Mal assuré, bringuebalant, le jeune homme portait une caisse de vivres et montait sur le pont en trébuchant à moitié. Il avait une besace brune sur l’épaule, un sabre mal affuté à la hanche, et la dégaine perdue de celui qui avance sans trop savoir où aller. Cela ne faisait que quelques semaines que le garçon avait quitté – de bien mauvais gré – la chaleur du Grand Arbre, agrémenté de quelques cicatrices et d’un vide au cœur en plus. Et du ressentiment. Du ressentiment plein sa gamelle, qui coulait, débordait de tout son être. Un jour, il tuerait Peter Pan, il le ferait payer. Mais depuis, sa morgue s’était réduite, et il était juste un ado qui avait soudainement prit dix ans et qui se sentait trop perdu pour faire quoi que ce soit. Et en réfléchissant, il s’était tout de même dit que le lieu qui conviendrait le plus à ses aspirations, c’était le Jolly Roger.

Il s’était donc rendu au port, et s’était débrouillé pour être enrôlé dans l’équipage du Jolly Roger. Et à lui la vie de pirate ! Il avait pris le poste de vigie, après une brève démonstration de ses talents ; jamais il ne remercierait assez Rainbow. Il avait eu peur, au départ, qu’on lui demande de se déshabiller, ou quelque chose qui le grillerait aux yeux de tous. Mais non, tout s’était bien passé.
Et donc, le temps de poser la caisse de vivres à sa juste place, de poser son paquetage dans un coin, il avait eu l’occasion d’observer les alentours. Les pirates étaient là, à rire dans un coin ou à travailler dur, pour préparer leur départ ; comment arriverait-il à faire sa place au milieu de cet équipage déjà sûrement soudé par les années ? Il avait croisé de son regard plusieurs pirates qui étaient des anciens perdus, et il espérait ne pas avoir été reconnu. C’était là son seul souhait…

Peu désireux de rester au milieu d’une foule qu’il ne connaissait pour l’instant guère, le jeune homme aux cheveux encore courts décida de prendre ses marques : sautant sur les cordages, il se hissa jusqu’en haut du mât, avec une facilité déconcertante. S’il avait su qu’il aimait autant la grimpette à son arrivée sur l’île, il aurait demandé à être intégré aux grimpeurs ; il y avait pensé quelques semaines auparavant, pour rejoindre Rainbow en prime. Mais c’était trop tard maintenant.
Sam Miller – « je m’appelle Sam Miller, Sam Miller » roulait-il dans son esprit encore mal à l’aise – finit par atterrir sur le nid de pie. Il lâcha un soupir d’aise, et s’assit contre le mat. Un sourire fleurit sur son visage jusque là plutôt renfermé, et il éclata d’un petit rire : il s’y ferait, à cette vie.

Leur petite virée piccaninnie s'était soldée par un échec. Point de retour du fils dans les bras du père. Point de fête triomphale à la taverne rhumantique. Pourtant les liens entre les membres de l'étrange équipée visant à sauver Christo Redskin, s'étaient resserrés. Malik et Carne demeuraient d'infatigables amis, presque des frères. Shifty avait sa part belle dans cette fratrie contre-nature et donnait de son temps et de sa personne pour consoler Keith. L'ivrogne notoire affrontait la perte  de son protégé avec une dignité dont nul ne l'aurait cru capable. Ses camarades lui offraient un soutien bienveillant, aussi discret que virile. Tous était désormais dépositaires du secret de Carne sur ses origines. L'enfant perdu avait été un peau-rouge. Le peau-rouge était devenu un pirate. Il n'y avait rien à dire de plus et personne n'aborda plus jamais ce sujet.

A cette époque de fin de canicule, l'âme de Carne n'avait pas encore été effleurée par les pluies de sel. L'amour ne l'avait pas encore rendu saignant. Ce n’était qu'une question de temps avant que la plaie ne s'infecte. Une poignée d'événements, tout au plus.

Mais pour l'heure, l'insouciance était de mise.

