendre, non avec leurs poings, mais avec de grandes murailles qui les exile loin, très loin de ceux qui veulent les blesser.

Le gabier pencha un peu la tête sur le côté, détaillant ce laideron qui passait pour morte. Si elle se comportait toujours comme ça avec ses clients y'avait de quoi faire débander le plus courageux des pirates. Fib n'était pas contre bouffer un morceau de cadavre de temps en temps, mais en baiser un... quoique si en fait, ça aussi il en était capable. Mais il fallait qu'il soit joli. Ou assez bien conservé. Et qu'il ne sente pas mauvais. Il avait ses limites tout de même.

Et elle était philosophe en plus... une femme intelligente : rare et insupportable à la fois. Fib aurait voulu reconnaître qu'elle avait raison – et ses propres déboires avec ses partenaires pirates le prouvaient – mais ça lui faisait mal de reconnaître qu'une minette – catin de surcroît – disait des choses vraies. Plutôt crever entre les pattes de Grizzly funeste plutôt que de reconnaître, ne serait-ce qu'une seule fois, qu'une femme avait raison.
Mais derrière la philosophie, Fib sentait quelque chose d'autre. On lui avait appris à voir, on lui avait appris à sentir. Condamné à suivre la voie de son père, formé pour devenir un meneur d'homme, un soldat, il avait encore – gravé en lui, dans sa chair et dans ses os – les enseignements qui étaient devenus des réflexes, des habitudes dont il ne parvenait pas à se départir. Un comble pour un homme qui voulait rayer la prudence et l'ordre, pour les laisser agoniser dans sa folie.

Pendant une seconde. Une toute petite seconde. Son regard se fit plus sérieux parce qu'il réfléchissait. Pendant un cours instant il redevint l'enfant du reich, la machine à penser et à calculer. Il lui fallut cette énorme et maudite seconde pour parvenir à le noyer puis récupérer son sourire. Son rire. Un rire qu'il garda en sourdine pour ne pas attirer l'attention, un rire qui menaçait et grinçait, déchirait l'ordre et refusait l'équilibre. Un rire suivit de quelques mots.
« Sous tes airs de poisson mort t'as un peu plus de couilles qu'il n'y paraît, hein ? »

Il se recula un peu, devenant théâtral, rendant son espace à la jeune femme, écartant les mains avec un sourire faussement séducteur. Un sourire qui ne cherchait pas à se prétendre amical et qui trouait son visage.
« Je suis un type super sympa tu sais ? Et j'ai le cœur sur la main. Si, si, je t'assure. Et comme je suis dans un bon jour je peux te proposer quelque chose. T'as des soucis ? Hey ça tombe bien, j'adore massacrer les soucis. »
Le sourire diminua et le regard se fit plus calculateur, soudain emprunt de la plus parfaite lucidité. Il baissa le ton de sa voix.
« Je peux les régler pour toi. »

Elle n’avait sincèrement rien calculé, c’était presque sorti tout seul, comme une moquerie. Pour lui ramener les pieds sur terre. Ils étaient humains, ils étaient égaux. Chacun ses soucis. Mais ça, elle n’avait aucun doute qu’il ne le comprendrait jamais. Sa réaction la surprit, toutefois. Les nuances qui passaient sur le visage de Fib étaient faciles à lire, pour qui n’avait pas mieux à faire que d’observer les hommes. Quant à les comprendre, c’était une autre histoire.

Eh oui Mr Steiner. Des couilles, si tu veux, aussi peu galant que ce soit. Même éteint, même parti, le feu pouvait se raviver. Le feu pouvait encore brûler, et te consumer. Mercy s’en persuadait, pensée confortable et alléchante. Elle jouait la flamme mentalement, elle reprenait le cours de la pièce. Scène II, allons-y.

Le feu était toujours glacial, mais son regard était revenu. Il s’attachait à celui de Fib comme une pierre froide et lisse. Incassable, avec un brin de défi. Tout le reste du visage était de marbre. On aurait à peine cru que Mercy respirait. Elle écouta, sans rien ajouter, sans rien changer à son expression. Comme si le pirate n’était qu’un courant d’air qui passait. Et finalement, quand il eut terminé, un sourire se dessina sur ses lèvres. Un tout petit, minuscule sourire, presque impossible à voir. Un sourire de glace, un sourire de façade. Un sourire de statue.

