Doucement le printemps revenait, Lundi ne se ferait plus disputer par son propre premier enfant de ne pas porter assez de couches... D'un côté, il aimait bien ce petit manège. Tant pis, le guédé s'en accommoderait.

Il avait été apprêté comme chaque jour durant son lent réveil, aussi tardif et paresseux que ce dégèle tant attendu, avant de s'adonner à l'un de ses passe-temps favoris : épier depuis les cieux. Ce fut le Bayou qui se montrait à lui, usant du cheveux d'un quelconque habitant. Il voulait juste voir les alentours reprendre la vie d'avant. Et aussi, juste voir la cabane de son cadet. Le dernier de tous les frères. Impossible de savoir s'il était de retour, une inquiétude dont les nuages restaient lointains... Klere laissait à Mardi le rôle de veilleur sur Vendredi.

Le Céleste ne chercherait que si sa mère le lui demandait.

Alors qu'il comptait détacher les yeux du bassin où se reflétait les visions du ciel, du mouvement attira le regard pâle du troisième fils. Comme un fantôme aperçu du coin de l'oeil, comme un zombie titubant. Affaibli, d'après la démarche. En s'en approchant, Lundi put constater la vie encore présente dans cette chair épuisée.

Attentif, l'esprit happé, le Guédé ne se préoccupait pas des loas en train de serpenter le long des poutres afin de guigner le miroir d'eau. À l'image de l'enfant de Brigitte, ils se penchèrent pris de curiosité. Qu'est-ce qu'une femme du Port faisait ici ?

Les chutes se répétaient, et à chacune, Lundi sentait la foudre électriser son coeur. Pourtant, quelque chose fit gronder le ciel. Du tonnerre, léger, habillait déjà l'air.

Que faisait-elle vers cette cabane ?

Malgré ce nuage noir, un vague sourire traçait son chemin sur les lèvres d'onyx.

Devrait-il aller la rencontrer cette femme perdue ? Le Baron Lundi ne savait que ressentir les sentiments bien trop forts... Et, alors qu'une des longues nattes blanches et décorées tomba dans le bassin, la demoiselle s'écroula à nouveau. Cependant, aucun réveil ne s'ajouta.

Klere se redressa aussitôt, les loas s'écartèrent. L'orage gronda à nouveau, que faisait-elle ici à l'origine ? Et rapidement la foudre s'empressa de prendre le coeur du Céleste, le poussant à partir de sa tour.

À l'extérieur, son kimono flottait à sa suite comme un nuage doré alors que les pas se montraient hâtifs et certains de leur direction. Voilà que celui qui jouait aux dieux descendait parmi les mortels. Aussi peu discret que des éclairs, aussi annonciateur que le bruits de pluie, les bijoux du Guédé jouaient de leur musique à chaque avancée. Après le givre, c'était les odeurs du pétrichor et de l'encens qui accompagnaient Lundi face à cette inconnue écroulée.

Devant cette faible silhouette, ressemblant à une mariée dévorée par le rude hiver, le Céleste s'agenouilla. Doucement, ses doigts de nuit il dégageait le visage de la jeune femme. L'électricité statique foudroya ses phalanges, comme à l'accoutumée, mais il oubliait que les autres ne faisaient pas toujours naître la foudre entre eux.

Le visage lui disait vaguement quelque chose, il avait dû la croiser au port lors de ses visites à la maison close. Lieu très visité et distrayant.

Il y avait même déjà volé quelques coeurs à Rubis... Et doutait être le seul.

Cette âme perdue était en vie, mais faible. N'avait-il pas une bonne excuse pour l'emmener ? Bienveillant Guédé, qui ne saurait jamais taire ses passions de vie ou de mort.

Aveuglé par le coeur, la raison ne pouvait plus hurler pour demander pourquoi était-elle aussi proche du Bayou, vers cette cabane.

- Dòmi... ? Tu peux m'entendre ?

