La première chose que Jim avait remarqué chez Earl, c’était l’irrégularité du temps qui passait. A part les quelques examens routiniers de certains patients, les blessures, les maladies et autres accidents ne se déclaraient jamais à l’avance. De fait, il y avait des jours vides qui semblaient durer une éternité, où il avait sérieusement l’impression de ne servir à rien. Une bonne chose, selon Earl. Et c’était vrai. S’ils n’avaient rien à faire c’est que tout allait bien. D’autres jours, ils restaient sur le branle-bas de combat des heures durant – et à ces moments là Jim n’était pas mécontent de voir Rain dans le secteur. Ça les laissait cassé pour le reste de la journée et après l’effort, il n’était pas mécontent de partager un thé avec Earl.

Ce jour-là, tout allait bien. Jim avait passé la matinée à récurer le Cabinet. Earl lui avait expliqué quelques rudiments d’anatomie dont il avait compris le tiers et consigné le vocabulaire dans un petit carnet. Désormais libre de se tourner les pouces en toute autonomie, Jim feuilletait un de ses vieux livres poussiéreux rempli de gravures représentant des écorchées et d’autres parties du corps. Il espérait mieux digérer tout ce qu’Earl lui avait raconter voire même s’avancer. Le besoin d’avancer le talonnait mais il était bien obligé d’admettre qu’il ne pourrait pas griller les étapes.

Jim sursauta quand la porte s’ouvrit dans un grand fracas. Deux grand gaillards soutenaient un de leur camarade mais ce dernier tenait plus de la loque essorée que du mammifère. L’ancien mousse, presque habitué à ces entrées théâtrales se contenta de se lever et remonter ses manches. Rain n’était pas là aujourd’hui, il allait devoir assurer. C’est alors qu’il remarqua quelque chose d’inhabituel. Earl s’était raidi puis s’était aussitôt ressaisi. S’attendant à un cas particulièrement corsé, Jim reporta son attention sur le blessé.

Son sang se glaça lorsqu’il reconnut Dogfish.

Dogfish était resté avec le Capitaine lorsque ce dernier avait annoncé son désir de les réformer par le froid et les changer en orbleus. Bien plus tard, Zeb avait confirmé la mauvaise nouvelle : Dogfish avait changé. Et depuis, plus rien.

Jusqu’à aujourd’hui.

Jim blêmit. Ce serait la première fois qu’il interviendrait auprès de quelqu’un qu’il… connaissait. Jusqu’à présent, il n’avait eu à faire qu’à de lointaines connaissances ou de parfais inconnus. Là, les choses prenait un tour déplaisant. Et soudain, il se sentit bien moins pressé d’avancer, l’idée de se défiler en bafouillant une excuse lui traversa même l’esprit. Earl comprendrait sans doute mais c’était sans doute le pire.

Quand les premières directives lui furent transmises, il senti un interrupteur fermer un circuit électrique dans son cerveau. Il arrêta de gamberger et se contenta de suivre scrupuleusement chacune de ses instructions. Les deux matelots qui étaient restés se proposèrent de tenir le Pied-Beau tandis qu’Earl remettait son épaule en place. Malgré l’anesthésiant localisé, Dogfish laissa échapper un couinement canin mais resta docile.

Earl congédia les deux matelots mais déjà, la porte s’ouvrait une seconde fois et une fille de lady Ruby, le visage pâle comme la craie demandait au médecin de la suivre. Jim échangea un regard inquiet avec son mentor. Il s’agissait donc d’un de ses jours où les revenants poussaient comme des champignons. Pourquoi pas. Cela pouvait tout aussi bien arriver.

Earl sortit sa trousse de secours qu’il tenait prête lorsqu’il devait intervenir en dehors des conditions les plus favorables. Tout en enfilant son manteau, il se lança dans une série de recommandations au sujet des soins à apporter au Pied-Beau dont Jim ne retint que la moitié. L’ancien mousse était on ne peut plus nerveux mais il fit de son mieux pour le cacher, assurant qu’il avait la situation en main.

Earl ferma la porte derrière lui.

Laissé seul avec son patient, Jim sentit tout le poids de son angoisse refoulée lui retomber sur les épaules. Il lui tournait le dos, le regard fixait sur le porte, il espérait la voir s’ouvrir sur un Earl tout embarrassé qui prétendrait avoir oublié ses gants mais il savait que ça n’arriverait pas. Il devait faire face.

Il se retourna enfin. Dogfish était assis sur la table d’intervention, une expression indéchiffrable sur ses traits. Peut-être était-il encore en train d’accuser le coup.

