L'océan gris se diapre d'un nouvel éclat. Je vois s’effilocher son désarroi, comme un brouillard caligineux, et laisser place à la clarté de l'esprit sachant : celui qui a compris. Elle sait. Et cela l'adoucie... Il me semble.
C'est amusant. Son visage paraît différent. Ce sont les mêmes traits et pourtant... Sous le masque, je vois une femme vivante. Des émotions refoulées, mais qui existent. Elles vibrent et, quand elles se laissent à voir, la magnifient d'une certaine façon. Pourquoi faut-il que toujours l'on se cache ? Ces émotions, qui nous traversent... Sans doute sommes nous de ceux pour qui c'est un poison.

Immobile, il n'y a plus que ses yeux. Tout le reste me semble extraordinairement lointain. La musique, les éclats de voix, les souffles : à peine des murmures. Le temps suspendu... L'espace annexé à cette seule chambre.
Je me sens anxieux. Émotion rare dans le spectre de ce qui me traverse. Je n'ai pas l'habitude que des choses m'échappent. Ce qu'elle a vu est immense. Sans doute n'en a-t-elle pas réellement conscience... Je ne sais pas. Mais tant qu'elle me fixe, il m'est tout à fait impossible de bouger. Animal tétanisé : proie offerte à ses yeux compatissants.

Pourquoi une telle clémence ?

La manière dont elle approche me percute, comme si je venais de foncer dans un miroir. Elle hésite, elle tâtonne. Aucun de nous ne sait avancer sans masque. C'est notre lumière. Ce qui nous éclaire, au milieu des autres. Et nous rend visible, d'une certaine façon... Et maintient dans l'ombre ce qui doit l'être.  
Et pourtant, à la peur succède une rencontre.

Celle de sa bouche.

Moment bref, presque volé. Je l'écoute me révéler le fruit de son larcin au cœur du glacier. Bel esprit, bien fait. La femme derrière le masque, celle que je voulais tant voir, sait capter les signes... Reconnaître ce qui lui appartient.
L'entendant, je ne dis rien, mais tout mon esprit acquiesce.

Ses doigts se resserrent sur les miens. Je sens qu'elle m'attire à elle, doucement.

Alors, à mon tour, je me penche sur elle pour l'embrasser. Ma poitrine laisse échapper un souffle écartelé entre une certaine forme de soulagement et l'amorce d'un désir encore largement refréné. Ma main libre s'en vient chercher sa nuque, fébrile.
Le goût de sa bouche.
Son parfum.

J'en perd la raison. Je ne sais plus rien.
Un flot de perceptions submerge mon intellect.

La peur m'enserre les entrailles. J'ai l'impression de perdre pied. De ne plus contrôler la situation. Tout vacille. La logique du corps s'impose sur celle de l'esprit. Je ne sais plus...
Je ne sais pas faire.
Je n'aime pas ça.

Tu n'aimes pas ce dont tu as peur. Et tu as peur de ce dont tu as envie.

Ses cheveux entre mes doigts : je relâche sa nuque et les effleure, jusqu'au bas du dos. M'arrachant doucement à ses lèvres, je la considère pendant quelques secondes, interdit. Bien que nous sachions tout deux vers quoi cette entrevue se destine, j'ai le sentiment de n'être pas en mesure de prédire tout ce qui s'y jouera.

D'un geste délicat, j'amène sa main à ma bouche et en embrasse le dos.

« Comment était-il ?

Je murmure alors, pour ne pas occire l'instant, tandis que ma main libre glisse le long des laçages de son corset.

La mémoire en lambeaux. Babylone, dans sa quête impossible, poursuit moins qu'une ombre. Une nitescence vermeil, la moitié d'une anecdote. Destin tragique de celle dont la forteresse s'érige sans fondations. On ne peut rien bâtir de neuf, sur des sables mouvants. Mais par là même, elle se condamne à vivre pour un autre. Le souvenir de l'Alter. Celui qui fut sa complétude.
Peut-être...

Un jour, je lui parlerai du mythe de l'Androgyne.
Un jour... Quand le moment sera venu.

Ce qui compte n'est pas ce qui est advenu, mais ce que l'on croit. La vérité est une quête vaine : l'esprit accommode la réalité aux couleurs de nos fantasmes.  

Et sa vérité la blesse. Elle modèle une femme dévorée par le vide et s'empêchant de vivre. La loyauté aux morts rend coupable de tout. Le plaisir sacrifié sur l'autel d'une dévotion bigote. Car d'être trop resté la tête sous l'eau, on en vient à redouter de prendre une bouffée d'air. On suffoque, on asphyxie... Et l'on se persuade d'adorer ça : masochisme délicieux.

On aime un peu ça, en vérité.

On aime toujours un peu ça.

Dans sa fuite, je la reçois contre moi. Aux confidences, qui mettent à nu, accompagnent les gestes. Elle me retourne la question, tout en ouvrant, un à un, les boutons de ma chemise. Allégorie : les partitions jouées se répondent. Eurythmie de l'instant.