C'était décidé, Lundi l'emporterait avec lui. Elle paraissait tant affaiblie... Et avec une infinie précaution, il souleva le corps allégé par le manque de bien de choses. Un bras au creux des genoux, l'autre dans le dos, l'esprit ne pensa pas à la boue, sur la soie ou sur son pantalon. Les nervures de ses cicatrices de foudres pulsèrent de bleu et de doré avant que le Céleste ne décide de rebrousser chemin avec sa découverte dans les bras. Lévitant à quelques centimètres du sol, Klere cherchait à ne pas trop secouer la belle.

Elle ne pesait presque rien pour Lundi, il s'en étonnait presque. Alors que bien des fois, il s'en vantait auprès de ses épouses, de pouvoir les porter autant qu'elles le souhaiteraient.

- Laisse-moi t'aider, tu n'irais pas bien loin...

Il lui souriait de ses dents du bonheur, ce sourire hérité de sa mère et semblable à bien des frères.

Il pouvait entendre sa voix, une voix qui ne semblait plus savoir où puiser de quoi se faire entendre. Et fidèle à sa réputation, le Baron d'orage ne pouvait contenir son envie d'emporter cette âme découverte.

À la mention de son frère, alors que les doigts fantomatiques l'effleurèrent, Lundi arrêta d'avancer pour se concentrer sur la demoiselle. L'orage gronda, même si le coeur du troisième fils s'emportait, l'essence même du Céleste se révoltait de ne pas avoir revu Panzou depuis longtemps. Aussi longtemps que cette femme, à en juger de son état. Un coup d'oeil sur le chemin qu'elle avait parcouru difficilement, sans même détourner le regard à la question qu'il entendait.

Elle avait été chez lui, elle connaissait son petit nom, elle y était restée depuis la disparition au moins.

Cette fois, le regard d'or tomba sur la fille égarée. Il soupira, et calma les nuages sombres qui commençaient à venir. La mélancolie aurait pu faire pleuvoir...

- Je suis Baron Lundi.

D'ordinaire, il aurait ajouté son surnom. Même s'il venait aux esprits une fois que l'on entendait son nom. Juste par égo, pour faire honneur à son autre nom d'Eclat. Klere. Le sourire était parti, occupé à laisser le sérieux s'installer. Et intentionnellement, il ne revint pas sur la mention de Vendredi. De peur de s'emporter, de peur de céder et d'épier par les cieux avant d'aller chercher son cadet par la peau des fesses. S'il le faisait, il romprait une confiance sacrée. Lui qui avait dans ses affaires de quoi retrouver chacun, il jurait n'en avoir recours qu'en cas de nécessité. Que si sa mère le lui demandait. En attendant, pour son tout jeune frère, il devait se faire violence et attendre.

Lui qui n'était pas patient. Lui qui éclatait aussi vite qu'un orage.

S'il était arrivé quelque chose à la Canaille... Le Céleste tuerait à mains nues le responsable. Un grondement lointain naquit de ces pensées, alors rapidement, le Baron aux fées se concentra sur son nouvel intérêt.

N'était-ce pas un moment opportun afin de jouer aux princes éclatants ? Oh il jouait à ça, avec celles de ces épouses pour qui c'était amusant. Cependant, ce ne furent pas les jeux et les taquineries qui habitaient sa tête.

Il reprit son parcours, dans le son de ses bijoux, ceux qui se firent brusquer par le vent. Ou des branches. Des loas curieux suivaient le Céleste au ciel nuageux.

- As-tu la force de me donner ton joli nom ?

Le sérieux s'envolait un peu, pour laisser un sourire en coin réchauffer son visage sévère.

- Tu dois avoir faim, et soif... Je t'emmène avec moi, il doit rester encore un peu de Gombo.