Jim s’avança prudemment et annonça sur un ton tout aussi prudent :

« Il faudrait que je t’examine. »
Alors me saute pas à la gorge

L’ancien mousse ne savait pas sur quel pied danser avec ce Dogfish tout fraichement rescapé. Pour l’instant, rien n’indiquait qu’il lui soit réellement hostile. Et pourtant, l’air était plus lourd et quelque chose dans l’attitude apathique du pirate le mettait profondément mal à l’aise. Comme un genre de calme avant la tempête. Pourvue qu’elle ne s’abatte pas sur lui.

« Bonne chance avec ça. » répéta le Pied-Beau, penchant la tête sur le côté.

Le mousse ne savait pas sur quel pied danser avec ce Dogfish. Tout ce dont il était sûr, c’est qu’il serait certainement plus à l’aise si au moins trois types se tenaient à côté, prêts à maîtriser l’ancien orbleu s’il redevenait instable.

Allons-y.

Avec tout le prudence du monde, Jim entreprit d’examiner son patient tout en limitant tout contact superflu, craignant que le moindre geste un peu trop brusque ne provoque une réaction violente. Il ouvrit sa chemise en lambeau, tâtait prudemment ses côtes. Il faisait le compte de toutes ses plaies, notant lesquelles méritaient d’être recousues, lesquelles méritaient d’être nettoyaient.
La meilleure nouvelle était qu’aucune ne semblait grave tant qu’elles étaient prise en charge immédiatement. La mauvaise, c’était que Dogfish était couvert de terre.

« J’imagine que t’es pas à jour dans tes vaccins. »

La remarque était tout bonnement stupide mais parler pour ne rien dire lui semblait moins malaisant que ce silence pesant.

« Là… Il va falloir que tu te laves. »

Pas le choix. Le mousse se redressa sur ses jambes encore flageolantes. Il tira un paravent qu’Earl mettait généralement à la disposition des dames.

« On a un genre de grande bassine, je reviens ! »

Sur ces mots, il grimpa quatre à quatre les marches qui menaient vers un débarras. Il avait déjà vu Earl tirer de là une espèce de croisement entre le vieux chaudron de sorcière et l’auge à moutons. A défaut de baignoire, cela pourrait faire l’affaire.

L’ancien mousse redescendit avec une énorme bassine en métal. Le récipient n’était pas tant lourd qu’encombrant et ne voyant plus le bout de ses pieds, Jim faillit trébucher deux fois. Il la posa au sol, se remonta les manches.

« Ça c’est fait.. »

Il se surprit à ponctuer ses gestes de mots incomplets ou d’onomatopées pour oublier ce silence pesant. Il prit une cruche d’eau posée sur le côté (hop), le posa sur le poêle (ça, là). Il ouvrit ce dernier pour rajouter quelques buches (et ça). Quitte à baigner le Pied-Beau autant éviter de lui faire attraper un rhume. Ce serait dommage et surtout ironique.

Se tournant vers le Pied-Beau, il fronça un sourcil. Pourquoi il… se mettait pas à poil ? Il réalisa ce qu’il était sur le point de demander, ce qu’il risquait de voir et l’entièreté de cette situation des plus absurdes. Puis, il referma la bouche, ravala sa salive et reprit :

« Si tu veux un peu d’intimité, je peux… »

Sortir un paravent ? Ou sortir tout court peut-être. Jim n’était pas fermé sur les options.

Le mousse attendait une réponse mais le Pied-Beau prenait son temps et son regard instant se faisait de plus en plus… dérangeant. Le matelot secoua la tête ou plutôt… s’ébroua, faisant tinter ses breloques. Au vu de sa dégaine, Jim n’aurait pas été surpris d’apprendre c’étaient ses os qui s’entrechoquaient aussi bruyamment. Bien qu’ayant retrouvé son humanité, Dogfish ressemblait à un macchabé tout fraichement déterré.

« Le capitaine... Il est revenu ? »

Depuis la menace de tout à l’heure, il n’avait pas décroché un mot. Et à présent il s’inquiétait pour son Capitaine. Jim réprouvait cette loyauté aveugle qui l’avait mis dans cet état. Le Capitaine avait entraîné son équipage et l’Ile tout entière dans une galère sans nom et ne leur avait fourni aucune explication. Depuis son retour, ils vivaient tous en retenant leur souffle, s’attendant au moindre instant à ce qu’il donne enfin de nouvelles instructions, attendant que les choses redeviennent enfin comme avant.