- De manière générale, je n’ai pas de plaisir à voir mes soucis massacrés, je n’ai pas envie de les détruire. Mais je veux voudrais les voir loin de moi. Qu’ils ne s’approchent plus jamais.

Elle avait parfaitement compris les termes du marché.

- Au fond, les soucis font partie de nous non ?

Son rictus s’agrandit, et comme pour l’expliquer elle ajouta :

- Il est amusant que quelqu’un comme toi ait donc une composante en commun avec quelqu’un comme moi.

Les mêmes soucis qu’une putain, allait-il survivre à l’idée ? Oh oui, les mêmes hommes lui avaient fait bobo. Pauvre petit.

Sous le masque d’indifférence, une colère viscérale était remontée en elle. Un besoin de justice. Non, de vengeance. Alors pourquoi refuser un accord ? Ce n’était qu’un pacte avec un démon, un de plus.

Cet échange prenait la forme d'un pacte... oh ce n'était pas le genre qu'on scellait autour d'une table avec un petit frichtis et quelques bons verres ; mais ça ressemblait plutôt à cette alliance des personnes désespérées et malheureuses qui s'accrochaient entre elles pour se servir de bouée. Avec un peu de chance on pouvait finir par noyer l'autre et s'accrocher à un truc plus stable mais, ça, c'était une autre histoire.

« Détruire ou non peu importe la méthode, ils seront loin quand même, petite catin. Au fond tu te moquerai pas mal de la manière tant que le problème... »
Il agita vaguement la main en sifflant, mimant le soucis qui part en fumée.
« … s'envole ».

Ils faisaient partie de nous, oui. Ils s'installaient dans le fond, se mettaient bien au chaud et couvaient, jusqu'à finir par exploser. Fib n'était justement pas du genre à les laisser mener leur petite vie, il les éradiquait avant qu'ils ne lui nuisent. Il n'y allait pas par quatre chemins d'ailleurs, parfois fourbe, parfois expéditif, selon la situation.

« Les gens comme toi et les gens comme moi sont plus similaires que tu ne le crois. Sous tes airs d'agneau tu peux montrer les crocs et moi je les sors sans jamais mordre. De grandes gueules et beaucoup d’esbroufe, c'est comme ça qu'on vit, non ? »
Mais quel philosophe, quel génie, quel sublime ! Il s'épatait parfois, non vraiment... on ne pouvait que l'aimer avec un talent pareil. Ou le jalouser. Ou l'adorer. Oui. L'adorer c'était bien... une statue de lui serait du plus bel effet dans le port. A l'entrée même. Avec les fesses à l'air, pour le côté comique transgressif.

« J'ai l'impression que t'en sais beaucoup, pas étonnant, t'as le droit aux galipettes et aux confidences... qui eut cru qu'une nénétte comme toi pouvait être intéressante ? Le monde est fou... »
Un nouveau sourire, il se rapproche.
« Et tu sais ce qui est fou, aussi ? On n'a jamais rien sans rien alors... »
Des doigts dégoûtants qui glissent sur la joue douce, sans traduire aucun désir. Geste mécanique et écœurant, qui invite à s'écarter ou reculer. Qui provoque et meurt sur le menton, qu'il peut relever, dans un geste volontairement cliché.
« Qu'est-ce que tu as à proposer, pour que le gentil Fib castagne tes soucis ? »

Elle le laissait caresser sa joue, malgré la crasse, malgré la honte. C'était comme signer avec son sang, un mal nécessaire. Il y avait un côté défoulatoire à rendre la scène encore plus misaréble qu'elle ne l'était, à se lier aux plus bas. La descente aux Enfers était toujours si dramatique, la tension à son comble, l'apogée de la pièce, ou de la vie du héros, qu'elle acceptait encore de couler plus loin dans les abysses.

Un jour, elle remonterait à la lumière, lavée de tous ses maux, c'était toujours comme cela, non ? La rédemption finale. Assez ennuyeux finalement.

Au bout d'un moment, elle sourit. Pas d'un sourire franc ou heureux, non, du même sourire dénaturé et fou que Fib, elle lui renvoyait son propre reflet. Doucement elle lui attrapa la main pour la décaler de son visage et la poser sur la table. Le geste n'avait rien de violent, mais il était ferme et clair.
Sa bouche s'élargit et dévoile ses dents. Oh, comme elle fait bien le démon elle aussi.

