« Celle-ci ? »

Un petit concert de « Ouiiiiii ! » répond à la question du précepteur, qui hoche la tête avec un sourire avant de poser la baie à l’étrange couleur argent dans un panier tressé devant lui. Dans le panier sur sa gauche, il en prend une autre, cette fois de couleur saumon et légèrement granuleuse et la montre aux enfants, assis en cercle à ses côtés.

« Celle-là ? »

Les avis sont plus partagés. Un enfant hoche la tête avec conviction, avant de se faire rabrouer par son voisin « Mais nooooon ! », tandis que d’autres haussent les épaules ou font la moue, indécis. Finalement, une petite voix s’élève.

« Oui mais il faut l’épeler...
-La peler », corrige l’adulte sans cesser de sourire. « Excellent, Sipi. » Il repose la baie dans le même panier avant de s’adresser à nouveau aux enfants. « Vous avez tous très bien travaillé aujourd’hui. Vous pouvez récupérer vos paniers et aller offrir vos baies à qui vous voulez. A demain ! »

Aussitôt, les petits se relèvent, certains avec leur panier en main, d’autres -plus prudents, sans doute- attendant d’être droits sur leurs jambes avant de se saisir de leur butin. Les mains posées dans l’herbe, Élan Sensible les regarde faire avec affection, prêt à donner un coup de main si jamais l’un des enfants fait mine de perdre l’équilibre. Ils ne sont pas très vieux, ont pour la plupart entre trois et cinq ans, mais sont déjà très débrouillards. A son avis, du moins.

Une fois que tout le monde est debout et parti en direction des siens, Élan entreprend de se lever à son tour. Décroisant ses jambes en tailleur pour la première fois depuis un petit moment, il savoure brièvement les fourmillements dans ses muscles et les chatouillis de l’herbe sous ses pieds et prend ses propres paniers (l’un plus rempli que l’autre) dans une main avant de se hisser sur ses deux pattes.

Il a choisi un lieu à la frontière du camp et de la forêt pour sa leçon d’aujourd’hui. Ils ont été cueillir des baies pas très loin, sous l’angle de vue des Sentinelles, apprenant quelles espèces sont comestibles ou non et si certaines nécessitent des précautions particulières. Les enfants ont été plutôt sages, se dit Élan alors qu’il marche tranquillement vers le feu de camp central. Ils le sont souvent quand ils ont l’opportunité de se dégourdir les jambes, il s’en est rendu compte. C’est qu’ils ont de l’énergie à revendre, à cet âge-là.

Son regard parcourt le lieu, à la recherche d’une silhouette familière. Sa protégée n’était pas avec lui ce matin, c’est un des -nombreux- accords qu’ils ont passé. Ils doivent se retrouver pour le repas, cependant.

Il a cueilli certaines de ses baies préférées. Il espère qu’elle n’a pas changé d’avis depuis leur dernière discussion à ce sujet. Les enfants sont parfois si inconstants.

Enfin, il repère sa chevelure rousse parmi un groupe d’enfants et s’avance dans leur direction avant de l’interpeler, sourire aux lèvres.

« Ira’Quas, tu viens déjeuner ? »

- Moi je dis, c’est les rousse qui gagnent !
- Bah non, hein. Elles sont toutes petites.
- Mais elles sont rapides !

Ira’Quas et une poignée d’autres enfants regardent fascinés une escarmouche entre deux groupes de fourmis. Les petites rousses sont plus vives mais moins nombreuses. L’enfant les aime bien, à l’échelle vague de son affection pour les insectes. Si elle était une fourmi, elle serait sans doute ce genre-là.

- Les fourmis elles font pas de bruits, comment elles disent quand elles ont mal ?

Les autres gamins la regardent, puis se rapprochent du sol pour tendre l’oreille. Est-ce que vraiment ça ne fait pas de bruit, un fourmi ?

Silence.

- Peut-être en pensant très fort ? De tête en tête ?

Ira’Quas allait répliquer quelque chose, quand elle entend ta voix l’appeler. Aussitôt elle se tourne vers toi et t’offre un sourire solaire. Un vague signe de main à ses camarades (“Elan Sensible est là ! A plus tard !”) et elle galope en ta direction. C’est un peu par plaisir de te voir, un peu par faim, et un peu par curiosité.

- Elan ! Comment ça communique les fourmis ?

Tu sais tout plein de trucs. Tu dois savoir ça aussi. Mais déjà son attention papillonne et elle voit dans ton panier des baies. Plein. Et des bonnes.

- Oooooooh ! C’est pour nous ?

Elle a très faim, soudainement.

Le jeune homme regarde l’enfant aux cheveux de feu courir vers lui avec un sourire à la fois attendri et mélancolique. Elle lui rappelle son aîné dans ces moments-là, tout aussi vif. Il fait de son mieux pour que la fillette ne ressente pas l’absence qui lui enserre la poitrine malgré les années. Le Temps ne veut pas dire grand chose ici. Cela vaut pour les plus grandes joies comme pour les plus terribles douleurs.

Parfois, il se désole que ses parents ne soient pas là pour voir l’enfant s’épanouir. D’autres fois, la vague d’affection qu’elle dirige vers lui l’apaise assez pour que son esprit ne se trouble pas de pensées tumultueuses. Aujourd’hui est un jour complexe, mais il s’écoulera, comme tous les autres, pour faire place au suivant.

A la question de sa pupille, le Soucieux balaie intérieurement ses connaissances. Ce n’est pas un sujet qu’il a abordé récemment, il lui faut donc réfléchir un peu... Mais pendant ce temps-là, l’attention de la petite se porte déjà sur autre chose et Élan lui sourit. Les enfants sont si inconstants...

« Oui. Je les ai cueillies avec le groupe ce matin. Où veux-tu manger ? »

S’il leur arrive fréquemment de manger avec le reste de la tribu au centre du camp, ils ont aussi leur petit rituel bien à eux, de s’offrir parfois un moment ailleurs, que ce soit pour découvrir une nouvelle partie de l’île ou simplement profiter d’un peu de temps ensemble. Son travail de précepteur occupe beaucoup Élan, mais il tient à ce que Ira’Quas ne soit ni mise à l’écart, ni ne se sente trop seule. Indépendante, oui. Ce qui n’est pas du tout la même chose.

Alors qu’ils se dirigent vers le lieu de son choix, le Soucieux relance le premier sujet de discussion.

« Réfléchissons-y ensemble... Imagine que tu n’aies plus de voix. Comment est-ce que tu ferais en sorte de communiquer avec moi, ou n’importe quel autre membre de la tribu ? »

S’il est là pour instruire, Élan estime que cela ne veut pas dire distribuer les connaissances comme des pétales de fleurs qu’on observe avant de jeter ou faire sécher si l’on trouve le sujet intéressant. Il trouve essentiel d’amener les enfants à acquérir cette connaissance, choisir eux-mêmes leurs fleurs et en cueillir les plus beaux spécimens pour créer leur propre couronne de savoir.