Le Chiendent parmi les chiendents. Plutôt drôle de voir que même comme ça Dusty il fait toujours un peu tâche dans le décor, avec sa toison blonde, ses deux iris sanguinaires puis sa façon de scruter comme le fauve entre les brindilles. Quand ça fait ça, que le temps est trop clair pour lui laisser la chance du camouflage, la poussière elle se traine par terre, amasse le sale dans sa crinière et se couvre les coudes de boue, d'herbe qui colle, de sable trempé et de tout ce qui faut pour faire disparaitre un peu Le Chiendent parmi ses congénères.

Aujourd'hui il fait nuit sans lune. Il devrait être rentré depuis longtemps, qu'il pense. Parce que le silence qui grandit à mesure que ses pas s'enfoncent dans la Brousse lui font comprendre que la solitude c'est le synonyme du nocturne. Silence, silence. Quelques craquements dans les broussailles qui font émerger deux trois Sylvains qui partent se recueillir à l'autre bout de la forêt. Et puis, finalement, Dusty comprend qu'il fait pas tout à fait nuit quand il lève le nez vers la voûte céleste : c'est l'Ossuaire qui rend tout le paysage si noir. Si macabre et recelant de créatures un peu morbides cachées de jour sous terre.

Quelque chose s'écrase sous lui. C'est un os. Ou bien la longue défense d'un pachyderme, on ne sait pas trop. Dusty a un froncement des sourcils alors qu'il vire la dent blanche du bout de la botte, et ça rebondit gaiement contre d'autres squelettes comme si c'était du xylophone. En levant les yeux, c'est un long cimetière de grisaille qui s'étend de ses pieds jusqu'à des collines plus loin. Le Chasseur s'est jamais aventuré là auparavant. Il est armé jusqu'aux dents mais quelques fois il se demande si ce serait pas du nuage tout ce qu'il trimballe sur ses flancs. Il a l'impression de s'alléger au fil de ses pas, drainé par une sorte de quelque chose invisible. Terré, surement.

Et puis bruit de fracas à cinq queues de renard de lui ; là dans une boite crânienne de dinosaure (c'est immense woaw), dans le noir qui comble les trous orbitaux puis la gueule béante, du mouvement puis le parfum d'une Créature qu'il a jamais rencontrée. C'est quoi ça hein ? Dusty. Sa poigne est déjà logée contre le manche du couteau. S'il dit pas de bêtises il est pas trop loin de la forêt encore, il peut faire demi-tour si ça prend une mauvaise tournure. Mais bon connaissant l'animal il va simplement bondir dès qu'il aura vu l'origine de tout ce tintement contre les os. C'est quoi ça hein ? Esprit du néant.

Marcher.
Jusqu’à l'épuisement, jusqu’au but.
Marcher.
Jusqu’à l'écrasement absolu et brut.
Sur ma croupe, sacs et pots dansent en équilibre, à l'aulne de mon rythme. Ma robe noire s'immisce entre les herbes fauves. La prairie bruisse et décampe, à ma venue. Qu'ils fuient, Je marche. Le dos ployé sous la charge qui est la mienne, sous le poids de ces destins égarés. La Mémoire seule, lutte. Seule, elle porte la lumière quand le monde s'éteint. Mes fresques ne seront pas diluées par la pluie. Elles ne s’étioleront aux premières neiges.

Elle te survivront.

Je suis le témoin silencieux.
Je suis le scribe anonyme.
Je ne suis Personne.
Nadie est mon nom.

L'herbe se fait plus courte, plus rase. Le monde perd de son pigment. La terre se fait sable, infécond et terminal, comme ces plages que j'ai toujours craint de fouler. Ils s'élèvent soudain, érigés de rien, carrousel d'os et de ruines. Immaculée conception d'un ventre pour le moins aride.
Les lianes se dénouent. Mon paquetage échoue au sol. Le sol avale leur son. Vague nuage de poussière. Le silence, lui même, meurt. L'Ossuaire m'encercle de toute sa démesure virginale.
Il n’est qu'un début.
Je débouche un à un, pots, bocaux, calebasses et outres. Les couleurs dégorgent en safari. Verts, ocres et bleus. Oranges tangerines et turquoises maritimes. Jaune serpent. Rouge sang. Noir seiche et sereine indigo.

Je plonge mes mains dedans, pour les sortir pleines.
Pleine de paroles.
Les mots coulent, éclaboussent la frondaison des carcasses, aspergent et poinçonnent en éloquences jobelines. Tuent d'un trait, d'un seul ! Sans concession, sans retenu. Griffes au dehors et émotion en exergue ! Je noie ton mutisme de pigments déchaînés.

Je suis le témoin furieux.
Je suis le scribe invariable.
Je ne suis Personne.
Nadie est mon nom.

Et toi, Île traîtresse,
Toi Grande Mère que j'ai tant révérée, je ne te pardonnerais jamais tes manquements.
Toi, folle et méprisable, décadente et censurée, Tu sera ma toile, mon oeuvre, tu ne me feras plus taire.
Je te crierais, fière et sauvage !
Je te hurlerais sans pitié !
Je suis l'orpheline d'une ère révolue.
Je suis la soeur de deux frères perdus.
Je suis le seul pilier contre leur Oubli.
Et leur histoire est mienne.

Le rugissement libérateur fouette les dépouilles, éclate en échos terrible, loin, au delà du temps et des âmes. Au delà des cœurs et des saisons.
Qu'il écoutent, Tous !
Qu'ils entendent, à Jamais !
Essoufflée, vidée, maculée de sueurs bariolées et de larmes, je contemple la puissance de mon deuil. Mes bras s'ouvrent, mon visage se baigne de clarté.
Nunca.
Ska.
Mère Indigne !