Alors qu'il quittait la contemplation du visage épuisé, il touchait à nouveau le sol. Un sol fait de planches, une plateforme boisée qui menait à Gwo Kay Won, la tour du Bayou. Une construction qui ne cessait d'évoluer au fil des mariages et des naissances. La brume rasait l'eau vaseuse sous le chemin surélevé, Il n'y avait plus d'arbres autour. Si ce n'étaient des carcasses de troncs éclatés et brûlés par les foudres du Céleste.

Bientôt, l'odeur d'encens des environs s'ajouterait à celle du Baron. Les couloirs s'enchaînaient, et les âmes qui y vivaient étaient occupées un peu partout, mais ne suivirent pas leur mari ou père jusqu'au salon qui était la destination. En revanche, Lundi demanda à l'un de ses enfants de lui amener un peu de ce qui mijotait sûrement dans la cuisine.

Là où Klere passait beaucoup de temps à contempler le reste de l'Île.

Dans un lac de coussins colorés à côté d'un bassin d'eau, où il avait observé la jeune femme essayer d'aller quelque part, il déposait doucement la silhouette fragile après avoir poser un genoux sur le sol boisé.

Dommage de se séparer de sa jolie découverte, mais le Baron Lundi devait bien faire ainsi afin de s'en aller quérir le plat que l'enfant venait lui apporter. La nourriture dans une main, l'autre ébouriffa les cheveux de sa progéniture, puis doucement la porte se referma.

Revenant vers l'étrangère, Lundi s'assit à côté d'elle dans les coussins tout en mettant de côté les pans du kimono ouvert sur les côtés -parfois, ça l'agaçait, mais il s'entêtait à ne jamais fermer ses hauts- et lui présenta le plat. Avec un sourire chaleureux.

Le Baron orageux regardait la jeune femme dévorer le plat. Pas une seconde ne fut accordée aux potentielles brûlures, bien que le plat ne devrait pas avoir été trop brouillant. Babylone, puisque ce fut le nom donné avec ce qui restait de force, ne donnait pas l'impression de renfermer des merveilles. Pourtant, la foudre avait fait son choix.

Quelque chose déplaisait au Guédé, l'état sous lequel se présentait cette femme... trop proche de quelques cas rapportés aux oreilles du Bayou. Il y avait de cela des lustres, lorsque leur terre se trouvait encore dans le monde ordinaire. En pensant à ces maltraitants qui ont, pour certains, un passé commun à quelques épouses, l'orage gronda. Lointain, à peine perceptible.

Juste un rappel au Céleste qu'il n'avait pas pu déferler toute sa colère sur chaque homme ayant un jour blessé l'une de ses épouses.

Il avait eu tant de mal à, par exemple, simplement apprendre à Zélia à ne pas avoir peur lorsqu'il l'approchait.

Le sourire en coin revint en se concentrant sur la fille de joie égarée.

- Quel appétit !

Bien souvent, il récoltait des femmes abîmées par le monde. Peut-être que leurs cassures l'attiraient en lui évoquant les déchirements des cieux, ces foudres folles de passion courant s'écraser sur la terre.

Ramenant une natte en arrière, Klere se redressa pour aller s'enquérir d'un pichet duquel il versa de l'eau dans un gobelet. D'habitude, il le remplissait de rhum. Cependant, il était certain que là ce n'était pas ce qu'il fallait à Babylone.

Le petit récipient, ainsi que le plus grand, furent déposés à même le sol devant la demoiselle.

Avant de se relâcher dans le nuage de coussins colorés. Un arc-en-ciel après les orages.

Le Céleste avait de la peine pour cette âme qui lui rappelait un peu trop l'état dans lequel des esclaves punis avaient réussi à trouver l'aide du Bayou. Rares dans un aussi piteux état, même les "propriétaires" savaient qu'un sac d'os ne servait à rien.

Une tornade dans l'esprit parvint à éloigner pour de bons ces trop vieilles visions. Vieilles et très spécifiques.