- Galipettes et confidences. Je sais certaines choses. Je sais qui a fait du mal, et qui a apprécié en faire. Je sais qui a trahit qui. Je sais qui aime qui. C'est fou ce que ça parle un homme, parce qu'une pauvre catin comme moi, ça ne peut rien contre eux. N'est-ce pas ?

Et en un instant, elle redevient sérieuse.

- J'ai une condition toutefois. Quoi que je te dise, qui que je te cite, je ne veux aucune mort. Jamais.
Quant à mes soucis actuels... Ce sont exactement les mêmes que les tiens. Les mêmes traîtres, les mêmes lâches. Les mêmes idiots. Et ils avaient l'air très inquiets que le capitaine s'aperçoive de certaines choses. Comme ce serait dommage que leur secret soit dévoilé par mégarde.

H-RP:

Aussi fou que puisse être Fib, sa cervelle trouée était assez claire pour comprendre les sous-entendus de la catin. Elle savait ce qu'il s'était passé avec lui et qui était à l'origine de ses problèmes. Une lueur d'intérêt s'alluma dans les yeux gris du tétrodon : une lueur de pur intérêt.
Oui. Cette petite carte sale et abîmée pouvait devenir un atout bien arrangeant, un atout qu'il ferait mieux de garder rien que pour lui, soigneusement à plat dans sa petite poche crasseuse.

« J'accepte. Donne-moi ces secrets et je me charge du reste, sans tuer personne ».
Au fond ça l'arrangeait, il n'était pas un tueur dans l'âme. Et puis mieux valait ne pas attirer l'attention en tuant des camarades. Le capitaine n'avait pas l'air d'apprécier les petites guéguerres inélégantes.

Il ouvrit grand ses oreilles sales, recueillant le secret. Il n'ajouta rien et fit demi sans ajouter quoi que ce soit, bandant presque à l'idée de pouvoir se venger. Pas besoin d'un coït avec une catin, il avait trouvé bien mieux.

Deux semaines plus tard il était de retour dans cette l'antre des putains avec, à la main, un petit cadeau pour a demoiselle. C'était plus fort que lui, il n'avait pas pu résister. Une fois son petit piège mis en place, ses adversaires abattus, il s'était senti pousser des ailes et l'idée de combler la donzelle d'un petit présent supplémentaire lui avait semblé excellente.

Il la chercha du regard mais sans la trouver et finit par demander un rendez-vous, payant cash. Il ne dépensait jamais rien, ça ne le gênait pas : il buvait peu – pour le moment – et gardait tout ce qu'il trouvait, ne partageant jamais, en bon ruffian.

Il attendit en posant ses pieds nus et crasseux sur les fauteuils déglingués couverts de velours rouges élimés. Une autre femme – seins nus et fesses à l'air – l'invita à monter et l'introduit dans la chambre de la rouquine. Il ne connaissait même pas son nom, avait dû utiliser ses traits physique pour que le bonhomme de l'accueil sache de qui il parlait.

Sans la détailler, sans même se présenter, il jeta à ses pieds le paquet : au sens propre comme au figuré.
Rien de mieux pour plaire à une femme que deux paires de testicules bien coupées, bien emballées.
« Ils sont pas morts. J'ai tenu parole. Et ils viendront plus te faire chier.»

Elle le laissa partir, l’air décidé. Au fond pourtant, elle se demandait si c’était une bonne idée de lui avoir parlé de cela, si Fib ne deviendrait pas à son tour un fardeau et un problème, et alors, cela deviendrait compliqué de trouver un autre loup volontaire pour faire le travail… Mais pour l’instant elle était débarrassée de lui, et si cela venait avec un bonus, tant mieux.


Les jours passèrent sans qu’elle n’entende parler de lui, et tout allait pour le mieux dans le pire des mondes. Les clients idiots n’étaient pas plus bourrus qu’à l’habitude, aucun bruit ne courrait à ce sujet, aussi fut-elle surprise lorsque le Tétrodon s’avéra être l’un de ses rendez-vous du jour. Venait-il pour affaires ou avait-il laissé tomber ? Elle préférait la première option, elle n’avait aucune envie de mélanger deux types de travaux différents.

