Tick Tock se croyait très discret. Il ne l'était pas. Il n'avait jamais su l'être. Bon, c'est vrai, il avait progressé. A force de se tendre, d'épier, d'observer, de s'empêcher de respirer. L'insouciance enterrée, la méfiance l'avait rendu bien plus alerte et prudent. C'est pour ça que Trouble ne l'avait pas encore repéré.

C'est Bow qui lui avait donné sa mission. A Trouble. Il avait dit « Tu peux prendre quelqu'un pour t'accompagner ». Mais Trouble était partie toute seule. Tick Tock les avait entendu tout en construisant une arme bancale, moche. Il savait pas faire, pas comme Sharpy. Trouble avait de la chance, elle était Armurière. Lui, il était qu'un Récolteur. Foutu Récolteur.
Trouver une sorte de philtre de sommeil pour Peter. C'était ça, la mission. C'était bizarre comme mission. Ça l'avait interpellé. Et puis Trouble partait. Il ne savait pas où.
Il l'avait suivi. Il voulait voir. il voulait savoir. Il voulait l'imiter.
Peut-être qu'ils tomberaient sur le Wendigo. Et qu'ils le tueraient.


Dans le Jungle.
Une brindille qui craque.
Il inspire en silence et se cache derrière un tronc. Ses cheveux, trop longs maintenant, s'agitent à l'emplacement de sa bouche, c'est sa respiration. Est-ce que son tic tac s'entant ? Lui, il entend la rivière au loin, elle fait du bruit maintenant.
Elle ne l'a pas vu, c'est sûr. C'est un vrai guerrier.

Oui. Il flippe.
T'inquiète pas pour ça.

Au fond, il flippe toujours autant, Tick Tock. C'est juste qu'il sait plus le comprendre, le ressentir. Pas normalement. C'est juste que là, il partira pas en courant. Il pleurera pas, pas vraiment. Il te regarde durement, et crois bien qu'il lutte. Il en faut, de l'aplomb, pour soutenir un regard comme le tien, Trouble. Ça lui brûle les pupilles et une larme coule. Il l'ignore, elle existe pas.

Il a sursauté quand tu l'as surpris, quand tu l'as plaqué. Ça lui a coupé le souffle. Et son tic tac résonne, affolé, il rebondit contre les troncs et perfore le silence des bois. Il l'ignore, ça existe pas.


Trouble le lâche. Ses épaules lui font mal. Il s'en fiche. Il ignore encore.
Elle reprend sa route.

Tick Tock attend. Il la regarde, il fixe son dos. Il ne bouge pas, il est raide. Peut-être qu'il a peur encore, qu'il hésite, pourtant son regard est le même, tout dur.
Puis, il crie :

— Je sais où tu vas !

Trouble ne se retourne pas encore. Mais il croit qu'elle ralentit. Il sait à cause du bruit contre les feuilles encore mortes.

— Tu vas au Bayou, il dit plus bas. Tu vas chercher une potion. Du sommeil. Pour Peter.

Il attend. Est-ce qu'elle va réagir. Est-ce qu'elle va partir. Est-ce qu'il va avoir mal.
Il s'en fiche, de toutes façons.

— Mais c'est bête. Puisque Peter il dort jamais.

Et il ajoute, encore plus bas, et il frôle l'impertinence, il provoque, il le sait et ça le fait vibrer de part en part :

— En plus, tu vas sûrement mourir, là-bas.

Trouble n'a pas conscience de ce qu'elle fait. De ce qu'elle envoie. Elle s'en fout, de toutes façons.
Tick Tock reçoit tout. Il emmagasine.

Chie dessus. T'es bien con. J'vais pas crever.

Ça l'impressionne, ça le bouscule. Il voudrait être pareil. Avoir cette force, cette puissance. Cette liberté. Cette violence.
Même si là, ça le fait juste trembler. Avant, pour sûr, il se serait enfui en courant. Il serait allé voir sa mère. Il aurait tout raconté à Blot. Là, il gardera. Il encaissera. Il digèrera. Ou pas.

Trouble n'a pas peur. Sa rage la préserve de tout. Elle va dans le Bayou sans reculer. Elle insulte Bow. Elle crache même sur Peter. Elle crache sur Peter. Trouble n'a peur de rien. Tick Tock aussi va se nourrir de rage, encore et encore, à en vomir, pour ne pas avoir peur.

— J'vais pas crever, c'est même pas dangereux pour les gens comme moi là où je vais... Toi par contre, y'a des chances. Tu devrais faire attention y'a des monstres par ici. Ils adorent bouffer les ptits qui font "tictac" !

