Larme est tellement petite. Tick Tock se sent gros et lourd à côté de Larme. Même quand elle est debout, elle n'est pas plus grande qu'une fleur. Ça donne un peu envie de l'attraper, mais Tick Tock ne le fait pas, bien sûr.

C'est bizarre, car Tick Tock l'écoute sans broncher. En fait, depuis le début, il l'écoute sans broncher. Sans grimacer.
Même quand elle passe son temps à se plaindre, à trouver tout si triste et nul, même quand elle le traite de stupide. Tick Tock n'a pas l'idée de la tordre dans tous les sens ou de lui foutre un coup de pied. Peut-être parce qu'elle est tellement petite.

— Les étoiles s'en fichent, elles. Elles sont si lointaines, si belles, parfaites.
J'aimerais être une étoile et ne rien ressentir, juste briller, là haut. Mais tu es trop stupide pour pouvoir les apprécier.

Il rejette un oeil vers le ciel, il tire sur le violet maintenant. Est-ce que c'est vrai ? C'est vrai qu'il ne sait pas apprécier les étoiles ? Il aime bien plus la boue, et son tambour. Peut-être qu'il ne devrait pas.
Pendant qu'il se demande, Larme s'est tournée, mais il n'y prête pas beaucoup attention.

— Il pleut plein de toi... souffle-t-il d'une voix un peu rauque et sourde, presque comme s'il dormait.

Il se redresse et va s'asseoir en tailleur en face de Larme. C'est dur de dire s'il a compris qu'elle boudait.

— Comment tu sais que les étoiles peuvent rien ressentir ?

C'est une vraie question. Il s'est jamais demandé quoique ce soit sur les étoiles. Il s'est jamais demandé quoique ce soit sur le fait de ressentir ou pas ressentir. Il est même pas sûr de bien savoir ce que ça veut dire.
Mais Larme a l'air de connaitre des choses qui n'ont même jamais effleuré son cerveau, alors ça l'intrigue, Tick Tock.

♪

Tick Tock ne parle plus. Les images formées par les mots de Larme s'agencent dans sa tête. Froid. Loin. Infini. Vide. NOIR.

Ça n'évoque pas grand chose dans la tête de Tick Tock, mais un vertige le plaque sur le nuage. S'il bouge, il est certain qu'il va tomber. Même cligner les yeux, on dirait que c'est dangereux. Il a du mal à respirer.

— Pauvres étoiles... il finit par dire, le regard toujours épinglé au ciel.

Une grimace agite sa bouche et il plaque ses deux mains contre ses yeux. Ça aussi, ça dure un peu longtemps. Finalement, il se redresse d'un coup et reste assis, les sourcils froncés.

— Ça suffit avec les étoiles ! On ne peut pas devenir une étoile de toutes façons, et quand il fait froid c'est nul, et je te préviens que quand est-ce qu'il sort le Wendigo ? Hein ? Eh ben, il sort quand il fait noir. Donc si tu préfèrerais vivre là où le Wendigo pourrait te manger...

Il prend un air qui veut dire "t'as vraiment un problème" lorsque son regard se fait attirer par une autre vision, qui le ragaillardit automatiquement.

— Larme ! il chuchote sans cesser de fixer un point droit devant lui. Je crois qu'il y a un nuage qui pleure.

♪

— Allons le consoler.

Tick Tock se retourne vite vers Larme mais elle s'est déjà envolée. Dans son sillage, plein de grosses gouttes bleues. Il essaye d'en attraper, mais elles s'écrasent dans sa main et disparaissent. Alors il court sur les nuages pour la rattraper, elle.
C'est difficile, de courir sur des nuages. Il tombe, glisse, dérape. Quand il rejoint Larme, il est tellement essoufflé qu'il oublie de faire attention au nuage.

— Pourquoi tu pleures encore, Larme ? il demande très simplement, sans reproche mais sans inquiétude, juste comme ça. Tes larmes restent accrochées dans l'air, on dirait que c'est de la pluie qui est fatigué de tomber.

Mais les yeux de Larme sont accrochés eux aussi, accrochés au nuage qui pleure. Oh.
Tick Tock s'accroupit et son visage se tord en une nouvelle grimace, puisqu'il est mal à l'aise. Larme pleure et le nuage pleure, et ça commence à lui donner envie de pleurer. Ça l'angoisse, alors il enfonce ses ongles dans la peau de sa main, et ça va mieux.

— Trouble dit qu'il faut pas pleurer. il tente, mais sa voix est faible, bien plus faible que celle de Trouble.