Son entrée coupa très vite court à ses interrogations. Comme il avait coupé court à autre chose, visiblement.

Elle ne put réprimer une moue dégoûtée pendant un instant. Elle détestait la vue du sang ou plutôt des corps et de la boucherie des hommes. Elle frissonna et leva les yeux, se détournant de la triste preuve du contrat accompli. Elle n’avait pas de pitié pour celui à qui appartenait le trophée.

Ils lui grignotaient petit à petit son identité et ses convictions. Autrefois, elle n’aurait pas pu imaginer vivre avec un tel poids sur les épaule, avec cette culpabilité, celle d’avoir blessé un être humain, elle était convaincue qu’elle n’avait pas ce droit. Mais c’était différent, maintenant. Elle oubliait la crainte, et l’orgueil et la colère la remplaçaient. Elle n’avait plus pitié Mercy.

- Merci pour le travail fait.

Le ton était glacial, elle n’avait qu’une envie, qu’il déguerpisse. Elle ne lui devait rien d’autre, il n’avait rien négocié de plus qu’une information. Sa compagnie lui était insupportable, elle n’avait aucune envie d’être associée à ce genre d’individu violent et malade, et tout son visage indiquait clairement qu’elle souhaitait qu’il parte.

Fib se trouvait là, face à la pute, son cœur pourri gonflé de fierté. Il allait lui plaire son cadeau, obligé. Sérieux c'était un chouette trophée à afficher en haut de sa cheminée, le genre de truc qui disait banco à vos invités : « j'ai du goût, et une belle paire de couilles ».
Ahahahahah. Qu'il était drôle putain. En s'en rouler par terre et se taper les cuisses de rire.

Mais c'est qu'elle était même pas reconnaissante la grognasse... un beau cadeau comme ça c'était pas offert à toutes les greluches ! C'était quoi ce merci tout froid et tout fade ? Elle portait mal son nom le cageot, décidément elle avait rien d'aimable. Il grogna un peu, dépité, déçu dans son amour propre.
De si belles paires offertes à une ingrate. Mais où allait le monde, il vous le demande ?!

Et en plus elle avait l'air d'avoir envie qu'il parte. Quoi ? Elle s'attendait à quoi ? Qu'il la retrousse et la consomme ? Non mais pas moyen, il prenait que des jeunettes – vierges de préférences – et non consentantes. Les catins c'était toujours moins bien que sa main droite – ou gauche, il était pas bégueule avec ça. Au pire y'avait toujours les cadavres, ça valait toujours plus valable que la demoiselle. Pis ça pouvait être drôlement sexy en plus.

« Attends mollo la poutrelle... j'ai dû payer du temps avec toi et sérieux c'est gâché, j'espère que tu vas me rembourser »
Non mais vraiment, elle avait aucune manière. Qui lui avait appris la politesse ? Tonton Hitler il avait pas été parfait mais au moins il lui avait appris qu'on obtenait jamais rien sans rien. Il lui avait fait un cadeau bonus, il attendait un échange.
« Je veux pas d'argent, surtout pas de ton cul non plus, par contre j'ai l'impression que tu sais pas mal de choses et avec ça, on peut faire commerce. Réfléchis deux secondes – si t'en es capable – j'suis sûr que t'as plein de soucis à régler et personne pour le faire. Moi j'ai une grande gueule mais pas que, et surtout si je veux survivre ici j'ai besoin d'avoir des cartes en main... »
Il la pointa du doigt, le regard soudain moins fou, calculateur.
« Et ces cartes tu peux me les donner. Notre accord a marché une fois, il peut marcher deux, voire trois ou quatre fois. »

Il se déplaça mais, cette fois, ne franchit pas la barrière invisible de l'intimité. Il ne la respectait pas mais savait que, s'il voulait coopérer sur le long terme, il avait besoin de ne pas trop la dégoûter.
« On peut fonctionner ensemble, j'en suis sûr. J'te demande pas ton corps, pas d'argent, rien d'autre que des secrets, ce que tu veux me donner. Et en échange je nettoie, selon tes conditions »
C'était sans doute la proposition la plus honnête qu'il ait jamais faite, foi de Fib.