La main de Lundi attrapa doucement une mèche sombre, aussi sombre que sa peau de nuit, avant de laisser à nouveau les cheveux libres. Ils étaient si malmenés... Comme si la Courtisane n'avait fait que suer la fièvre durant le même temps qu'elle n'eut rien avalé.

- Qu'est-ce qui t'es arrivée, Babylone ? Tes splendeurs se sont effondrées...

Le vent s'engouffrait dans le puit de lumière qui surplombait le bassin à leurs pieds, ce long puit qui montait jusqu'au sommet de Gwo Kay Won pour laisser les foudres et la pluie venir à Lundi. Les cieux même semblaient vouloir savoir. Et pourtant, la réponse se devinait.

Alors la suite vint.

- Tu as quelqu'un qui t'attends ?

Certains la pensaient sûrement morte. Emportée par le givre.

- Quelqu'un qui n'a pas succombé au froid ?

Cette question, posée en s'allongeant dans les coussins un coude replié afin de recueillir le côté de la tête du Guédé, sous-entendait autre chose : était-elle seulement au courant de l'évolution du monde depuis ?

Lundi se montrait patient, d'une patience bien connue. Celle qu'il n'accordait qu'à de belles étoiles.

Ah. Elle ne savait donc pas ? Lundi laissa paraître de l'étonnement en entendant enfin la voix un peu ravivée de la jeune femme. La perle perdue de la maison-close. Le guédé se redressa, il se massa l'arrête du nez en comprenant le temps que Babylone avait laissé glisser sans s'en rendre compte. Et le nom de son cadet à nouveau prononcé, elle confirmait malgré elle ce qu'il avait déjà supposé.

Les yeux perdus dans les légers mouvement de l'eau de pluie stagnant dans le bassin, Klere mettait un peu d'ordre dans ses pensées.

- Ruby est bien encore là, et mon petit frère...

Il ferma les yeux et souffla du nez un soupire qui trahissait une tentative de maître d'émotions.

- Je ne sais pas si l'un ou l'autre te cherche. Après tout ce qui s'est déroulé...

En tailleur, il posa un coude sur le genou. Le poing fermé tenait la tête décorée du Céleste. Il narrait l'hiver, la malédiction, les orbleus, les multiples disparitions et morts. Le port qui a dû migrer pendant un temps dans le Ranch. Mais tout était à la normale dorénavant.

Deux personnes risquaient donc de se soucier de Babylone. Enfin... une et quart peut-être.

Lundi restait attentif à la scène face à lui. Une fille de joie particulièrement prisée, Ruby devait sûrement chercher à la récupérer. Quant à Vendredi... qui disait qu'il se souvenait encore d'elle ? Après tout, il l'avait abandonnée à la mort.

Ses yeux de pâles dorures scrutèrent cette fois plus attentivement le reste de la carcasse de Babylone. Ses splendeurs étaient bel et bien enfuies sous la crasse et la famine. Malgré cette apparence plus proche des zombies, ou de ce à quoi un guédé pourrait ressembler après sept lunes en dehors du Bayou, le Baron Lundi voyait la beauté qu'elle renfermait. Enfin... sa foudre s'en entêtait.

Remontant le regard sur la dame fissurée, il décida de ne pas lui proposer de quoi se laver. Il imaginait déjà qu'elle s'évanouisse de fatigue, et se noie dans l'eau.

Il allait falloir sacrifier un peu ces coussins.

Tant pis, Klere en avait des montagnes dans chaque pièces.

Et sa "salle du trône", où ils se trouvaient, pourrait être un relais temporaire.

- Je vais te laisser dormir, ici.

Il se releva dans ses tintements si caractéristiques. Il avait gardé son air sérieux tout du long.

- Repose-toi, je reviendrai plus tard. Je ne veux pas te laisser continuer à moisir comme ça...

Il attrapa ensuite une couverture qui était abandonnée sur d'autres coussins, et la plaça sur les jambes de la jeune femme.

Et là seulement, il afficha un sourire doux à Babylone. Un sourire qu'il regrettait presque de montrer. Il n'avait pas coutume de chercher à s'occuper d'une fille attachée à l'un de ses frères. Puis ses pas le portèrent jusqu'à l'extérieur de la pièce après s'être penché afin de récupérer le bol vide de gombo. Un grondement très discret se fit entendre dans le sommet des cieux.

~~~~

Du temps passa, un temps relatif à l'Île.

Et Lundi réapparut dans la pièce où il avait laissée la Courtisane, il essaya de se faire un peu discret. Tant qu'il ne savait pas si elle dormait, il ne voulait pas la réveiller. Lui-même détestait qu'on l'arrache à Morphée. Il piocha une petite et fine fiole qu'il avait dans la poche de son pantalon, la rangea dans l'étagère où ses échantillons attendaient d'être observés dans le miroir d'eau.

Ses yeux parcoururent les autres pièces de la collection pour en choisir une autre.

En tournant la tête, il observa la fille de joie. Elle n'avait toujours pas une excellente mine. Mais rien de bien surprenant... elle marinait dans des semaines de maladie.

- Réveillée ?

Qu'il demanda doucement en avançant. Il espérait que le mal qu'elle avait sué depuis tant de temps n'attendait pas son heure sur la peau de marbre.

- Si tu peux rester assise, je peux t'emmener te laver.

Et il attendait. En se disant qu'il devrait sûrement se débarrasser de la couverture et des coussins. Il le ferait plus tard.

Parfait, elle pouvait tenir assise. Ce constat rassurait le Baron. La fille de joie avait besoin d'être plongée dans une eau saturée de savon, et les femmes de Gwo Kay Won étaient assez coquettes pour en avoir en réserve. De même pour leur époux.

- Très bien, vini.

Klere lui tendit une main, invitant Babylone à la saisir. Un petit coup d'électricité statique allait piquer, mais rien de bien inhabituel pour Klere. Il aiderait à se lever, ainsi qu'à marcher. La soutenant lors de son périple. Ici, il n'avait pas de salle d'eau. Et le bassin pour sa magie n'était pas destiné à laver des corps. En l'assistant, le guédé savait déjà où il devrait l'emmener. À son étage, afin de ne pas importuner ses délicieuses épouses ni ses enfants adorés. L'eau y était déjà chauffée.

Bien qu'ils étaient sûrement déjà au courant, Lundi vivait chez lui après tout. Il ne cachait jamais rien. Du moins, de ce qui était des femmes qu'il décidait de choyer. Vraiment, il ne voyait pas ce qu'il pourrait s'amuser à mettre sous un tapis.

Parcourant au rythme de la jeune femme les couloirs et les marches des boyaux rapiécés de la demeure, le calme demeurait. À cette heure, déjà beaucoup s'en étaient allés aux aventures et explorations. Tandis que d'autres lisaient peut-être, ou s'occupaient de leurs plantes. Il y a avait tout un petit monde dans la tour du Baron Lundi.

Le chemin fut minutieux, d'une patience dont le guédé était bien avare en temps normal. Combien d'orages ont-ils déjà éclaté rien que parce que son interlocuteur tournait autour du pot ou parlait trop lentement ?

Ah mais pour la Courtisane en ruine, il avait décidé d'être bon. Et non de la foudroyer.

À moins qu'il ne faille se ranger du côté de la famille... pas même ses épouses étaient à l'abris.

Arrivés à un étage trônant plus ou moins au milieu de la hauteur, Lundi poussa une porte qui mena à une chambre. Ils ne s'y attardèrent pas. Si sur les derniers mètres de distance la fille de joie n'y parvenait plus, le Céleste l'aurait portée sans rechigner. Elle ne pesait rien pour lui, et puis il aurait pu comprendre. Mais voilà, la Tour était un bâtiment bien habité de toute part. Et il venait d'offrir des appartements à sa dernière épouse en date.

- La salle d'eau est juste là-bas.

Il désigna de la tête une autre porte, plus petite que la précédente. Tout était construit sur des systèmes de "suites", histoire de permettre à chacune de ses femmes d'avoir son petit univers. Il y avait tant de monde entre ces murs. Et la lumière était apportée par des bougies et des torches, un paysage bien commun au Bayou. Peut-être que l'extravagances de la Tour ne se voyait qu'en ses tissus colorés, quelques babioles brillantes çà et là. Aussi tape-à-l'oeil que le maître des lieux, comme l'aurait dit Kaplata.

La pièce promise offrait une baignoire déjà remplie d'eau chaude qui attendait sagement accompagnée d'une étoffe qui servirait par après. Evidemment, il y a du savon à disposition.

- Je peux te laisser te glisser dedans sans que tu ne te blesses ?

Le sourire un peu moqueur s'affichait en même temps que les mots se faisaient entendre, dévoilant les dents heureuses commune à beaucoup de membres la famille de Brigitte.

- Ton haillon, par contre... Bèl mwen, tu devrais en faire le deuil.

Fit Lundi tirant légèrement un pan du tissu imbibé de semaines de maladie et de crasse. Mais ce qui interpelait le plus le Céleste, ce fut la chevelure de Babylone. À ce stade, n'aurait-il pas eu besoin de l'aide de la fée qui coiffait la Reine Mab ? En vérité, tout ne devait pas être perdu.

Il lui offrirait son aide à nouveau si elle en avait besoin, ou il l'imposerait si elle manquait de tomber.

Le troisième fils se mettait aux petits soins, sincèrement peiné de voir la déchéance que l'abandon entrainait. Et puis, si Maman venait à apprendre que cette fille était chez Panzou... Klere imaginait que de sombres conséquences étaient possibles. Mieux valait qu'elle soit à Gwo Kay Won, où il n'était pas rare d'y voir des femmes blanches. L'orage abritait un arc-en-ciel en ses nuages.

Ce serait mentir que de dire que l'air ne remerciait pas l'eau et le savon de s'occuper de la demoiselle, si Lundi n'en fut dérangé pour le moment... ce n'était que parce qu'il était aveuglé. Et sans odorat non plus. La foudre du coeur faisait bien des dégâts au Baron d'orage. Celui-ci observa la cascade de tissus s'échouer, en se disant que leurs couleurs avaient sûrement eu un passé plus glorieux.

Plus attentif à son centre d'intérêt du moment, il surveillait l'entreprise de la fille de joie. Entrer dans la baignoire. Il avait un petit réflexe à imaginer le pire d'abord, parfois. C'était qu'elle lui donnait l'impression d'être aussi fragile que du verre.

Qu'un éclat de tonnerre pourrait la briser.

Le Céleste ne se pencha qu'à peine une fois la tête de la jeune femme submergée, vague teinte de peur lointaine d'une noyade. Il avait demandé si elle tenait assise pourtant ! Un éclair de pensée rapidement balayé, car il avait compris qu'elle n'avait pas glissé.

Ah, il pensait déjà aux moqueries taquines de certaines de ses dames à le voir ainsi.

Il croisait les bras, et commençait à se laisser emporter en marche arrière quand la Courtisane refit surface et lui demanda du savon.

Lundi avisa un savon avant de décider d'accorder la requête, il n'eut qu'à tendre le bras pour en attraper et déposer dans la paume présentée. Non sans devoir s'arquer un peu. Il n'eut pas besoin de retenir ses longues nattes attachées entre elles.

- Ton ardoise va commencer à coûter beaucoup... Tu vas me devoir beaucoup.

