Justice se tait.
De tout ce qu'il a fait aujourd'hui, l'abandonner au silence est la pire trahison. Freckles se persuade que la berceuse de la pluie qui écrase leur toit de pierre ne le fera pas dormir. Il fait la gueule à l'intention de personne, croise les bras. Mais en posant la tête sur l'épaule du sentinelle, il a déjà abandonné à moitié.
Doucement, ses paupières tombent.

— Hey Freckles.

On lui secoue l'épaule. Sa tête manque de glisser de son coussin de fortune, et il sursaute avant qu'elle ne bascule. Le bruit de la pluie lui paraît soudain super fort.
Il a pas dormi, pourtant.

— La pluie n’est pas prête de se calmer. On ferait mieux de rentrer, maintenant.

Il est face à Justice, toujours sans chemise et l'air vaguement contrarié. Il cligne des yeux lentement. Son cerveau marche au ralenti.
Il a peut-être dormi, en fait.

« C'est quoi cette gueule ? » marmonne-t-il en se frottant les yeux.

Il s'étire dans le peu d'espace disponible, manque sûrement d'éborgner le sentinelle au passage, puis attrape ses chaussures trempées pour les enfiler. C'est désagréable, et quand il marchera avec, ce sera pire.

« On court ? » demande-t-il.

Ça fait un chemin, jusqu'au Grand Arbre. Mais ça l'inquiète pas plus que ça. Il tend une main, récolte un peu de la pluie battante pour se la coller sur le visage. Tentative de se réveiller qui n'est pas nécessaire. Il se redresse sous l’alcôve, muscles tendus. Au signal de Justice il est prêt à partir.

Freckles ouvre les yeux mais ne semble à peine le voir. Justice reste là et attend que l’esprit embrumé du Lionceau digère l’information. Un fois fait, c’est une tout autre question qu’il lui sort :

— C'est quoi cette gueule ?

— C’est ma gueule du matin. réplique le sentinelle, exagérant sa moue.

Puis on se lève, on s’étire et son s’équipe.
Justice choppe sa chemise toujours trempée qu’il choisit de ne pas enfiler. A la place, il la pose sur son épaule, à la manière d’une serviette. Une fois chaussé, il ramasse son couvre-chef et se rapproche de l’entrée.
Freckles l’y attend.

— On court ?

— On trace.

Muscles tendus, le sentinelle s’élance.

— On trace.

Même pas un hochement de tête, ils partent en même temps. La pluie les accueille comme le plus froid des coups de poing. On dirait qu'elle tente de les écraser au sol. Mais ils s'en foutent. Ils courent. Freckles voit que dalle et dérape un peu dans la boue, mais tient bon. De fréquents coups d’œil en biais lui indiquent que Justice continue toujours. Cette course aussi est étrangement exaltante, malgré la difficulté. Il sent que son cœur est comme l'orage et qu'il a envie d'exploser.

Ils passent encore une fois devant leur arbre (l'arbre de Just, se corrige-t-il mentalement). Ses pauvres feuilles ne sont pas d'un grand secours face à un déluge pareil. Cette fois Freckles lui adresse un regard presque euphorique : c'est un bon signe de leur progression.

« Presque ! »

Il gueule pour couvrir le bruit de la pluie. Les racines immergées du Grand Arbre se dessinent derrière le rideau d'eau. Il faut encore qu'ils les atteignent. Et en quelques échelles, quelques passerelles, ils seront au sec.

Alors, ils tracent.

A peine sortis, aussitôt mâchouillés par les éléments : la pluie s’abat sur les deux jeunes garçons. Les gouttes réduisent leur champ de vision tandis que le vent les malmène. Mais ils ne ralentissent pas.

Les arbres et les rochers deviennent des obstacles vicieux qu’il faut parfois sauter ou esquiver de justesse. Les rigoles formées s’étirent devant eux comme des murs imprenables. Mais ils enjambent.

Aujourd’hui, tout est contre eux. Mais Freckles et Justice tracent, focalisés sur un seul objective, une seule destination. Le Grand Arbre.

— Presque !

La voix du Lionceau lui parvient à peine, assourdie par le déluge. Justice le talonne de près mais c’est à peine s’il l’entends.

Presque.

D’ici, il voit l’Arbre et ses cabanes, ses passerelles et ses toits qui croulent sous le poids des larmes. La vision le pousse à presser le pas mais elle endort sa méfiance.
Il suffit d’un pas mal placé, et c’est le drame.