Evidemment que les choses ne seraient pas aussi simples. Evidemment qu'il n'allait pas partir comme ça. Pendant un instant, elle eut peur qu'il lui demande ce pourquoi il avait payé, après le spectacle peu ragoutant de la preuve de son contrat et ses manières plus que détestables, il n'y avait rien qu'elle ne souhaite moins au monde (façon de parler sans doute). Toutefois, elle fut vite rassurée, et aussi irritante que soit sa compagnie, il fallait reconnaître qu'il y avait du vrai dans ses paroles.

Elle serra la mâchoire, laissant apparaître sans retenue le dégoût qu'il lui inspirait. Autant jouer toutes cartes sur table puisque c'était ce qu'il demandait. Un rictus écœuré déformait ses traits.

- Jouer le mercenaire payé aux infos, c'est ce que tu proposes ?

Elle marqua une pause. Qu'avait-elle à perdre pour l'instant ? Aucun de ses secrets n'était réellement vital... Un moyen de défense, aussi pathétique soit-il pour l'instant n'était pas de refus. Et que pourrait-il faire de tout cela ? Sa reluctance n'était pas liée au principe, mais plutôt à l'idée que quelqu'un puisse établir un quelconque lien entre Fib et elle. Elle trouvait l'idée répugnante.

- Pourquoi pas. Ça me semble juste. Mais ne t'attends pas à un échange de sang pour sceller le pacte.

Si tu l'approchais, l'accord passait à l'eau, son regard était suffisamment clair là-dessus. Son sourire se fit un peu moins mesquin.

- Et quel type de secret t'intéresse au juste ?

Qui aimes-tu ? Qui détestes-tu ? Si tu lui parles tu finiras sur la liste toi aussi, même si ça ne suffira pas pour te retenir elle le sait. Quitte à être complice, autant partager, c'était tout.

Mercy demandait simplement ce qu'il voulait en remboursement de sa présence ici, et une fois dit, elle espérait ne pas le revoir de si tôt.

Il la dégoûtait, ça se voyait dans les moindre recoins de ses jolis traits trop parfaits. Fib n'en avait absolument rien à foutre. Les femmes étaient des connes de toute façon, des filles à l'esprit mauvais et il ne comprenait pas pourquoi ses camarades tombaient dans le panneau. N'avaient-ils rien de plus important à faire ? Ce n'était pas à ce rythme-là que Peter passerait de vie à trépas. Bande de couilles molles – ou pleines, c'était selon.

Fib ne prit même pas la peine de répondre à la question, ça lui semblait assez clair comme ça. Ils pouvaient s'engager dans un échange lucratif, qui apporterait aux deux sans léser. Fib tuait rarement, mais ça ne voulait pas dire qu'il ne savait pas se défendre. Pour un ancien GP tout juste débarqué de l'arbre, il s'en sortait déjà pas mal et avait pris le pli. Il aurait forcément des ennemis, beaucoup d'ennemis ; et comme tout homme intelligent il savait que les secrets étaient le moyen le plus efficace de transformer un guerrier en malheureux eunuque.

« Je veux pas de ton sang de traînée, et tu veux pas du mien non plus, j'ai bien compris. T'as raison, je sais pas où t'es allé traîner ta moule, tu sais pas où j'ai trempé le biscuit. »
Bonne seconde question. De quoi avait-il besoin au juste ?
De tout. Et c'est ce qu'il répondit.

« Tout ce qui te passe dans les esgourdes. Parfois je viendrai te voir, vérifier si t'as pas un truc sur un mec précis. Quand toi t'auras besoin de moi tu me feras appeler, on trouvera un moyen sûr et je verrais bien ce que tu as à me donner. Toi et moi on est deux parasites. Pour une fois vivons en symbiose, et suçons l'autre jusqu'à la moelle ».
C'était bien l'idée, non ? Rien de physique, ils ne faisaient que se monter l'un sur l'autre pour progresser, chacun à sa manière.
Et puis Fib ne voulait pas donner trop d'info. Pas à une meuf qui les monnayait.

« Pour l'instant j'ai besoin de rien, je me suis vengé, c'est tout ce qui compte. Mais on se reverra la pleureuse... »
Il fit demi-tour, ses pieds nus légers sur le parquet de la chambre minable. Avant de quitter les lieux il se retourna une dernière fois, offrant à sa complice un clin d’œil dénué de charme.
« On se reverra. Miss Mercy ».