Pourtant, le nuage se tourne vers eux et les fixe longuement. C'est dur de dire ce qu'il pense. Les gouttes continuent de s'écouler de son corps cotonneux, mais il les fixe encore.

— Nous sommes tristes, nous pleurons. C'est ainsi.

Tick Tock fait encore une grimace. Il sait pas quoi répondre à ça.

— Pourquoi vous êtes triste ? A cause de Peter Pan...

Le nuage s'attarde un peu sur Larme, un peu sur lui.

— Où est-ce qu'on a mal, quand on est triste ? demande le nuage, et Tick Tock sent que c'est ce genre de questions où celui qui les pose connait bien la réponse, mais veut juste vérifier que tu la connais aussi. Ça l'angoisse un tout petit peu, puisqu'il est pas sûr à 100%.

— Aux yeux ?

Le regard du nuage dit non alors Tick Tock baisse les yeux et se replie dans son rideau de cheveux.
Mais le nuage dit :

— La petite fée sait, elle.

Alors Tick Tock fixe Larme aussi, derrière son regard de cheveux.
C'est vrai qu'elle s'y connait en tristesse.

♪

— C'est un idiot.

Tick Tock est si décontenancé qu'il dit rien. Il devrait dire "une idiote" parce que Trouble est une fille, mais il dit rien. Il sait que chez les fées, il n'y a pas vraiment de filles ou de garçons, du moins un truc comme ça, c'est peut-être pour ça.

Quand Larme répond correctement à la question du nuage – qui était pourtant très dure – une montée de honte lui rougit les joues. Il observe un moment la miniscule main de Larme contre son coeur, avant de porter sa propre main, qui est énorme en comparaison, sur son coeur à lui. Le tic tac résonne contre sa paume, et la honte enfle encore.

— Tous les êtres ont un coeur. Qu'importe de quoi il est fait. Nous sommes des morceaux de l'île et le Coeur de l'île... C'est Peter Pan. Notre Coeur a mal, nous pleurons.

Tick Tock rabat une mèche en arrière.

— Mais ça fait des dégâts ! A cause de votre pleurement, l'île est toute mouillée. Larme, ce n'est pas grave si elle pleure, ça fait de mal à personne.

Le nuage le regarde et les joues rougissent davantage, pourtant il n'a pas le regard sévère. C'est peut-être un peu normal de rougir quand un nuage nous regarde.

— Cela lui fait du mal, à elle. Et cela fait du mal à ceux qui l'aiment. Si tu touches son coeur, ton propre coeur se mettra à battre d'un rythme triste.

Tick Tock a une grimace de suspicion et plisse les yeux. Si ça se trouve le Nuajoli se moque de lui.
Ne faire confiance à personne.

— Est-ce que c'est parce que personne n'est aussi triste qu'elle que Larme traite les autres de stupides et d'idiots ?

Le nuage reste interdit – Tick Tock est un petit peu fier – et reporte ses énormes yeux sur la fée.

— C'est pour ça, petite dame ? Ou c'est parce que personne n'a répondu à la question.
— La question ?
— Tu sais toi, petit garçon esprit.
— Pourquoi elle est triste.

Le nuage le regarde encore longuement, ni sévère ni rien du tout, mais Tick Tock sait qu c'était la bonne réponse.
Il n'est pas si content pourtant. Il sait qu'il fait partie des idiots. Et plus profond dans lui encore, il sait que Larme serait moins triste si elle savait pourquoi.
Son tic tac sonne un peu triste aussi. Pourtant il n'a pas touché le coeur de Larme.
Ça l'énerve.

♪

C'est bizarre, car la violence de Larme n'entre pas dans le coeur de Tick Tock maintenant. Peut-être parce que c'est un coeur-horloge. Mais si le coeur est en métal, le corps entier est en plomb. Voir Larme se débattre toute seule, se débattre contre elle, ça l'alourdit tout à fait. Tout lui est alourdi.

Le Nuajoli aussi la regarde, comme Tick Tock, d'un air sans air, parce qu'il n'y a rien à faire. Tick Tock est tout petit mais il sait qu'il ne peut rien faire. Larme est trop haut dans le ciel de sa douleur. Il ne l'atteindra pas, même sur la pointe des pieds.

Il la laisse même frapper son thorax, alors que ça fait mal malgré les mini-poings.
Il la laisse hurler, d'un cri si fort pour une fée.
Il la laisse dire : "je vous hais", et pire encore, "je me hais".