Elle marche, il recule, elle marche, il recule, elle marche, il recule. C'est lent, plein de tension, il la sent, non il se retournera pas, non non non.

BOUH !

Il étouffe un cri, que la peur a coupé de toutes façons, et il tombe sur les fesses. Son visage est noyé de larmes à présent, mais il n'a pas changé. Il est aussi dur qu'une sculpture. Ses mèches de cheveux bien trop longues viennent s'y coller. Voilent le visage.

Le visage de Trouble, lui, il est mauvais, triomphant.
Tant mieux, ça le pousse encore plus. Si elle avait regretté, si elle l'avait aidé à se relever ou esquissé le moindre geste de bienveillance envers lui, Tick Tock se serait enfui. C'est cette cruauté grondante qui le fait rester.

En plus, il a moins peur à côté de Trouble. Si elle n'a pas peur, il n'aura pas peur non plus. C'est comme ça qu'il est, Tick Tock. Il se relève et se met à courir droit devant lui, poussant Trouble sur le côté.

— C'est toi qui es conne, moi aussi je vais au Bayou en plus ! Je vais voir les sorciers ! Connard de Bow !

Aucun rapport, il débite avant d'avoir le temps de penser. Il recrache ce qui lui encombre l'estomac, danse dans sa tête à l'étourdir.

— Si tu viens pas, t'es qu'une conne, t'es qu'une peureuse ! Conne !

Il lâchera pas. Il la suivra jusqu'en enfer.

C'est captivant, pour lui, les gestes de Trouble. Il se demande ce qu'il y a dans sa poche. Il entend vaguement des sons, des sons curieux qui le rendent très curieux, trop. Il lui volera ce qu'il y a dans sa poche.
La bague de Trouble produit un petit éclat quand le soleil la percute. Les yeux de Tick Tock s'écorchent et s'accrochent dessus.

— T'as qu'à venir si t'y tiens tant que ça, mais si tu t'perds, tu t'casses un truc ou te fais capturer par j'sais pas quoi, tu te démerderas tout seul.

Tick Tock la regarde elle, et son regard dit oui. Bien sûr qu'il se débrouillera tout seul. Il se débrouille toujours tout seul, maintenant. Ça marche plus autrement.

— Ah !

Il l'a pas vu venir, le petit choc au dessus la nuque, qui a claqué dehors et dedans. Il se plaque la main sur le crâne et la retire aussitôt, le temps qu'il comprenne que ça trahit sa faiblesse. Non, non, même pas mal. IL S'EN FOUT. Répète le encore.

— T'insultes Bow autant que tu veux, ça m'fait très plaisir. Mais si tu m'insultes encore, j'te pète la gueule, compris ?

Il rougit, Tick Tock. Son coeur s'est calmé depuis qu'il a craché "conne". Il acquiecse toujours en silence. Il dit plus rien.
Et puis, peut-être pour lui plaire un peu :

— Bow est un vieux crouton ! Avec sa vieille canne pourrie ! Il sait pas marcher, avec son grand nez...

Il imite Bow, mal mais on le reconnait, avec une démarche biscornue et un visage saturé de grimacements. Puis il se redresse, marche, les yeux rivés sur le sol, l'esprit ailleurs. Les feuilles craquent sous leurs pieds, les animaux ne sont pas loin, car ceux de l'île savent reconnaitre les chasseurs.

— Si toi tu es un épouvantail, Bow est un corbeau. Peter serait comme les morts pas encore enterrés, et que les corbeaux grignottent leurs doigts. Si ça se trouve Bow veut endormir Peter pour grignoter ses doigts. Et nous...

Et lui ? qu'est-ce qu'il fait ? Il a peur soudain, le doute, la confusion, son tic tac est un peu plus sonore.

— Nous, c'est bien, ce qu'on fait ?

Encore cette bague qui rentre dans son regard, juste là sur le côté. Il aimerait bien la toucher, mais il n'osera pas. Elle va lui péter la gueule.

Il sursaute, il rigole, il tremble, il s'agite, il court, il fait semblant.
Trouble stimule tous ses sens, brusque sans répit son coeur en toc. Han, bouh, ah, ffouh !
Ça fuse dans tous les sens, il est déjà épuisé, Tick Tock. Ça se voit à sa démarche déréglée, irrégulière, tanguante, à la fois trainante et précipitée, ça ressemble plus à rien. Il s'abreuve des mots rocailleux et dégoûtants de Trouble, des mots tout noirs qui pourtant lui exploseraient la rétine si c'était des choses. Les mots lui tranchent la peau avec délice et violence. Ils l'impressionnent, encore, il ne s'est pas habitué, encore.