***

La chaleur a beau se faire écrasante, rien n’entache la bonhomie de l'équipage à bord du Jolly Roger, un Jolly flambant neuf et prêt à faire chanter sa coque sur les vagues. Le port -cet endroit un peu curieux pour un marin véritable- bruisse d'activité. Tout ces gens qui caquettent, qui fourmillent, qui s'auto-proclame "pirates de terre", Carne ne les comprends pas vraiment.
La Grande Mère a beau avoir la primeur de ses offrandes et de ses prières, il ne se sent à l'aise que la couenne sous l'océan. Le voilà d'ailleurs qui en émerge, le harpon au clair, un requin sanglant sous le bras et quelques petites mantas à la ceinture. C'est Oswald qui va être ravi. Il confie au mousse, la besogne de transporter la pitance au Maître Coq. Il se marre, un peu, devant un Jim qui patauge entre nageoires et quolibets.
Le blafard cherche un instant son futal des yeux. Fiente c’est encore fait la malle avec ses bottes. Foutu Falzar ! Carne peste pour lui même, mais se félicite qu'El Capitàn  ou Lunettes ne soient pas dans les parages. Il lui est formellement interdit de se balader cul-nu sur le pont. Il lève son nez verz le ciel rougi. Là haut pt'êt !Sans  attendre les remontrances, il se jette dans les cordages qu'il gravit comme un agile chimpanzé. L’absence d'air le fait suer et il est presque miraculeux que sa peau blanche ne soit pas cuite au millième degré. Bénie soit l'encre de ses tatouages. C'est rissolant et ruisselant qu'il atteint la Vigie, orpheline de ce bon vieux Billy Bat, la chauve-souris. Le pauvre vieux était mort en service pendant la bataille contre les peaux-rouges.
Un petit rire égratigne les oreilles de Carne qui se penche vers le fond du nid de pie, tel un diable sortant de sa boite.

- Heeeey ! Mais matez-moi ce planqué !

Le Pêcheur s'invite, dans son plus simple appareil, au beau milieu de l'espace étroit, réduisant le peu de distance avec son interlocuteur en s'accroupissant à sa hauteur. Ses yeux d'ambre, myopes et rieurs, plissent pour mieux distinguer ce visage inconnu. Son rictus jovial s'accentue pour mieux laisser au spectateur le soin d’apprécier ses dents, légèrement biseautées en pointe, à force de les polir contre de la viande fraîche.

- Qui que t'es , Bambino ?

A peine quelques secondes après ces pensées emplies de motivation et de joie – l’énergie des premiers jours, il fut surpris par une voix l’invectivant. Levant les yeux vers le ciel et vers son nouvel interlocuteur, le pauvre Sam se retrouva nez-à-nez avec un diable blanc - des pieds aux cheveux – aux nombreux tatouages turquoises. Samuel, à l’époque, n’avait pas encore les siens, et se trouva fort impressionné. Enfin, il fallait bien avouer qu’autre chose l’impresionnait plus encore : le manque de pudeur flagrant de son – sûrement - camarade pirate. Ça, on ne l’en avait pas prévenu, et ça ne l’enchantait guère. A moins que ça ne soit un bizutage ? Il n’avait pas très envie de se dénuder lui… Il lui manquait quelque chose pour paraître impressionnant (et, à votre grande surprise, sachez qu’il ne s’agit pas de muscles).
Grommelant quelque chose comme « j’suis pas un planqué », le nouveau venu détourna le regard, mal à l’aise. Cela ne suffit pas, étant donné que l’équipier aux cheveux clairs descendit à son tour dans le nid de pie, s’accroupissant. Sam avait-il vraiment envie de voir ça ? Il n’en était pas tout à fait sûr, aussi alternait-il entre regarder fixement le plancher et fixer ses yeux dans ceux, rouges, de son interlocuteur. Il se rendait bien compte que sa gêne le desservait, mais il n’arrivait pas à s’en défaire. Inspirant un bon coup, il tenta un sourire, et sortit de son mutisme choqué :

- Je m’appelle Sam, je viens d’arriver. Je suis la nouvelle vigie. Et à qui ai-je l’honneur ?

