Kit ne réalisa pas immédiatement ce qui venait adoucir un peu plus son rêve éthylique. Une bouteille de rhum sur l'estomac, l'alcool lentement distillé dans ses veines, auraient suffit à le plonger dans un long sommeil paisible — jusqu'à la purge du lendemain matin, nettement moins confortable celle-là. Mais pour le moment, le massage expert de DogFish le faisait rêver de Paradis, et c'était une jolie brune au visage angélique qui lui massait les pieds, et puis, et puis... Il laissa échapper un gémissement ensommeillé, et sa propre voix suffit à le tirer un peu du sommeil. Il se rappela immédiatement où il se trouvait, la situation, et sut que ce n'était pas la brunette à la peau mate de son rêve qui s'affairait à ses pieds. Un mélange de honte et de colère lui fit monter le rose aux joues, mais avant même qu'il ait ouvert l’œil – son corps alcoolisé était devenu extrêmement long à la détente et n'avait absolument pas suivi le rythme de ses pensées –, une gifle monumentale acheva de le ramener à la réalité.

Kit fut aussitôt sur ses pieds, prêt à en découdre avec celui qui avait osé porter la main sur lui. Et aussitôt debout, aussitôt par terre, parce que le monde tanguait drôlement tout à coup. Est-ce qu'ils étaient en pleine tempête ? Kit s'appuya sur DogFish pour se relever, toujours avec l'impression que le Jolly Roger était pris en plein tourbillon. Il entendit, beaucoup trop forte, la voix d'Avery :

— Laisse le tomber ! Je ne suis pas assez bien pour toi ?

Kit leva la tête vers le cuisinier, ayant compris qu'il s'adresser à DogFish, dont Kit se servait encore comme d'une canne. Non non, me laisse pas tomber s'il-te-plaît... Il était incapable de tenir debout.

— Mhhh... gémit encore Kit, mais pas de plaisir cette fois.

Et il vomit sur les pieds fraîchement pédicurés d'Avery.

— Prends ça ! dit-il alors, en s'esclaffant bêtement, et il s'écroula à nouveau sur le pont du navire, une main et une partie de ses cheveux trempant dans son propre vomi. Salaud d'Avery, il avait fait tourner son rêve au cauchemar. Mais la purge d'alcool semblait lui faire du bien : il commençait à prendre conscience de son comportement insensé ce soir, sans parler de celui du cuistot. Est-ce qu'il venait de déclarer sa flamme au Pied-Beau ?

Au cas où t'aurais pas pigé:

— Pauvre Kit... Il n'a pas l'habitude de se laisser aller ce pauvre petit !

Toujours cloué aux planches du pont, Kit fut secoué d'un rire silencieux. Dogfish le mettait parfois franchement mal à l'aise avec sa passion dévastatrice pour les pieds – il espérait ne pas avoir à reparler de sa propre expérience de la soirée – jamais –, mais le Pied-Beau pouvait aussi être d'une adorable naïveté. Lui, pas l'habitude ? De boire ? Qu'il s'imagine ce qu'il voulait. Non, c'était autre chose, quelque chose qu'il avait bu plus tôt. Voire même la nourriture de soir ? Avery était-il assez abruti et alcoolique pour avoir mis les mauvaises épices dans son plat ? Kit entrouvrit son œil valide : impossible d'identifier l'ingrédient coupable dans cette mare plus liquide qu'elle aurait dû l'être. Mais c'était sûrement la faute d'Avery.

— Bien sur que vous êtes assez bien pour moi ! Vous êtes un excellent cuistot !
— Oh... merci. J'suis très.. touché. Ouais, touché.

Si seulement il avait été en état de se tordre de rire, il l'aurait fait. Mais au lieu de ça, il resta à plat au sol et pouffa de rire à s'en casser les côtes. Et c'était de lui qu'on disait qu'il n'était pas un homme ? Regardez-les, ces deux tourtereaux ! Ces deux tourteaux ouais.

La plaisanterie ne dura pas longtemps. Il reçut le seau d'eau qui avait servi à nettoyer les pieds en pleine tête. Soit, il était désormais débarrassé du vomi qui lui avait coulé jusque sur la joue, mais se dire qu'il avait un peu des pieds d'Avery sur le visage était répugnant. Heureusement qu'il n'avait plus rien à rendre. Il se leva tant bien que mal, restant un bon moment à genoux histoire de se réhabituer doucement à la position verticale, avant d'oser enfin se remettre sur ses deux pieds. Il baissa le regard dessus et ne put que constater l'agréable surprise : ils n'avaient pas été aussi propres et soignés depuis... toujours. Il leva son œil sur Wilhelm et lui adressa un sourire sincère.

— T'as fait du bon boulot Dogfish ! Désolé pour l'autre... dit-il en désignant du regard le cuisinier qui venait de s'enfuir à toutes jambes. Il avait eu un drôle de ton lorsqu'il avait hurlé son « ragoût », mais Kit était trop épuisé pour chercher à comprendre. Pour te remercier, fier pirate – il tangua dangereusement – je vais te jouer un morceau de ma combo... position.

Il alla récupérer son violon en ne trébuchant qu'une fois et se mit à jouer le fameux morceau, qui aurait pu être assez bon si Kit avait été sobre, mais qu'en l’occurrence il joua avec les pieds.

Hrp: