« Reste à savoir se servir de sa chance. Tant qu’elle dure. »

Bambi considère un instant cette remarque, comme pour décider s’il s’agit d’une menace, d’un conseil, ou de rien de tout ça. Elle s’arrête sur la dernière option. Et comme ça, ils se remettent à avancer en silence. Malgré l’obscurité, elle arrive à voir la berge, deux pierres plus loin. Just lui fait signe de lui lâcher le bras pour pouvoir sauter sur les derniers mètres, et Bambi optempère, l’observant faire, droite comme un piquet, prête à l’imiter.

Rien de bien compliqué, elle se dit. Depuis leur retour, Bambi est plutôt en forme. Le poids qu’elle a perdu pendant le Givre lui revient petit à petit, et elle prend soin de s’entrainer à couvert à quelques exercices rudimentaires. Toute la grâce de la danse, elle la perd peu à peu. Mais sauter d’une pierre à l’autre, ça va, elle peut le faire.
Alors quand elle sent, ayant à peine décolé, sa cheville lourde comme un boulet, c’est que c’est vraiment pas sa faute.

Elle se ramasse violemment, son deuxième genoux heurtant la pierre, l’autre jambe entrainée dans l’eau par la main- ou la patte griffue enroulée autour de sa cheville. De justesse, elle ravale un cri, qui se transforme en un bruit de douleur étranglé, plus à cause du choc que des ongles pointus enfoncés dans sa peau. Dans un geste un peu trop lent, mais habitué, elle dégaine le hachoir passé à sa taille, et l’abat à l’aveugle.
Complètement idiot, elle se dit, quelques secondes trop tard. Elle aurait pu sérieusement couper sa propre cheville.

Mais elle a de la chance, et son arme touche autre chose. De nouvelles bulles éclatent à la surface de l’eau, et la prise se desserre sur sa jambe. Avec toute l’adrénaline qui lui reste dans les veines, elle se bat contre l’inertie de l’eau qui lui arrive à la taille pour rejoindre la berge où se trouve Justice. Berge qui lui semble, d’un coup, avec les remous qui agitent l’eau derrière elle, bien trop loin.

Se détournant de Bambi, il franchit d’une simple enjambée la distance qui sépare la dernière pierre de la berge grise. Sous ses pieds, le sol est meuble Quelques gravats se détachent et plongent dans la marre épaisse dans un ploc. Par prudence, il s’éloigne de deux pas avant de se retourner.

Derrière lui, Bambi se prépare à sauter. La lance plantée à côté de lui, il s’y appuie nonchalamment. Elle gère. La concentration sur son visage et ses mouvements sûrs lui inspirent confiance. Alors qu’il baisse sa garde, tout va beaucoup trop vite.

Elle se lance. Au même moment, un souffle balaye les basses branches des arbres. Autour d’eux, la température vient de chuter de quelques degrés. Il sent un frisson glacé chatouiller la nuque. Un croassement s’élève d’un feuillage, un peu plus loin.

Puis vient la chute. Brutale et sans appel. Il n’a pas vu les longs doigts, noirs et osseux, se refermer autour de la cheville de Bambi comme un étau. Il n’a pas remarqué de grosses bulles crever la surface de l’eau. Il ne fait pas non plus attention à l’odeur abominable d’œuf pourri lui brûle les narines.
Mais il sait que Bambi n’est pas tombée toute seule. Une force soudaine vient de la tirer vers le fond de la marre.

Just lâche un juron. Arrachant sa lance du sol soudain boueux. Il voit Bambi lever son hachoir et frapper.

« Bambi ! »

La mère est debout, enfoncée jusqu’à la taille dans l’eau boueuse. Elle se fraye un chemin jusqu’à lui mais peine à chaque pas. Il jurerait que la flotte s’épaissit, comme pour tenter de la retenir.

Le sentinelle lui tend sa lance du côté du manche pour la hisser. Et puis sous son pied, quelque chose lâche. Il recule un peu trop tard. Le rebord vient de céder, un gros bloc de terre se détache, rendant l’escalade encore plus périlleuse.
C’est pas vrai.

Il se sent basculer en avant et plonge tête la première.