La nuit. Autour, tout dort. Sauf quelques uns, bien sûr. Il y a toujours des exceptions. Comme elle.

Mais elle, justement, est une exception sans l'être. Elle ne dort pas, oui. Mais c'est pour accomplir son devoir. N'importe quelle sentinelle le fait. Rien de remarquable, au fond. Rien d'autre que du normal.

Ses yeux clignent et sa tête se tourne quand elle entend un froissement dans les buissons. Ses yeux couleurs gadouille brillent faiblement à la lueur de la cendre rougeoyante. Elle fume oui. Ça fait passer le temps. Léger sourire en coin quand elle voit un oiseau s'envoler : ce n'est rien. Rien à signaler, rien à craindre. Rien à prouver non plus, tant mieux.

Sa main ébouriffe un peu plus sa tignasse, et sa frange s'en retrouve dévastée une fois de plus. Pas grave. Il n'y a personne pour regarder, personne pour remarquer. On ne la remarque pas de jour non plus de toute façon. Tant mieux. Elle n'en demande pas plus.

Elle a de la chance, faut dire. Un visage banal, ni beau ni laid. Une crinière qui lui arrive aux épaules sans rien d'exceptionnel, avec une teinte qui oscille entre le châtain clair et châtaigne roux, selon la lumière. Une peau ni mate ni claire, un gabarit ni maigre ni imposant. Bonjour, je suis miss tout le monde, je le vis bien, merci. #normalité comme diraient certains.

Léger sourire en coin, regard dans le vide à nouveau. Elle commence souvent ses sourires en coin, c'est un truc qu'elle essaye de corriger. Mais ça ne se voit pas trop, ça va. Les cernes, aussi, c'est un truc qu'elle a. Elle essaye de dormir plus, pourtant, pour les cacher. Pour les enlever. Des fois ça marche. Mais là encore, c'est discret. Un peu chiant, mais gérable. Elle peut toujours rétorquer qu'elle était de garde la nuit. Ce qui est souvent vrai, en plus.

C'est un truc qu'elle aime bien, ça. La nuit. Y a personne pour vous fixer, pour vous analyser ou comparer. Personne pour demander d'être mieux, d'être comme eux. Y a juste le silence, les ombres, et les gens égarés entre deux rêves. La nuit, tous les chats sont gris, et ça lui plaît terriblement à elle. C'est son élément. Elle ne veut pas sortir du lot, non. Elle ne veut pas qu'on l'adule, ni qu'on lui crache à la figure. Juste être normal, au milieu, ça lui va, c'est ce qu'elle veut. Et la nuit, elle peut.

Un léger soupir lui échappe, elle commence à fatiguer. C'est bien, c'est signe d'humanité sans héroïsme. Mais il lui faudra tenir encore quelques heures.

En silence, Her tire sur sa cigarette et regarde le monde dormir. Ce calme, c'est son petit bonheur.

Her. Parce que c'est elle, l'autre, celle qui n'a rien de particulier. Her, parce qu'on finit souvent par la désigner de la main pour montrer que c'est de celle-là dont on parle. La normale. La banale.

1960. Elle est de cette époque là, née au début de la seconde grande vague de féminisme aux Etats-Unis. Et ce n'est pas anodin : sa mère en est une, fière et brave. Une femme au courage franc, éclatant. Une femme dont il était compliqué d'être la fille : trop d'attentes, trop d'espoirs. Pour la jeune Brooke, c'était juste trop. Ça tuait dans l’œuf son devenir.

1,63m. Ni grande, ni petite. Ni fluette, ni charpentée. Ni mate, ni pâle. Ni jolie, ni laide. Her passe sa vie à être normale. A croire que même son corps a compris le message.

Ecrit. Elle écrit beaucoup, elle dégotte du papier comme elle peut. Elle écrit ses journées, les exploits des autres, les évènement dont elle a été spectatrice. Mais pas actrice, non. Ça c'est pour les autres, les premiers rôles. Her, c'est juste une figurante. Alors elle parle de ceux qui brillent, de ceux qu'elle croise, de ceux qui restent discrets ou font carpette. Elle t'a peut-être vu, Invité, elle a peut-être écrit sur toi.

Normale. Parce qu'au fond, elle se débrouille pour qu'il n'y ait pas grand chose à dire sur elle. Pas trop. Pour pas sortir du lot.