Ceci est votre Memento Mori.
Et toi, monde, tremble !

Dusty voit de tout. Au plus les pas l'enfoncent dans une fange qui ressemble trop à celle qui l'a sorti des nuages de poison de l'Ordinaire (la vase un peu belle, étrange et difforme, pas forcément nocive ni monochrome), au plus les parfums de la terre prennent les couleurs de l'épice, des choses un peu piquantes un peu douces.

C'est drôle, qu'il dirait. C'est joli, qu'il ferait.

À pas de loup, la truffe au sol comme les chiens quand ils croient avoir flairé l'arôme du gibier. Il approche et le couteau continue de s'aiguiser dans le noir silence. C'est quoi ? Dusty. C'est quoi ? Ce bruit. C'est quoi ? Ces chants. Qu'est-ce que c'est ? Ces couleurs. Le Chasseur a la peau des molosses sur le dos, s'approche et s'accroche à cette ambiance un peu mystique. On dirait et il sait : il est en train de fouler quelque chose. Quand son pied frotte la pierre il voit les pigments qui s'effritent et partent sous ses chausses en poussière. C'est un peu comme quand on pénètre la forêt pour la première fois : on a réveillé tous les habitants de la faune et la flore. Et puis le maitre des lieux qui dort, ouvre l’œil...

Tu sais, c'est beau Dusty. Et tu sais Dusty, t'as pas envie de gâcher tout ça. Y a les fresques, les tableaux sur la roche, les teintes de rouge et ocre qui fendent les sédiments de mille cicatrices comme toi quand tu t'es battu avec Peekaboo. Sauf que là... Que là c'est un peu plus joli. C'est bien fait, y a de l'amour quelque part dans tout ça. Et les bruits sur les os, c'est des bruits de volonté, de la détermination triste et abattue qui claque contre les cages thoraciques,



Dusty, on ressent ça pendant les rituels sacrés, un peu dramatiques un peu beaux. Oui Dusty, ton couteau il s'est mis à vaciller dans ta poigne pendant que tu découpais la silhouette de centaure dans le noir silence.

- Tout ça. C'est toi ?

La voix de caverne qui tremble avec le cœur de La Mémoire. Elle s'est arrêtée ici la voix, l'enfant Chiendent, à l'orée des dents de sabre de l'ancien tigre de sable. Le squelette de son crâne énorme a servi de hutte pour cette espèce d'humaine à la panthère cousue au corps. Alors le Garçon il a pointé le tranchant de sa lame vers le bas. C'est le signe des Chasseurs, le signe qui dit Je ne fais pas d'affront, je suis seulement curieux.

Il ne regarde plus l'hybride fauve. Dusty a levé les yeux comme quand on regarde la voûte céleste, avec droiture et respect, les lèvres à demi-ouvertes pour s'abreuver de toutes les parures colorées. Là tout sur les os. Et toutes les étoiles de ce ciel blanc, elles aspirent à quelque chose de terrible. C'est quoi qu'on appelle comme ça ? C'est beau, et triste à la fois.

Alors l'enfant Chasseur il reste là. Il bouge pas. Il sait qu'on l'a vu.

Fais voir, femme panthère. Fais voir, dans tes yeux.
Si je vois les mêmes couleurs. Le calme, avec toi.
Il y a une sorte de souffrance.
Je ne peux pas savoir, de là où je suis. Comment faut-il se placer ?
Je regarde. Je t'écoute. Et je ferai disparaitre les crocs de mon couteau.

Personne n'a jamais dit à Dusty que ce genre de Créature existait sur l'île.

Sa bouche d'ordinaire si mutine, la clarté silencieuse que lui intime la Mi-Fauve achève de la faire taire. On ne l'a même pas vu baisser l'arme, son couteau s'est discipliné dans l'ombre.

La voix dit, C'est Eux.
C'est Toi.

La voix dit aussi : Approche.

Elle dit des choses qui traversent le Chasseur comme des flèches de soie. Ce n'est pas désagréable, ça surprend. Des picotements lui mordent l'échine comme les insectes électriques qui ont fait sa chevelure insolente. Son pas rejoint celui de la Femme. Une empreinte d'enfant dans celle du carnassier.

Dusty, il a l'air si petit, à côté.

Et il regarde, il contemple comme toutes les parois autour. Des longs cheveux noirs épais et crépus qui voilent la courbe des seins. Autour de la taille animale il y a une couronne de bijoux et d'outils, un tranchant qui a l'air aussi aiguisé que la pointe des griffes au bout des pattes lourdes et ébènes. Qu'est-ce que c'est que ce genre de fabule, il n'a jamais rien vu de tel.

Dusty, il a envie de toucher.

D'écraser sa main sur les fresques, sur les dessins et la couleur. Comme si c'était de la peinture à l'huile et que chaque relief était trop tentant, trop attirant. Une bonne odeur se détache de tout ça... Ses naseaux remuent un peu.
Il s'approche, encore. Plus que nécessaire, son champ de vision entier est dévoré par les pigments.

Lentement ses doigts se lèvent, survolent la pierre. Ils caressent presque mais ne gâchent rien. C'est lent, c'est curieux. Comme un enfant qui découvre, qui essaye de deviner par quelle magie on a pu arriver à autant de force dans la peine.

- Qui c'est ?

C'est sa voix à lui qui demande, maintenant.
Chiendent veut savoir. La Femme disait C'est Eux.

Ô Grande Panthère au buste féminin,
Qui sont ces personnes qui font naître la rivière au bord de tes yeux.