Pale est debout, et ça sonne comme une victoire pour Caro. Bon, ok, elle s'appuie complètement sur elle, mais c'est déjà mieux. (Et en fait, elle pèse vraiment que dalle. Est-ce que Sugar lui donne assez à manger ?)

– Génial, tu assures ! lance Caro de son meilleur ton encourageant.

C'est pas dit que Pale puisse marcher. Mais c'est pas encore perdu. Et puis au pire ce sera plus facile pour Caro de la prendre sur son dos comme ça.

Quelques mètres plus loin, la menace rousse attend, fixant les deux filles du regard.

– On arrive, lui dit Caro.

Puis elle ajoute, à l'intention de Pale :

– Quand tu te sens prête à avancer, tu me dis, ok ?

Oh zut oh zut oh zut. Pale n'est même pas en état de marcher et voilà que quelque chose leur tombe dessus. Et quoi que ce soit, c'est probablement pas amical.

Dans la tête de Caro, tout s'embrouille. Elle a peur, et son premier réflexe c'est de partir en courant, mais elle esquisse à peine un pas avant de se souvenir qu'elle a Pale appuyée sur elle, et qu'elle ne peut pas la laisser en plan. Il faut qu'elle fasse quelque chose, mais quoi ?

L'information, c'est le nerf de la guerre, alors Caro se retourne pour voir ce qui les guette.

Erreur.

Le cerveau de Caroline n'a même pas le temps d'enregistrer "crocs" ou "air fâché", tout ce qu'elle voit c'est "ours". Plus grand qu'elle. Plus grand que Nothing qui est avec elle et qu'elle ne peut pas protéger et…

Et rien. Caro ne fait rien, ne bouge pas, paralysée, les membres en plomb, l'esprit vide, vide, vide mais l'image de Nothing déchiqueté gravée au fond de ses yeux. Elle ne sent plus le poids de Pale contre elle, n'entend plus que le souffle rauque du prédateur.

Parfois, la vie se paye vraiment, mais alors vraiment, votre tête.

Et parfois, toute la cruelle indifférence de l'île ne peut plus se cacher derrière sa façade de jeux et d'insouciance.

Ce n'est que quand l'ours se retourne qu'enfin, enfin, le cerveau de Caroline accepte de redémarrer. D'un seul coup, elle prend conscience de ce qui l'entoure : la main de Pale qui serre la sienne de toutes ses forces, l'écureuil qui a choisi de les aider contre toute attente, Pale qui paraît prête à défoncer un mur rien qu'en le regardant de travers…

Pale. Pas Nothing.

Merde.

Caro se met à trembler, mais elle bloque ses genoux pour ne pas s'effondrer. Il faut qu'elle se reprenne. Si possible il y a dix minutes.

– Merci, vous deux… souffle-t-elle finalement. Vous… vous êtes des warriors.

Caro prend une grande inspiration, essayant de mentalement se botter le derrière. Elle se force à sourire. Elle a encore l'air salement secouée, mais il faudra bien que ça fasse l'affaire.

– Toi, dit-elle à l'écureuil, à partir de maintenant je t'appelerai Attila.

Le ton est léger. C'est une tentative un peu maladroite de détendre l'atmosphère, mais ça marche. Le nouvellement nommé Attila saute à terre pour fixer Caro d'un œil peu convaincu.

– C'est le nom d'un chef guerrier, explique-t-elle. Je me souviens plus des détails, mais… un type costaud et impressionnant, quoi.

Se concentrer sur ça. Ne pas repenser à l'ours, ne pas repenser à… à qui, déjà ?

– Bon, cette fois-ci on rentre. Pas d'objection ?

Le seul avertissement qu'a Caroline, c'est l'air subitement un peu égaré de Pale. Puis celle-ci s'appuie de nouveau sur elle, toujours debout pour le moment mais pour combien de temps ? Alors cette fois-ci Caro arrête de tergiverser et elle se dépêche de profiter de ce que les jambes de Pale n'ont pas encore lâché. Elle se tourne dos à elle et tire gentiment ses bras autour de son cou avant d'aller chercher les jambes de la malade avec les siens. Et hop ! Pale est sur son dos. Et elle pèse vraiment que dalle.