Il se sent plus proche de Trouble maintenant. Il se sent presque apprivoisé, y a une sorte de sens et d'équilibre dans leur duo. Ça tient debout, même si c'est comme lui, un peu bancal, un peu tordu.
C'est pour ça que, même s'il est déjà un peu engourdi, ça lui pince son horloge quand Trouble dit qu'il l'emmerde. Il sait que c'est vrai. Pas de mérite et tout ça. Il comprend à demi-mot. Il reçoit tout.
Il faut qu'il parle, qu'il s'accorde, se fonde dans l'attitude de Trouble.

— On s'en tape... Et même que...

Contact, brusque, sec, trop vif. C'est des mains, des grandes mains grises, vraiment très grandes. Elles l'ont saisi, comme un étau, à elles deux elles dépassent sûrement tout son thorax. Il se retrouve alors la tête à l'envers, le ventre tenaillé, hoquetant sous les soubresauts qu'on inflige à son corps de minus. La chose aux mains le renifle, le secoue, le palpe, et Tick Tock s'époumone, il tente de le repousser mais ses bras n'y comprennent pas grand chose de plus que sa tête. Il s'ébroue sans réfléchir.

C'est un type grand aux gestes précis, avec des yeux d'un bleu délavé, très pâle, et une peau grisâtre. Il y a des os et des beaux vêtements sur lui, mais les deux sont usés, errodés par un temps indéfini. Il sent fort, il sent le Bayou.


Tic tac tic tac tic tac tic tac !!!

Son visage est tout rouge, le sang monte à la tête. Il voit flou, il voit de travers, les troncs montent et les branches descendent. Le sol est trop près de son crâne, ses cheveux trop longs l'effleurent. Et tout ce trop, en plus d'énerver son coeur en toc, lui donne la... la...

— BWEEEURGL...

Le jet jaunâtre s'est propulsé jusqu'aux chaussures de Trouble, mais il dégouline aussi sur les pieds du grand méchant. Ça va même dans ses cheveux, c'est assez dégoûtant. Tick Tock, qui était tout rouge, est maintenant tout blanc.
Il se sent vraiment mal, avec la tête qui tape et l'estomac qui tangue, il n'a plus la force de se débattre. Il aurait pleuré vraiment fort, avant.

Il le voit alors, le couteau, super long et brillant, il le voit très grand.
L'émotion le fait revomir, un peu moins violemment.

— Tronche de poussière... il lâche mollement, les yeux perdus.

Le type s'essuie les pieds sur l'herbe, tranquillement. Le vomi le gêne pas trop, visiblement.

— Ne m'attaque pas, fillette. Je suis un mort et on ne tue pas les morts. Donne moi quelque chose et je laisse la crevette filer. Si tu me le donnes, c'est moi qui te donne.

Tick Tock prend lentement conscience de ces mots-là et recommence à s'agiter, tirant sur ses bras en geignant, ses cheveux poisseux tombant sur son visage contracté.

— Peter Pan va te tuer, saleté de bayouteux de connard, il va te crever tes yeux. AH ! ... Il... je... Trouble a déjà tué des pirates, elle peut te tuer !

Tiens, peu à peu, Trouble est devenue plus menaçante encore que l'invincible Peter Pan.

— Le Bayou n'est pas pour les enfants, j'y suis mort et vous y mourrez. Offrez-vous à moi et vos âmes seront en paix.

Tick Tock se sent arraché. Il y a les bras de Trouble autour de lui. Ses yeux sont perdus. Elle le serre encore plus fort que l'autre type.
Le type lui, il est sur les fesses et sa mâchoire se déboîte, c'est dégueulasse.

— Tue le Trouble, plante le !! hurle Tick Tock de sa voix d'enfant, en se plaquant derrière elle, agrippé à ses haillons.

Tick Tock se laisse planter, secouer et gifler sans rien exprimer. Son visage est flasque, son cerveau n'a pas le temps de transmettre à son corps les expressions à adopter. Tick Tock se laisse faire.

Les yeux encore tout flous, il ne comprend pas bien quand elle enlève son vêtement. Il reçoit le tissu dans la face et renifle son odeur forte. L'odeur de Trouble, qui l'impressionne autant qu'elle.
Tick Tock obéit sans rien dire. Il s'est calmé, il se tait, tâchant de réguler son souffle rauque. Tick Tock s'essuie la bouche et le t-shirt. C'est un vieux t-shirt blanc avec plein de trous et, dessus, le visage dévalé de Mickey. Il reste des traces sur la salopette en jean, mais il n'arrive pas à les retirer.
L'impudeur de Trouble ne le perturbe pas. Il a gardé cette innocence là. Et en plus, ça fait encore plus guerrière.