L'air un peu neutre qui était présent ne se détacha au profit d'un sourire taquin qu'après un instant. Le guédé jugea bon de rassurer rapidement.

- Ce n'est pas vrai.

Après tout, les prix plus compliqués que la valeur de l'or étaient la monnaie des sorciers du Bayou. Et bien plus encore celle des esprits de la mort que Brigitte a enfantés. Lundi n'était réputé pour faire crédit, après tout... les émotions il n'avait qu'à tendre la main pour les arracher. Après tout, c'était dans le contrat passé avec lui.

Évidemment qu'il ne se montrait pas ainsi auprès des femmes qu'il voulait autour de lui.

À nouveau, le Céleste s'intéressa à la tignasse dorénavant trempée. Peut-être que sans la crasse, elle devrait s'en sortir. Parfois, cela se montrait bien trompeur.

En se détournant, il fouilla dans quelques affaires afin de revenir avec un peigne en ivoire.

Un objet utilisé pas bien de ses épouses lorsqu'elles venaient dans cette pièce de temps à autre. Lui, il partageait simplement les affaires de ses dames. Puisqu'elles le coiffaient ensemble. Il fallait plus d'un peigne. Bien que les nattes demandaient la dextérité des phalanges principalement, peu importait. Tant que le résultat était là.

Klere posa la relique sur un petit meuble non-loin de la baignoire, pour que Babylone puisse le prendre plus tard.

- Je te laisse ça là, si tu as besoin de remettre de l'ordre dans tes mèches.

Alors qu'il avait encore les doigts sur la surface d'ivoire et de nacre, il tapota dessus. Il méditait sur quelque chose visiblement.

- Je vais voir si j'ai quelque chose pour toi...

Des loas le suivaient, curieux de ses manigances. Et le Céleste arrêta son mouvement, s'adossant à la porte. D'un geste agacé, Lundi balaya l'air d'une main pour écarter les créatures qui commençait à saturer ses pensées. L'impatience le trahissait lorsqu'il sentait trop d'êtres autour de lui et qu'il était déjà un peu agité. C'était que le nom de son cadet a été dit, rouvrant la marques explosive de Klere. Celle qui se mordait les doigts depuis le début de l'hiver, attendant que sa mère lui ordonne d'aller chercher le plus jeune Baron. Mais Brigitte faisait peut-être bien, peut-être qu'elle savait que Lundi n'aurait personne à détruire pour relâcher toute l'impatience ravalée sur ce sujet.

- Qui sait que tu es ici ?

Si Lundi décidait de choyer la Courtisane, il devait comprendre ce que la catin faisait bien trop proche de la cabane. Il le devinait, bien sûr. Une fille de joie, il le savait. Le ciel grognait un peu, mais encore une fois... lointain. Klere voulait connaître autre chose...

- Maman le sait ?

Oh parce que si sa mère décidait qu'une des âmes que Lundi voulait devait mourir, évidemment qu'il écouterait sa mère. L'amour le ferait discuter un peu, mais jamais beaucoup. Sa mère et ses frères passaient avant tout le monde. Avant ses femmes, avant ses enfants...

Le Céleste espérait que personne ne savait rien.

Que Babylone était juste une pirate égarée depuis le givre, qu'elle était juste malade et a trouvé refuge. Après tout, le Bayou aidait le Port.

Personne d'autre ne savait, voilà qui donnait déjà plus de chances de survie à la fille de joie. Alors que Lundi avait laissé ses yeux errer ailleurs, comme s'il cherchait à voir se dessiner les chemins qui s'annonçaient, Babylone reprenait en annonçant à voix haute ce que le Guédé avait voulu faire taire. Le mélange d'instinct protecteur et de loyauté envers la famille se liait à celui de la foudre fulgurante qui pouvait tout changer en un instant meurtrier.

Fin d'un état pour un autre.