Allons bon, il n’allait pas se laisser faire tout de même ? La pointe d’insolence qu’il avait su mettre dans sa dernière phrase le revigora. Pour l’instant, tout allait bien. Bon, il avait un pirate à poil et aux dents pointus devant lui, mais ça n’était pas effrayant, non ? Non ?
Il se racla la gorge, essayant d’éviter d’imaginer toute interaction avec les dents qu’il avait en face de lui. C’était normal, un peu d’usure, quand on a l’éternité pour grignoter, non ?

- Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ? Dans cette tenue, en plus ?

Il faillit ajouter un « non pas que la vue me gêne », mais il s’abstint, se contentant cependant d’éviter ladite vue.

Carne penche la tête d'un coté. Puis de l'autre. Le nid de la chauve-souris recèle d'un oisillon. Aurait-elle pondu un oeuf avant de rendre l'âme ? Le Blafard a un rire pour lui même, joyeux, bref et simple. Car en ce temps là tout l'était encore.

- Je m’appelle Sam, je viens d’arriver. Je suis la nouvelle vigie. Et à qui ai-je l’honneur ?

Le Pêcheur siffle et s'approche un peu plus encore. Il peut presque lui toucher le visage à cette distance. Il l'hume de son grand pif pointu. Lui transpire l'eau salée, les embruns, le soleil rasant. Un grand requin blanc issu de la barbe du Père Océan. Une sirène mâle si s'était possible.

- Saaaammy ! Sam. Saaaam. Sam-Sam-Sam...et son nom frétille sur cette langue qui roucoule, à l'accent si étrange. Il lui lèche brusquement la joue, et fait durer la saveur en bouche par pépiements humides. Chuis Carne. Carne le Harponneur du Jolly roger ! ça rime, Hey !

Sourire taillé en pointe. Franc. Sincère. Peinard dans les charentaises de son âme.

- Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ?
- Moi ?
- Dans cette tenue, en plus ?
- J'cherche Fiente

L'albinos se met à jouer résolument avec la veste épaisse du pauvre gamin.

- Fais chaud. T'as pas chaud ? Tu m'fais chaud, hey !

La main que le bébé pirate passe dans ses cheveux laisse sa tignasse redressée et ébouriffée sur sa tête : cette première rencontre était pour le moins déconcertante. Sa réponse, même emplie de verve, ne semble pas émousser l’aplomb de son interlocuteur, qui se contente de s’approcher très près, très très près, et de lui répondre avec un ton que Samuel prend pour moqueur. Yeux écarquillés, ce dernier ravale la réplique qu’il comptait offrir au tatoué pour se figer d’effroi. La langue qui glisse sur sa joue déclenche un frisson de malaise qui s’étend à toute sa colonne vertébrale, et imprime un malaise durable dans son torse. Carne… Carne le Harponneur. C’était noté – gravé même. Sam se refusa à ne serait-ce que murmurer un « enchanté » qui sonnerait trop faux à ses oreilles de toute façon. Il n’arrivait à cerner le Pêcheur, à comprendre ce qu’il voulait, ce qu’il faisait ; son attitude, tout autant que sa tenue, étaient terriblement… Aléatoires ?

- Fiente ? C’est qui ?

Les pirates avaient de drôles de noms tout de même… Il était très classique, lui. Samuel Miller. Un nom de pirate anglais, très classique, un nom de personnage d’histoire, sûrement – il n’en était pas bien sûr, se basant sur de vieux souvenirs : lui-même ne savait pas vraiment lire, donc ça n’était pas particulièrement récent tout ça.
Quand il sentit Carne commencer à tirer sur sa veste, Sammy eut un moment de recul et laissa un rictus se poser sur son visage. Là, les choses commençaient à vraiment mal s’engager. Lâchant un léger hoquet, il tira sa veste à lui, et répondit d’un ton cassant :

- Ca va, je trouve. J’ai déjà eu plus chaud. Mensonge, et la sueur perlant à son front n’aidait guère. Etonnant que toi t’es chaud, dans cette tenue en tout cas.