En voyant qu'elle fixe le corps défoncé qui git par terre, il jette un oeil lui aussi. Tout son corps se crispe à cette vision qui le fascine, le répulse et l'excite. Ses yeux décortiquent tragiquement tous les détails. Il s'en imprègne, ils resteront longtemps en lui. Comme le reste.

― Tu l'as entendu, on peut pas le buter, alors il va bientôt se réveiller et je sais pas si cette fois je pourrai l'étendre comme ça. Alors tu t'actives, on prend cette putain de potion et on se casse de cet endroit de merde le plus vite possible, compris?

Lorsque Trouble se retourne vers lui, Tick Tock a enfilé son habit informe et crasseux. Il est rayonnant. Il est un peu Trouble alors il est rayonnant. Il se sent si fort.

― Compris !

En fait, il n'a écouté qu'à moitié.

Il s'élance, débordé par la force qu'il sent en lui, sur lui, avec l'habit de Trouble. Il court tellement vite qu'il serait capable de défoncer les arbres. Tous les animaux le fuient, c'est sûr, même les Comètes, même les Esprits, même le W...
Tick Tock trébuche sur sa frayeur et s'arrête, le visage affaissé, le regard alerte. Il cherche Trouble des yeux. Comme sa bouche est sèche soudain.
Il la trouve, elle marche de son pas si sûr, qui fait frémir la forêt. Il rebrousse chemin et trottine vers elle. Trouble, elle pourrait le tuer d'un coup de pied, le Wendigo, ah, c'est sûr et certain.

Ils marchent ensemble, à côté de l'autre, Tick Tock trottine toujours, elle marche plus vite que lui aussi.
Et puis la jungle change, les arbres sont plus sombres, plus tombants, le sol est plus mou et l'air plus humide. Tick Tock renifle bruyamment.

― Tu trouves pas que ça sent bizarre ?


C'est l'odeur... du Bayou.

Tick Tock n'est jamais allé si loin.
Peut-être à la Machine, mais s'en souvenir le crispe alors il chasse le souvenir comme une vilaine mouche, avec la main. Pourtant, il ne se souvient de presque rien.

Le Bayou est très différent des autres endroits de nature. Les arbres sont sombres, mouillés, et ils tombent. Ils tombent dans l'eau qui recouvre beaucoup de morceaux du sol. La nuit est tombée très rapidement, mais des lumières l'éclairent un peu partout. Beaucoup de lumières viennent de bougies, mais d'autres, qui ont l'air plus floues, sont plutôt vertes.
Très au loin, Tick Tock aperçoit des silhouettes qui bougent à la fois vite et lentement, sombres et tombantes comme les arbres. Il voit des ponts, des passerelles, des cabanes. Tout est sombre. Tout est nuit.

― On ne voit pas les étoiles... il dit, la tête renversée.

Mais Trouble ne fait pas attention.

― Imagine vivre ici. Tu deviendrais comme le putain de zombi de tout à l'heure, et franchement c'est pas étonnant, bordel de merde.

Tick Tock se reconcentre sur le paysage. Il agrippe ses doigts à la poche de Trouble, très doucement, pour qu'elle ne le sente pas. Comme ça, elle ne pourra pas le rejeter.
Tick Tock n'a pas senti que ça shlingue ici. Il n'a pas réalisé. Il faut dire qu'il s'est déjà habitué à sa propre odeur de vomi.
La remarque de Trouble fait qu'il se bouche le nez, tente une grimace exagérée, et répète :

― Oui, bordel de merde...

C'est seulement là qu'il réalise qu'il y a une cabane à quelques pas, alors que Trouble s'y dirige.
Ses doigts serrent, par réflexe, plus fort sur la poche. Mais il les retire à temps, juste à temps, quand il s'en rend compte.
Des moustiques gros comme des libellules vrombissent en se cognant à la lanterne accrochée devant. Il y a un peu de vase qui suinte de l'entrée en bois. Tick Tock observe tout ce qui l'entoure, collé à l'Epouvantail. Les fenêtres sont si crasseuses qu'on ne distingue rien de l'intérieur, à part une lumière diffuse.

― Euh...

Tick Tock lève la tête vers le visage de Trouble. Dans l'obscurité, il ne distingue pas son expression.
Comme il veut lui prouver sa vaillance à toute épreuve, Tick Tock... toque.



Un silence. Un vague mouvement à l'intérieur. Des pas étouffés.
Puis une voix, râpeuse comme une écorce.

― Qui est là ?

On devine que la réponse décidera un peu de sa survie.
Tick Tock serre la poche.
Il n'a pas le courage de retirer ses doigts.