Ma main rejoint la première au bas de son dos. J'attrape les lacets de son corset et, après un moment d'indécision, en desserre lentement l'entrelacement. Peu à peu, le vêtement libère son étreinte autour de sa taille.
J'ai le souffle court. La peur louvoie vers le désir en me lacérant les entrailles. Enivrante douleur... J'ai le sentiment d'une mutation contre nature. Mon esprit résiste. Et quand il cède, se torture d'avoir cédé... Un peu.

La tiédeur de sa peau, son contact, me fait envie. J'effleure sa bouche de la mienne, embrasse sa joue et glisse au creux de son cou.

« Elle était...

Je murmure, près de son oreille.

« Brillante.

Mes bras l’enserrent.

« Plus que moi...

Mes mains la caressent.

« Implacable.

C'est à peine un souffle.

« Indépendante.

A nouveau, je prend ses mains. Un pas vers l'arrière : je l'attire à moi. Un autre... Jusqu'à atteindre le lit. Mes yeux ne la quittent pas. J'achève alors de faire tomber son corset.

« Comment l'imagines-tu, alors ?

Fais-je, m'asseyant sur les draps couleur sang. Elle est debout devant moi, jeune et fraîche. La belle sylphide... J'embrasse son ventre nu, les mains posées sur sa taille. Le goût de sa peau érode encore un peu plus ce qui me reste de résistances. J'ai envie d'elle. Ce qui se débat en moi peine à se faire entendre.

Un peu plus, à chaque seconde...  

Et les sensations de s'estomper... La frénésie s'apaise, les mouvements cessent. L'on reprend son souffle. La chaleur, le cœur emballé, le monde.
Je sens les émotions du quotidien percer, peu à peu, à la surface. Mon esprit reprend consistance autour de ce qui vient de se produire. Je rassemble mes sensations, la peau encore alerte. Anarchique respiration. Mes yeux fouillent brièvement l'espace. J'ai l'esprit ahuri, un brin honteux. Tant de choses, tant de choses déployées... Tant de risques.
   
Mes paupières se ferment lentement. Je me retranche dans l'obscurité, le narcissisme ébranlé par toutes les choses que j'ai dévoilé devant cette femme. C'est une exception, une exception dont je n'ai guère l'habitude. Je redoute son jugement.

Soufflant profondément, mes mains glissent doucement depuis son dos. Le geste meurt et mes mains terminent leur course sur ses cuisses. Elle est encore sur moi et j'ignore ce qu'elle se dit.

Faut-il redouter le moment où nos regards se reconnaîtront finalement ?

Non plus le fantasme de l'un et de l'autre, mais bien le client et la prostitué...

Paupières closes, je sens la silhouette leste de Babylone s'envoler hors du lit. Ses pas sont d'une légèreté presque silencieuse. Je l'entends s'affairer dans un coin de la chambre, sans doute aux prises avec ses propres pensées.
De mon côté, je demeure là, immobile. Ma main s'en vient rejoindre l'arrière de ma tête, tandis que l'autre glisse sur mon torse, saisissant ce qui lui reste de chaleur. J'esquisse un léger rictus... Peu à peu, la force vives des émotions se délite. La normalité s'impose sur l'extra ordinaire et l'on redevient ce que nous sommes.

J'ouvre les yeux.

Babylone m'offre une cigarette : je la prend sans mot dire. Son regard gris est rivé sur la fenêtre et la pluie qui s'abat au dehors. Mes yeux la scrutent un moment, puis je l'abandonne, tandis qu'elle marque notre entrevue sous le sceau du secret. Voix profonde, ultime estocade.

Je me lève à côté d'elle et me penche sur sa cigarette, afin d'y allumer la mienne. Une bouffée de tabac, l’œil toujours posé sur sa silhouette frêle.

« Non, rien.

Je répond, l'esquisse d'un sourire arquant le coin de ma bouche. L'instant est mort, mais demeure la confidence... S'il en est.
J'ignore encore la manière dont tout ceci me traversera. Aurais-je bientôt honte de m'être ainsi adonné à tant de libertinage, au point de partager l'un de mes fantasmes avec une fille de joie ? Serais-je d'aventure embarrassé si cela venait à se savoir ? Je ne sais pas. Probablement moins que je l'imagine.

Reste Babylone, la courtisane... A l’abri du masque, de ce rôle qui lui colle à la peau, je la vois œuvrer en toute insouciance. A-t-elle conscience du fait que les masques laissent toujours entrevoir les yeux de leur porteur ? La brume acier de ses iris m'a déjà livré tant de choses : je voudrais y lire une émotion relative à l'instant passé.

Mais il n'en sera rien.

Le pas tranquille, je m'en vais ouvrir la fenêtre. La pluie ruisselle depuis le bord de la toiture, comme un rideau nous protégeant de toute influence extérieure. Je m'accoude sur le rebord, épargné des gouttes et lance mon regard sur le port vivant en dessous.

« Si tu as besoin de mon aide, un jour, viens me voir.

Fais-je alors, avant d'expirer une profonde bouffée de cigarette.

« Nous n'avons pas besoin d'être amis pour cela.

Ni amis, ni redevables. Juste des destins croisés, un jour... cette nuit.