Puis, quand il sent que Larme s'épuise, il place sa main sous elle pour qu'elle puisse s'y poser. Son visage n'a toujours pas d'air.
De l'autre main, il se débarasse du haut de sa salopette. On voit les contours de la porte autour de son torse, celle qui mène à son coeur. Le tic tac résonne un peu plus fort. Il s'empare de son cristal-clef et, baissant la tête, l'enfonce dans la serrure. Son thorax s'ouvre et son coeur apparait. Il est en métal, avec des écrous, des disques hérissés qui tournent. Ça n'a pas l'air très propre où très bien fait, parfois même c'est un peu rouillé.
Mais c'est le coeur de Tick Tock.

— Ton coeur est en tristesse. Mon coeur est en fer.

Pour Tick Tock, c'est un peu pareil. C'est un truc en plus que les autres, ou un truc en moins.

— Quand mon coeur me fait trop mal, je fais une chose.

Il se lève, prenant soin de ne pas déséquilibrer la fée.
Il fixe le ciel, son visage n'a toujours pas d'air. Il le fixe un moment.

Et puis d'un seul coup.
Il HURLE.

♪

Tick Tock regarde encore le loin. Les larmes ont séché contre ses joues, ça tire au coin des yeux. Sa voix a séché dans sa gorge aussi. Il regarde le loin.

— C'est beau.

Ses yeux s'arrachent au loin et se posent sur Larme. Ses yeux le brûlent. Tout le brûle. C'est toujours comme ça après avoir pleuré, et Tick Tock ne comprend pas, puisque l'eau est l'inverse du feu.
Il baisse la tête sur son coeur en toc, qui grince et crépite, tout échauffé par son hurlement.
Ah bon, c'est beau ?
Ah bon...

— Je peux ?

Les yeux de Tick Tock sont tout ronds, alors qu'il regarde Larme s'approcher, et le visage de Larme qui est beaucoup plus doux qu'avant. Il y a une drôle d'angoisse dans son sang. C'est comme si elle approchait d'une chose très intime, d'un secret, d'un trésor très fragile.
Pourtant, c'est rien que son coeur en toc.

Les ailes de Larme font de tous petits courants d'air contre le métal de son coeur. C'est bizarre qu'il le sente, d'ailleurs. Il a un peu peur qu'elle pleure dedans mais il n'ose rien dire. Il a un peu peur de pleurer tout court aussi.

— Une fois j'ai failli mourir. Et ce n'était pas soulageant. C'était très peur et très froid. C'est tout.

Sa voix est basse et douce, assez grave. On ne dirait même plus trop sa voix.
Larme a touché son coeur.

— Larme. Et si on redescend maintenant. Tu peux rester dans mon coeur.

Il regarde le Nuajoli.
Avec ses yeux qui brûlent encore, il lui demande s'il peut les déposer. C'est la moindre des choses, après avoir tant pleuré ensemble.

♪

Tick Tock n'ajoute rien.
Avec son regard il demande au Nuajoli de les emmener sur la terre. Il est trop fatigué pour descendre par la tige. Et son tic tac doit être doux maintenant. Il y a une fée dedans.
Le Nuajoli dit oui, du regard aussi.
Tick Tock va s'asseoir sur lui.

*

Tick Tock marche sous la Pluie. Elle est toute fine. Le soleil est presque endormi. Il retrouve le chemin grâce aux petits cailloux qu'il a posé sur le sol, et il ne va pas trop vite, pour ne pas accélérer le tic tac.
Il traverse le Bois Joli et le tic tac est toujours doux, et Larme est toujours dans le tic tac. Des Sylvains s'approchent et marchent à côté de lui. Il se colore en blanc. Les Sylvains font un tic tac aussi, encore plus doux, et c'est comme une musique.
Tick Tock arrive au Grand Arbre, et son visage est doux, il n'a jamais été si doux depuis le Wendigo.
Tick Tock monte doucement jusqu'à son nid, il ne dit rien à personne, il n'entend que le tic tac.

Il s'allonge dans son lit, ses cheveux sont un peu mouillés, il y a déjà des mèches qui sont redevenus châtain. Il s'assoit contre le bord de son espèce de lit (c'est une caisse) et met la couverture sur sa tête. Il se sent très bien comme ça.

— Tu vas rester là. Tu vas rester longtemps, il murmure. Au moins quatorze jours.

Sous la couverture, on n'entend plus la pluie, mais on entend bien le tic tac.

♪