C'est.. Mieux. Mieux parce qu'on ne me demande pas de devenir qui je ne suis pas, de reprendre un flambeau qui ne me réchauffe pas l'âme. Mais c'est pas parfait, loin de là. C'est peut-être ça, le truc chez l'Homme. Les attentes, le rêve de gloire, de pouvoir. Vouloir être normal, ça doit pas être très courant, paradoxalement. Les courtisans, les chefs et leurs médailles.. A quoi bon vouloir sortir du lot si c'est pour être craint ou devoir prendre des décisions plus grosses qu'eux ? La gloire, ça apporte quoi ? Pas à manger, ni à boire, ni rien de concret. Ils se veulent colosses mais à devenir trop grands ils finiront par oublier comment c'est en bas, en vrai.

Non. Là-bas, ils voulaient que je sois quelqu'un. Quelqu'un qui n'était pas moi je veux dire, quelqu'un de grand dans l'âme, quelqu'un dont le nom sera synonyme de valeurs et d'Histoire. Je ne voulais pas, je voulais juste être moi. Et ça, ça n'allait pas.

Il est.. Enfant ? Chef, glorieux, imposant ? Il prend de la place, et ça lui plaît on dirait. C'est un raisonnement que je ne comprends pas, enfin.. Si vaguement mais je ne ressens pas ça, ce besoin de prendre de la place qui prend au tripes. Et Hook, bah c'est un peu pareil version adulte, version violent. Au fond je les plains, je crois. Pour vouloir prendre autant de place, contrôler autant de gens, amasser autant de monde autour.. Ils veulent être chacun le centre de monde, le soleil qu'on vénère tous. Mais le soleil, au fond, il est seul au milieu.

Je les plains, un peu, je crois.

C'est toujours la même histoire. La cohabitation, c'est pas naturel chez beaucoup.

Il est là, le regard mauvais et la bouche plissée. Il n'aime pas qu'elle intervienne, il n'aime pas qu'on le prenne en flag. Il n'aime pas qu'on lui rappelle que le respect, c'est pas juste un mot pour faire joli. L'autre en face se relève. Il a la lèvre éclatée et de la terre sur le visage, les mains, les vêtements. A voir sa tête, le sol n'a pas bon goût.

- Dégage ! Fous moi la paix, c'est pas tes affaires.
- Non. Mais c'est la règle. Pas de bagarre, sauf à l'Arène.

Baisse les yeux. Arrête de carrer les épaules comme un mâle que tu n'es pas, que tu ne seras sans doute jamais. Her te regarde et tu ne l'impressionnes pas avec ta tête de plus et tes yeux fous. Elle n'a l'air de rien, insondable parce que lassée de ce genre d'attitude. Être con, c'est tellement courant. Tu t'apprêtes à répondre, mais sa lance penche dangereusement, frôle ton menton.

- Je m'en fiche de ce qu'il t'a fait. De ce que tu lui as fait. C'est pas mes affaires. Mais pas de bagarre, c'est tout. Y a assez de place pour que vous gardiez vos distances, non ?
- Mais t'es co-
- Stop.

Baisse les yeux, t'es fou. Elle paye pas de mine, mais elle te fera bouffer le sable si tu continues. Calmement, mais avec plaisir. Tu la gaves un peu, faut dire, avec tes grands airs et tes oreilles bouchées. Qu'est-ce que tu ne comprends pas dans "Stop" ? Il doit y avoir trop de lettres pour toi. Ouais, ça doit être ça. Alors elle fait plus simple : langage corporel. Sourcils froncés, le regard durci. Claquement de doigts, et elle te montre la direction opposée. Et vu que t'as l'air d'être un peu lent.. Elle te pousse de la lance, tranquillement. A toi de voir. Alors tu pars, tu lui tournes le dos non sans jurer dans ta barbe.

- Connasse.
- Ok. T'as gagné.

C'est là que tu sens la lance dans ton dos. Ça pique.

- Avance. J'ai pas que ça à faire. Direction cachot.

Et merde. T'as cherché, t'as trouvé. Elle a l'air de rien, mais c'est pas une raison pour lui parler comme à un chien. C'est con, ça la fait chier autant que toi d'en arriver là : ce genre de truc, c'est un coup à sortir du lot. Mais ne pas réagir l'est bien plus. Et puis soyons honnête : tu l'as saoulé.

Être normal ne veut pas dire être une poupée : les émotions, c'est chez tout le monde.