Au fond du regard, il y aurait pu y avoir des éclats de meurtre passionnel. Mais le coeur se partageait dans deux sentiments violents capables de s'entre-arracher la gorge.

Le tonnerre gronda, ce qui ne devait sûrement pas surprendre les deux âmes dans cette pièce.

Le troisième baron notait tout de même l'usage du passé.

Néanmoins... Lundi prit une inspiration profonde, il se souvenait de la sensation d'un crâne qui cédait sous ses mains. Maman a déjà vengé son tout petit frère, pas besoin de chercher encore quelqu'un à mettre en pièce. La violence de Lundi partageait le même trône que celui de son amour.

- "Étions"...

Le regard pâle perçant, il avait répété le terme. Le temps utilisé.

- Alors détache-t'en pour de bon. Ou il t'en coûtera la vie. Il ne doit rien rester.

Bras croisés, sévère, le maître de la tour de Gwo Kay Won ne saurait pas comment essayer de protéger une personne qui s'était approchée trop près de son cadet. Il ne pourrait qu'informer, que souligner la dangerosité.

C'était le côté protecteur de sa famille.

Il n'a jamais été très proche du dernier, mais il réagirait toujours sans limite s'il venait à arriver quelque chose.

- Si personne d'autre n'est au courant, alors tu devrais pouvoir t'en sortir.

Sur ces mots, il fit demi-tour et sortit de la salle d'eau. Les quelques loas qui erraient suivirent le Céleste tempétueux, non sans glisser un regard interrogatif sur la fille de joie.

Dans sa chambre, Lundi ouvrit une armoire afin d'y trouver quelque chose à mettre sur le dos de la pauvre fille. Il trouva quelques affaires de ses épouses, mais il ne pouvait se résoudre à offrir des étoffes appartenant à ses aimées pour l'un de ses coups de foudre. Alors il dû prendre plus de temps à dénicher de quoi vêtir la Courtisane.

Il n'imposait pas ses convoitises à ses reines.

Finalement, une robe de soie et volatile se présenta à lui. Un vêtement qu'il avait acheté en même temps qu'un autre pour une épouse qui voulait toujours essayer ses robes avant de les choisir. Alors Lundi en avait acheté deux, et sa femme avait choisi le modèle bleu. Laissant celui-ci à qui le voulait.

Le Baron Lundi offrait tant de parures et de vêtements à ses dames qu'il en oubliait...

Tant mieux pour Babylone.

Rouvrant la porte, il présenta la robe à la Courtisane. Il avait retrouvé un sourire en coin, mais il devint dubitatif en contemplant le bustier puis son "invitée". Celle-ci était si affaiblie... ne risquait-elle pas d'avoir froid plus facilement ? Tout en réfléchissant, il annonçait déjà :

- J'ai trouvé quelque chose pour toi, qui ne soit pas déjà à quelqu'un d'autre.

Posant le vêtement sur une chaise de bois, il disparu à nouveau avant d'apparaître quelques instants plus tard.

- Prends aussi ça, si tu as froid.

Et un kimono peut-être un peu grand pour une jeune femme, s'accumula sur le petit meuble. C'était l'un de ceux qui constituaient la garde-robe non négligeable de Klere.

Là, il était satisfait de ce qu'il avait trouvé. Enfin, son esprit cherchait à évincer ce qu'il avait entendu... Il fallait tout effacer... À la façon d'une émotion, ou d'une autre. Le regard sur Babylone, sur ses cheveux emmêlés, elle ne ressemblait plus beaucoup à ce qu'il avait pu apercevoir auparavant. En fait, il ressentait un peu de peine, de voir autant de dégradation sur une femme pour qui -malheureusement- la foudre était tombée.

- Tu voudrais mon aide pour... tes cheveux ?

Peut-être que cela pouvait être surprenant, mais Lundi avait déjà su démêler les cheveux de ses enfants ou pouvait aider ses femmes parfois.

Après tout... celles-ci le coiffait chaque matin, il pouvait bien le leur rendre un peu.