Il tenta un sourire, un peu pataud, désignant d’un mouvement du menton le corps de Carne. Les yeux rivés sur le visage de ce dernier, le visage toujours écrevisse, Sam ramena les pans de son manteau à lui, mal à l’aise. Il se sentait ridicule tout à coup ; son attitude était stupide, c’était la meilleure façon d’attirer l’attention. Tentant de reprendre contenance :

- Tu t’balades toujours comme ça ? Ca doit être marrant quand Peter a une soudaine saute d’humeur… Carne nu comme un ver au milieu d’une triste giboulée, l’idée fit glousser le jeune pirate. Je suppose que ça vient avec le temps… T’es là depuis longtemps ?

Oui, voilà, un changement de sujet, bonne idée, bonne technique.

HRP:

Carne dodeline du chef comme s'il se trouvait encore sous le niveau de la mer. Tout coule chez lui. Vagues après vagues. Il a un petit sourire en remarquant les effluves de sueurs plus âcres qui émanent de la nouvelle vigie. Il y a ce petit quelque chose qui lui rappelle Crow, et le met immédiatement à l'aise.
L'iode de la mer, sans doute.

- Fiente ? C’est qui ?
- Mon futal, hey ! Chuis obligé d'porter c'te couillon sur les miches, sur les planches de notre bon vieux Jolly. Sinon El Capitàn me coupera l'aileron !

"L'aileron" en question, pendouille toujours entre ses cuisses noueuses, comme un gros poisson qui dessale après la pêche. Tout est blanc chez Carne, jusqu'à la toison de son ventre qui gargouille.

- Ça va, je trouve. J’ai déjà eu plus chaud. Étonnant que toi t’es chaud, dans cette tenue en tout cas.
- T'as l'air d'un crabe à l'étuvée, ouais !
- Tu t’balades toujours comme ça ? Ça doit être marrant quand Peter a une soudaine saute d’humeur…

La vision de Sam-sam qui se gondole attise la bonne humeur de l'albinos. Le Harponneur part d'un grand rire qui dévoile ses dents de requin.

- On pourra vérifier si les coucougnettes glacées ça se rentre à l'intérieur comme l'veut la légende !
- Je suppose que ça vient avec le temps… T’es là depuis longtemps ?

Carne marque un temps. Sa cervelle mouline. Il y a des visages un peu flous, basanés, bienveillants, et la sensation de pelage d'un gros chat, sous les doigts. La piqûre des aiguilles mouchetées d'encre turquoise. Le visage sévère de Smee et la grande gueule de Crow sont les plus vieux souvenirs qui lui viennent. Toute sa tête est pleine de sa Rousse.

- Chais pas. J'ai su un jour... mais chais pu.

Haussement d'épaules.

- C'pas grave, Hey ! Il désigne le sol dépourvu des tâches obscures de leurs ombres. Ch'uppose qu'ce fieffé salopard d'tyran m'a ramené d'l'Ordinaire, comme toi. Ça nous fait un point commun, hermano ! L'aut' c'qu'on est pas là par hasard. La Grande Mère s'plante jamais : elle choisit l'quel d'ses gamins elle fait grandir ou pas. C't'affaire d'équilibre.

Il ébouriffe un peu plus le pauvre Sam, d'un geste fraternel de la pogne.

- L'tyran a besoin d'ennemis pour garder ses sujets sous son joug, paquetés comme des sardines. Nous ont est simplement des combattants d'la liberté ! Hey !

Claquement de langue sur palais.

- Bon, où qu'il est c'pantalon. J'vais m'faire tancer par Smee si y m'voit cul-nu !

