C'était sans appel.

Il n'y aurait pas d'avant ou d'après la chute. Il n'y avait que la chute, et c'était elle sans aucun doute qui donnait à Cloud sa dernière bouffée d'oxygène, cet espèce de sursaut vital qui se rappelait à lui. Et comme tout le sang de son visage se décrochait et que tous ses organes plongeaient avec superbe, il ne pouvait pas davantage sentir comme son corps, sa plaie béante, grouillait d'engrenages, de veines et de poumons. Tombé du ciel, Cloud aurait aimé penser à sa mort comme à un envol. Comme à l'ascension d'un ange martyr. Mais il n'avait conscience que de la fin imminente, de la chute vertigineuse, du sol qui se précipitait à sa rencontre, empressé de l'embrasser et de le presser jusqu'à drainer la dernière goutte de sève, jusqu'à arroser de brun la terre et nourrir une génération future de verdure bourgeonnante.

A l'instant où ses yeux, après avoir dispersé quelques larmes du fait de la vitesse, se tarirent et s'asséchèrent à lui en givrer le cerveau, Cloud ferma les paupières et ne fut plus qu'un lambeau d'attente, tendu tout entier vers la libération de sa carcasse, la liberté brute et l'ivresse de la mort. La douleur s'était tue, le vent qui sifflait à ses oreilles aussi. Il fut entièrement dévoué à un impact unique dont la brutalité ferait la beauté. Une fin nette, indolore.

Jamais l'impact ne vint. Lorsqu'il heurta le sol, le Transparent fut bien obligé de constater qu'il ne s'agissait pas de sol à proprement parler. Pire, au craquement d'une de ses côtes qui n'avait attendu qu'une pichenette pour se déchirer pour ce qui semblait être la millième fois, Cloud sut instantanément qu'il allait souffrir, encore, et que toutes les drogues qu'il s'injecterait ne sauraient y mettre complètement fin. Passé ce constat, la douleur arriva à point nommé comme une vague déferlante en même temps que la poussière envahissait tous ses orifices et que dans ses oreilles on hurlait des mots inquiets. La boîte crânienne vrillée d'un puissant ultra-son, l'adolescent fut scié de part en part par la voix de l'inconnu à qui appartenaient probablement les bras musclés qui lui avaient brisé la carcasse net.

Hey... Ca va ?

Le sang acheva de remonter vers son cerveau, lui aussi avec la délicatesse d'un bulldozer et Cloud sentit sa tête partir en arrière, faisant craquer ses cervicales.

Je ne... pas..., balbutia-t-il donc, à demi-étranglé.

Il tâcha de décortiquer le signal visuel et de détailler mieux la silhouette blonde et massive qui venait d'encaisser la moitié de son impact tant désiré. Son sauveur, donc ? Dans l'absurdité de leur enchevêtrement de membres passager, Cloud songeait qu'il n'y avait rien qu'il avait moins désiré que d'être sauvé, justement, et que c'était bien tant pis pour sa pomme. Il ne pensa même pas à jurer à l'autre qu'il ne s'agissait pas d'une chute délibérée et, tremblant, demanda confirmation :

Tu n'es pas ange ?

Savait-on jamais, peut-être qu'il s'était trompé tout du long et que mourir n'atténuait aucune souffrance humaine. Ses côtes maigres gémirent et comme un poisson dans une flaque d'eau, Cloud s'agita un peu pour se défaire de l'emprise salvatrice.

C'était lui, la flaque d'os.

Il connaissait la chute et ses douleurs. Il connaissait la douleur brutale, crue, qui vous fait flamber tout entier et qui ne laisse des restes calcinés, jamais tout à fait cendres, encore, pour pouvoir mieux s'y reprendre. Celle qui ne vous laisse jamais vraiment. Il la connaissait comme une ville qu'on a trop parcourue, dont on emprunte les rues sans même y penser, se laissant glisser dans les raccourcis sans plus regarder où on se rend au juste, dont on dévale les escaliers sans plus craindre de s'y rompre le cou, dont on porte presque le tracé gravé sur la plante des pieds, dont on est écœuré et pourtant, pourtant, dont la familiarité est un refuge.

Cloud n'avait d'un oiseau que le ciel dont il était tombé. Son anatomie alors qu'il gisait, brisé, dans les bras de son sauveur, avait tout de terrestre, de la plus petite des fêlures de ses côtes à l'angle droit douteux que formait son coude.

Il n'avait pas d'ailes.

Right non plus n'avait pas d'ailes, même s'il s'était brusquement fait ange gardien et semblait auréolé, avec toute sa blondeur et toute sa sainteté. Comme ses contours se dessinaient peu à peu, rendus éblouissants par le soleil qui le frappait par derrière, le Transparent, toujours aussi inconsistant, commença à le reconnaître. Ils étaient tous deux comme le jour et la nuit, et il aurait fallu le vouloir (ce qui sans doute arrivait souvent) pour ne pas avoir remarqué à un instant ou un autre ce grand échalas visible comme le nez au milieu de la figure, si visible que c'en était d'une arrogance rare. Si solide, si réel, que c'en était absurde. A côté, Cloud paraissait plus vaporeux que jamais, rendu matériel par la tôle dans son dos et son radius pété. Machinalement, il leva son bras valide vers sa figure pour tâter l'arête de son nez, se rassurer sur sa consistance, et finit par bredouiller comme on éructe :

D'accord.

Comme si Righteousness avait encore besoin de son accord pour le trimbaler où il le voudrait bien. Comme si c'étaient encore ses jambes et son coeur qui pouvaient en décider, alors qu'il aurait fallu se demander par quel putain de miracle au juste il était encore conscient.

D'accord, répéta-t-il d'une voix toujours plus pâteuse.

Puis, le miracle cessa, la douleur acheva de le consumer, et il sombra dans les ténèbres.

*

L'infirmerie était toujours pleine à craquer, durant le Givre.
Aux balbutiements du printemps, elle s'était considérablement vidée et l'on pouvait y circuler. Right aurait de toute façon pu forcer son passage sans problème, qu'il soit chargé du fardeau relatif de Cloud ou pas. Un petit lait de pavot plus tard et Cloud émergeait, à peine moins endolori, tremblant comme une feuille, sous le regard de cellui qui serait chargé de le rafistoler encore une fois, et oscillait dangereusement.

Qu'est-c'qui s'est passé ? interrogea une voix, qu'il fallut bien associer quelque part au-dessus de lui.

Il se terra dans son mutisme, bien conscient sans doute malgré l'apathie que ce n'était pas vraiment à lui qu'on posait la question. Soit peut-être qu'on le croyait encore dans les vapes, soit peut-être que la scène avait un sale goût amer de déjà-vu et qu'on n'y croyait plus, à ses élucubrations.