« Il est rentré y’a quelques jours. » répond Jim, son regard sombre trahissant son amertume. «  Mais il s’est enfermé dans sa Cabine et on l’a plus revu depuis. »

L’ancien mousse grimaça. Ce n’était pas avec ce genre de nouvelles qu’il allait lui rendre son état normal. Il n’osait croire dans quel genre de folie le Pied-Beau pourrait se lancer s’il arrivait malheur au Capitaine. Aussi, dans un élan de compassion, il s’empressa d’ajouter :

« Il est en vie. Je le sais parce que des officiers lui apporte ses repas tous les jours. Pour le reste, il laisse entrer personne. »

Jim n’avait jamais particulièrement apprécié le Capitaine. Certes, il lui avait fait une faveur en lui permettant d’entrer dans son équipage mais il était toujours resté à ses yeux qu’une lointaine présence, froide et hostile. Et cette absence n’arrangeait rien.

« Dogfish, il insiste prudemment. « Tu pourrais chopper une infection avec toutes ces plaies… »

Mais peut-être qu’il ne comprend pas le mot infection.

« Ça pourrait te tuer. »

Le Pied-Beau restait assis, son regard éteint perdu dans le vague. Jim y vit une sorte de calme avant la tempête. S’il insistait une troisième fois, cette fois il en était sûr, Dogfish allait sérieusement vriller.

« Tu l'as vu ? »

Au son grand soulagement, le matelot se mut sans entrain, retirant une première couche de vêtement. Il y mettait si peu d’énergie et ses questions se faisait si insistante qu’il crut y percevoir un genre de marché implicite : réponds à mes questions et je coopère. Refuse et va te faire foutre.

Le mousse se pencha pour ramasser un petit baquet métallique qui trainait par terre, le plongea dans un tonneau d’eau glacé et le posa sur le poêle qui diffusait une douce chaleur dans le débarras.  

Cette conversation ne le mettait pas très à l’aise mais il doutait ce soit à cause du sujet de conversation. Dogfish, il… Il transpirait le malaise.

« Moi non. C’est Earl qui me l’a dit. »

Le vieux médecin n’était pas du genre à prêter l’oreilles aux ragots. S’il le disait alors c’est que c’était vrai.

Jim restait penché sur son poêle, observant religieusement l’eau qui chauffait. Il la fixait avec une telle intensité qu’on aurait pu croire qu’il la trouvait réellement fascinante. En vérité, il préférait se concentrer sur elle plutôt que sur son interlocuteur.
De tout façon, mieux valait rester attentif. La dernière chose dont Dogfish avait besoin était un bain glacé… ou de brûler comme dans de l’huile bouillante.

« Je dois le voir.
— Earl va bientôt rev-
— Le Capitaine. Je dois lui parler. »

Jim déglutit, se saisit de deux vieux torchons dont il avait pris l’habitude de se servir comme maniques. Il sortit son baquet du poêle et en versa le contenu dans la baignoire improvisée. A peine de quoi en remplir le tiers mais c’était déjà un début.

« Ok. Mais d’abord, faut que tu me laisses faire mon travail. »

Il remplit le baquet une deuxième fois, le mit à chauffer. Mais cette fois, il  se tourna vers Dogfish. Ce dernier le fixait, l’air un peu plus expressif, un peu plus nerveux en fait.

« C'est obligatoire de tout enlever ?
— Bah à toi de me dire… Est-ce que tu t’es blessé euh… »

Il effectua un  mouvement de balayage de la main en guise de vague indication.

« … Au niveau de euh… »

Jim sortit son baquet du poêle pour la deuxième fois, l’air aussi confiant qu’à l’accoutumée – c’est-à-dire pas du tout. Dogfish n’avait pas répondu à la question qu’il avait laissé en suspens. Il préférait ne pas insister. Avec un peu de chance, le Pied Beau était trop couvert pour s’être égratigné par-là.

« Je dois entrer la dedans ? »

Dogfish était resté planté devant la baignoire, l’air aussi perdu qu’une poule face à un cube. C’était pourtant pas la première fois qu’il voyait de l’eau. L’ancien mousse se demanda si le pirate était né bien avant l’invention du bain.

« Faut rentrer ouais. Pis, faut frotter. »

Jim brandit une éponge de mer de sa main gauche et une savonnette de sa main droite. Il avait la sensation bizarrement réconfortant d’être revenu à un genre de zone de confort. La propreté, c’était un peu sa spécialité, après tout.

« Bon tout ça risque de sérieusement piquer alors t’y vas à ton rythme. »

Et puis réalisant que cela pourrait prendre des heures, il s’empressa d’ajouter :

« Enfin dépêche quand même... »