Son pantalon. Certes. Quelle question aussi, qui – quoi – d’autre ? Sam acquiesce, se détendant petit à petit, mais sans renoncer à son air complètement paumé. Apparemment, il s’agissait d’un ordre du capitaine – aux conséquences assez radicales s’il n’était respecté, ce que Carne n’avait guère l’air de craindre.
La « blague » du Voltigeur détendit l’atmosphère, et sa ruse de changer de sujet sembla fonctionner. Carne semblait pensif, mais il n’en tira pas grand-chose ; comme tout le monde, il était prompt à l’oubli, qui se résumait d’un coup d’épaule : "qui sait ?". Sam n’était pas mieux loti que les autres, et alors que ça ne faisait que quelques jours que son bannissement avait eu lieu, déjà les visages s’estompaient. Ceux qui comptaient, pas encore. Pas Harmony, pas Rainbow – un sourire nostalgique naquit sur son visage, vite heurté par la dure réalité : plus jamais ils ne se reverraient, plus en tant qu’amis. Ils étaient destinés à se blesser, à se tuer l’un l’autre, tout ça au plus grand amusement de Peter. Lui s’en remettrait ; il s’en remettait toujours, et il laissait les blessés sur le bas-côté, attisant haine et désespoir dans son sillage. Et les gamins, eux, l’adulaient comme un petit prince, ingénu et amusant, passant à côté de l’horreur de ses actes ; ils étaient des victimes autant que lui.
Un rictus fleurit sur le visage de Sam, qui acquiesça :

- Elle a bien choisit, ouais.

Il était amer, parce qu’il regrettait cette époque. Mais il relativisait, après tout, il aurait toujours été dans la bienheureuse ignorance s’il n’avait pas été banni. Un petit mal pour un grand bien : il avait les pensées claires et les yeux grands ouverts désormais. De voir que ce sentiment était partagé était rassurant, et le sourire du Voltigeur se fit plus sincère : avec l’aide des pirates, il pourrait parvenir à ses fins.

- Hey ! Geste victorieux. J’plains quand même les gosses là-bas. Ils sont complètement à côté de la plaque par rapport à Pan…

Prêts à se lancer dans une boucherie qu’ils ne comprenaient pas. Au moins les pirates avaient-ils conscience de ce qui se tramait sur l’île.
Sam gloussa, et se releva, s’étirant.

- Besoin d’un coup de main ? Il ne doit pas être bien loin, un caleçon solitaire ça risque pas de s’enfuir…

S’accoudant au nid de pie, le jeune pirate observa les alentours. Il était heureux d’être là, l’air de la mer autour de lui, l’océan pour horizon. Un petit mal pour un grand bien.

-J’plains quand même les gosses là-bas. Ils sont complètement à côté de la plaque par rapport à Pan…

Carne lève le nez vers son camarade. Mais ce n'est pas lui qui baigne dans son flou. Il pense à Sangre, sa rousse embrigadée par le Pan. Elle grandirait un jour, c'était forcé - le Grandissement  est une fatalité immuable. Et il sera là pour la rattraper. (Heureux les imbéciles ! )

- L'Eternité et l'Oublie leur donnent  juste l'illusion qu'ils grandiront jamais. Mais tout l'monde grandit. On vit, on meurt, on s'fait boulotter. On r'vit à travers la carcasse de ceux qu'on nourrit. C'est ça la verité d'la Grande Mère, déclare-t-il avec un air sérieux, loin de ses mimiques simiesques usuelles. Regarde-moi c'port qui se gonfle de forbans, jours après jours ! C'est un signe ! Autant de p'tits cons qui ont appris qu'leurs actes ont des conséquences, qu'l'amour amène la conscience et que chacun porte en lui sa prop' responsabilité.

Carne est, plus qu'un Pêcheur -ou même un Pécheur, un Prêcheur à cet instant. Il prêche pour des convictions spirituelles qu'il s’est forgé au fil de ses ripailles. Son expression  paisible ferait presque oublier son cannibalisme. Si peu.
Pour qui prête l'oeil un tant soit peu, ses sirènes tatouées glissent subtilement sous son derme, de quelques centimètres à peine. Changement de peau.

- Besoin d’un coup de main ? Il ne doit pas être bien loin, un caleçon solitaire ça risque pas de s’enfuir…

Carne reprend son attitude de singe.

- C'pas d'refus, Sammy ! Parce que... Il glisse brusquement entre les jambes de la jeune vigie et se faufile entre lui et son accoudoir. Une anguille... J'pas  d'bon yeux, qu'il lui balance presque rétine à rétine.

L'intimité et la gêne ne sont pas des données utiles dans cette équation. Carne s'en est toujours trouvé dépourvu.