– Accroche-toi, dit Caro sans être trop sûre que Pale soit en état de le faire. On est partis !

Attila a ramassé le panier et regarde fixement les deux filles. Caro essaie de l'ignorer, préférant se concentrer sur sa tâche. Elle doit porter Pale jusqu'à l'Arbre, point. Si elle commence à penser à autre chose, elle a trop peur de craquer. Elle sent la panique pas encore digérée qui guette, quelque part au fond de sa poitrine, mais ce n'est pas le moment.

Elle fait un pas, puis un autre, lentement, pour s'habituer à sa charge. Attila hoche la tête, apparemment satisfait, et s'éloigne de nouveau en direction du Grand Arbre, ouvrant la marche d'un bien étrange cortège.

Après quelques dizaines, ou peut-être centaines de mètres, Caro doit admettre en son for intérieur que finalement, Pale n'est pas si légère que ça. Ou alors c'est juste qu'elle fatigue. Mais on s'en fout, elle serre les dents et elle continue. Hors de question de s'arrêter tant qu'elles ne sont pas en sécurité.

Elles s'étaient enfoncées loin dans la forêt déjà ?

Bon sang de scrogneugneu de flûte, voilà que Pale se transforme en gélatine d'un seul coup !

– Mince ! jure Caro.

Elle essaie de limiter la casse en se penchant en avant pour bloquer un peu le poids mort sur son dos, histoire de lui éviter une chûte encore en plus du reste, mais c'est finalement l'aide du garçon qui accoure qui sauve les meubles. À eux deux, ils font descendre Pale à terre en douceur ; Caro s'assied pour la maintenir contre elle, nerveuse.

– Elle se sentait pas bien, explique tant bien que mal Caroline, je voulais la ramener à l'Arbre mais elle arrivait plus à marcher…
– Ouais, ça lui arrive, soupire le garçon.
– Oh ?

Il hausse les épaules.

– On est pas très loin, tu penses que tu peux la porter encore un peu si je t'aide ?

Caro acquiesce. Ils galèrent un peu à trouver une technique qui marche, alors que l'inconsciente n'est pas beaucoup plus petite qu'eux et qu'ils ne sont ni l'un ni l'autre des modèles de musculature. Mais l'un dans l'autres ils parviennent à la porter jusqu'au pied de l'Arbre, et là il leur faut moins d'une minute pour attirer l'attention de quelqu'un de plus costaud qui pourra facilement monter Pale à l'infirmerie.

Caroline suit le mouvement, parce qu'elle se dit qu'il vaut sans doute mieux qu'elle explique les circonstances aux Soigneurs, même si elle n'a pas grand-chose à dire. Il s'avère cependant qu'après un simple coup d'œil à Pale, le premier Soigneur croisé lance un vague "il s'est passé quelque chose de spécial ?" peu convaincu, et que le "non" de Caro lui suffit. Puis on la fait gentiment mais fermement sortir, et merci de l'avoir ramenée.

Elle se retrouve là comme une andouille sur une passerelle non loin de l'infirmerie à essayer de comprendre ce qui lui est arrivé. Elle… elle était juste partie chercher un Récolteur, à la base ? Et puis… et puis tout ça.

Elle baisse les yeux quand Attila tire sur le bas de son pantalon. Il la fixe pendant un moment, puis lui tend le panier.

– Ah, euh, merci, bafouille-t-elle.

Attila lance un regard vers l'infirmerie, puis escalade Caro pour s'installer sur son épaule. Elle est complètement paumée, mais elle n'est plus à ça près… Peut-être qu'elle devrait retourner en cuisine, mais franchement ? là elle ne se sent capable de rien. Trop d'émotions d'un coup. Alors elle prend la direction de sa cabane, et espère que le temps lui permettra de se sentir mieux.