Justice fait alors la gamelle, la belle. Celle qui lui fait se manger méchamment le sol et l’emporte sur quelques mètres. Celle qui fauche Freckles au passage et poursuit sa lancée sur quelques bons mètres. Celle qui ne s’arrête qu’avec une collision contre une énorme racine.

Le Grand Arbre. La pluie est diminuée par son feuillage, on peut entendre les enfants sur les passerelles. Depuis leurs gradins, ils regardent et se gondolent joyeusement.

Au moins, la pluie n’a pas eu raison de la bonne humeur véhiculée par cet étrange duo.

Le Grand Arbre apparaît sous la pluie, de ses racines tortueuses jusqu'aux passerelles à sa cime ; Freckles n'a jamais été aussi content de le voir. Il accélère. Justice accélère, donc il accélère encore. Il glisse. Mais c'est pas lui qui se vautre le premier. Il en est sûr, promis juré, tout est de la faute du sentinelle, c'est lui qui l’entraîne dans sa chute. Une longue glissade sur terrain pentu, affaissé par la pluie. Freckles dérape, essaie de se rattraper au vide, jure, ou se marre, il n'est pas sûr.
Faut toujours, décidément, qu'ils finissent empêtrés dans la boue. Heureusement le point de chute est aussi leur destination.

Des rires éclatent au dessus de leurs têtes. En relevant les yeux il voit des visages penchés au dessus des passerelles. Il adresse des signes à des gens qu'il ne reconnaît pas, mais qu'il connaît sûrement. Il reste à moitié vautré sur Justice, un peu pour se venger de la gamelle qu'il lui a fait subir.

« Eh Freckles ! T'es chiant ! On vous a attendus des plombes à l'arène ! »

Il reconnaît une livreuse appelée Mud, les mains en porte-voix et les cheveux trempés. Il se relève en prenant soin de s'appuyer sur l'épaule de Just, et lui répond, en gueulant, que :

« On y était pas ! »

Elle jure, et s'éloigne de la rambarde. De loin, il entend qu'elle engueule un mec (« t'es sérieux Toe on a attendu sous la pluie pour rien ! » « mais je te dis qu'ils allaient se battre ! ») et puis leurs voix s'éloignent. Freckles se marre doucement, renifle et essuie de la manche son visage dégoulinant. Il se tourne vers Justice.

« Tu fais que de la merde aujourd'hui ! »

C'est dit avec un tel sourire. Au fond c'est pas si grave.
D'habitude c'est plutôt lui qui fait n'importe quoi.

Il renifle de nouveau. Au moins il a arrêté de saigner du nez. Il désigne les échelles vers les cabanes, d'un signe de tête.

« On rentre maintenant ? »

Arrivés mais sonnés, ils ne se relèvent pas tout de suite. Après tant de luttes, Justice ne ressent ni gêne ni embarras de retrouver l’un sur l’autre. C’est même devenu une situation assez courante. De toute manière, tant que le Lionceau reste sur lui, il ne peut pas se lever.

— Eh Freckles ! leur crie une fille. T'es chiant ! On vous a attendus des plombes à l'arène !

Moqueur, Just secoue la tête d’un air réprobateur. Eh bien, Freck ? Ca va pas ça. Dans un soudain retour de karma, le rouquin lui coupe la respiration par ses appuis quand il se relève.

— On y était pas !

Les spectateurs s’éloignent, visiblement déçus. Justice comprend ce sentiment mais n’a aucun regret. C’est bien aussi, les combats clandestins. C’est plus intime.

Justice est toujours au sol et il regarde Freck se gondoler joyeusement.

— Tu fais que de la merde aujourd'hui ! lui lance-t-il.

— Au moins, c’est pas tous les jours. réplique le sentinelle sur le même ton.

Freckles se gondole un peu tandis que le cowboy se relève, enfin. Ce dernier essuie négligemment ses mains crades sur son vieux jean.

— On rentre maintenant ?

— Ok mais en marchant, cette fois.

C’est au moment du départ que Just se retourne et réalise que la pluie a cessé. Pour un temps.

— Oh come on !

Freckles se marre et Just l'imite. Ils finissent par rentrer, d’un pas plus lent mais plus assuré. Une mélodie qu’ils sifflaient en chœur rythmais l’ascension vers leurs cabanes respectives.

Quelle journée !

Illu par Freckles