Sam n’avait pas croisé tant d’anciens camarades que ça, au Port. Certes, il n’était pas là depuis longtemps, et les Perdus étaient nombreux… Il croyait Carne sur parole en ce qui concernait l’arrivée massive de nouvelles recrues, mais il en était tout de même surpris. Il s’imaginait plus de gosses crevés dans les bois, perdus sans l’ordre du Grand Arbre, ou bien rejoignant les Peaux-Rouges, bien plus accueillants et familiers au premier abord. Et en même temps, le SamSam, c’était pas comme s’il connaissait bien les gens de l’Arbre, même quand il y était : aperçu par ses pitreries, il restait lointain, mis à part pour quelques autres mioches bien particulier, comme Rainbow.

Bon, le caleç… Woaw, vraiment, entre l’emmitouflé et l’impudique, c’était le jour et la nuit. Et puis Samuel, il n’était pas particulièrement familier de ce genre de morphologie en plus… Le jeune pirate rosit, et passa une main dans ses cheveux ébouriffés, avant de répondre :

- Je… Oui, je vois ça.

Il esquissa un sourire maladroit, et recula légèrement, un peu effrayé par l’idée que les matelots soient tous comme ça, et qu’il subisse ce genre d’assauts régulièrement – enfin, selon les pirates, ça ne le dérangerait pas trop, il avait déjà repéré certaines bouilles, mais dans l’absolu, les contacts sans fringues, ça n’était pas son truc.

- Tu l’as laissé où ?

Il se retourna, et fit le tour du nid de pie pour observer les alentours : pas de caleçon directement en vue, le bougre se cachait, envolé avec le vent, coincé quelque part peut-être, ou bien tombé dans la flotte ? Sam fronça les sourcils et observa l’étendue d’huile, qui reflétait un peu trop les rayons du soleil pour qu’il puisse en avoir le cœur net. Mais vu l’air lourd, il devait être resté sur le bateau.
Samuel ne se ne voyait pas vraiment demander à quiconque en bas « Vous auriez pas vu un calebard ? » Cependant motivé par cette légère tâche, il passa pardessus le nid de pie d’un saut souple, et redescendit jusqu’au pont avec des mouvements qui tenaient plus de la chute accompagnée que de la descente d’escalade. Il atterrit en pliant souplement ses genoux, sourire aux lèvres : dire qu’il n’avait même pas été grimpeur dans sa précédente existence !

Samuel s’approcha de l’endroit montré par carne, et tourna sur lui même pour voir ce qu’il en était. Caleçoon, caleçoooon, petit petit… Là, un truc qui se mouvait mollement lors des quelques bouffées d’air, dans un recoin !

Carne ne semble pas remarquer le malaise évident de son interlocuteur. Son odorat ne renifle que la sueur qui empoisse les couches de tissus, et le fumet troublant qui lui rappelle celui des catins du port. Parfums et poudres ne font pas toujours diversion.

- Tu l’as laissé où ?

Le Blafard tâtonne le bois à leurs pieds pour se rendre à l'évidence : Fiente n'est pas ici.

- Pô là ! concède-t-il en se grattant l'arrière du crâne de manière simiesque.

On dirait un enfant avec cette expression contrite, un enfant nageant dans un corps trop grand. D'un mouvement brusque, il se redresse nez au vent, tel un lémurien.

- Là ! J'sens son odeur de vieux moisi - il désigne un endroit vague, en contrebas, d'un moulinet du poignet - Kék'part par là !

Samuel saute alors pour rejoindre l'objet de toute les traques. Fiente est un sarouel qui a du être blanc des siècles auparavant. Le tissus rendu sec et rêche par la sillice a été rapiécé maintes fois avec des morceaux de vêtements disparates - des reliquats de disparus, sans aucun doute. Coincé entre deux barriques de gros sel, il semble inerte...

...Quand il se met brutalement à se mouvoir de son plein gré. Le pantalon prend la fuite à toute berzingue ! Carne, qui vient de dévaler les cordages comme un chimpanzés, robinetterie à tous vents, se met à beugler :

- Hijo de sotana ! R'viens ici ! Attrape c'te salopiaud Sammy !!!!

Autours d'eux des éclats de rire fusent déjà.