Parfois, la vie se paye vraiment, mais alors vraiment, votre tête.

Genre, Caro. Ce jour-là tout allait bien. Il faisait un peu frisquet, certes, mais il y avait un joli ciel bleu. Les tâches quotidiennes s'étaient enchaînées sans souci notable, les préparatifs pour le repas du soir étaient en cours… C'était là que ça avait commencé à déraper. Parce que d'habitude, y'avait toujours des Récolteurs qui passaient en cuisine à un moment dans l'après-midi pour apporter des trucs. On savait jamais trop ce qu'ils auraient trouvé, mais bon, ça rajoutait un peu de piment à l'exercice culinaire (ah ah ah…).

Ce jour-là, rien. Enfin, plus exactement, personne. C'était louche. Les Mères bien évidemment ne s'étaient pas démontées, et avaient fait sans, mais Caro, ça la titillait, quand même. C'était un Mystère qui attendait d'être élucidé. Du coup, quand elle avait eu un trou entre deux séries d'épluchage/découpage, et que les seules tâches restantes nécessitaient d'attendre que des machins finissent de cuire, elle avait annoncé à la cantonnade aller voir si les Récolteurs avaient un souci. Sugar était concentrée sur la cuisson de son ragoût, et Lou prenait des notes, donc personne n'avait réagi. Caro avait filé.

Et la voici donc un peu plus loin dans le réseau de passerelles du Grand Arbre, à tenter maladroitement de tirer les vers du nez à un petit de peut-être cinq ou six ans qui pleure comme une madeleine.

– Mais du coup, il est arrivé quoi à ton panier ? demande Caro, essayant de garder un ton doux et maternel.
– On me l'a volééééé ! hoquète le petit.
– Qui te l'a volé ?
– L'écureuil !

Caro se sent blêmir. Oh non. Pitié. Pas encore un écureuil.

– C'est pas grave, tente-t-elle. On a fait à manger quand même, et les Artisans te referont un chouette panier, d'accord ?

Le petit renifle mais se calme un peu.

– Mais… et Pale ? demande-t-il finalement.
– Quoi, Pale ? fait Caro.
– Ben, elle est partie le chercher…
– Quoi, le panier ? L'écureuil ?

Le gamin hoche la tête. Et zut.

– OK, euh… je m'en occupe, d'accord ? Et t'inquiète pas, tout va bien.

Elle aimerait y croire elle-même, mais… c'est un écureuil. C'est vicieux, ces sales bêtes.

– Merci ! s'exclame joyeusement le gamin avant de se jeter à son cou pour un câlin.

Caro le lui rend de son mieux, et si son sourire est un peu crispé le gosse est trop content pour s'en rendre compte.

– Pale est partie par où ?

Le petit pointe une direction, et Caro s'y engage d'un pas décidé. Si cette Pale, qui qu'elle soit, a des ennuis avec l'un de ces démons roux, elle fera de son mieux pour la tirer d'affaire.

Si possible sans chûte libre, cette fois-ci.

Peut-être qu'il est encore temps de tourner les talons, en vrai ? Mais est-ce qu'elle pourra se pardonner si jamais elle apprend qu'il lui est arrivé quelque chose de tragique ? D'un autre côté, elle n'a pas envie que le truc tragique lui arrive à elle… Hmm…

Et puis soudain, là-bas, loin devant elle, un éclair roux ! Un frisson glacé lui parcourt l'échine. L'animal lève les yeux vers elle. Il l'a vue. Il… se marre ?

Maintenant, c'est personnel.

Mais au fait, elle est où, la fameuse Pale ?

Évidemment, l'écureuil n'est déjà plus techniquement dans le Grand Arbre. C'est facile pour lui de sauter sur une branche de n'importe quel arbre qui traîne (et ça ne manque pas, dans le coin), mais c'est vachement moins simple pour Caro.

Et puis d'abord comment est-ce que cet infect petit chapardeur fait pour porter un panier qui fait deux fois sa taille ???? Il doit vraiment y avoir quelque chose de surnaturel avec les écureuils par ici… Caro note mentalement d'enquêter à ce sujet. Peut-être demander à Hermès ? C'est une fée, il doit bien savoir s'il y a de la magie à l'œuvre…

Mais bref, ce n'est pas le moment. Caro dévale les échelles pour atteindre enfin le sol, craignant tout du long de perdre l'écureuil de vue. Ce n'est qu'une fois par terre que Caroline hésite. Elle ne s'est jamais éloignée du Grand Arbre. Et si elle se perdait ?

Bon. Elle n'ira pas très loin. Elle retrouve Pale et elle rentre. Tant pis pour le panier.

Elle avance entre les troncs, sans trop regarder où elle pose les pieds, trop occupée à fixer l'écureuil au loin dans les branches. Puis elle entend le souffle chaotique de quelqu'un qui a trop couru, et elle baisse enfin les yeux. C'est une fille un peu plus jeune qu'elle, qui… ben, qui ressemble à un fantôme tellement elle est blanche, et qui semble complètement à bout.

C'est très certainement la fameuse Pale. Ou alors y'a deux filles toutes blanches dans le même coin de forêt en ce moment.

– Hey, c'est toi Pale ? demande quand même Caro, pour être sûre. Ça va ?

Caro ne peut retenir une grimace crispée quand Pale pique du nez (aha) droit sur l'arbre. Elle a l'air complètement… complètement quoi exactement ? À moitié endormie ? Droguée ? Nan parce que là à voir sa tête ça dépasse le stade de la maladresse. Quand elle vacille Caro se rapproche, inquiète, mais apparemment l'autre sait se gérer toute seule puisqu'elle s'assied avant de tomber.

Sur quel genre de personne est-elle donc tombée ?

Avant que les questionnements de Caro n'aient pu s'épaissir, l'écureuil revient à la charge, sans doute vexé d'être ignoré. Dès que Caro lève les yeux après le cri indigné de Pale, c'est elle qui se prend une noix sur la pommette.

– Mais ça va pas ?! s'exclame-t-elle.

Comme si l'écureuil pouvait la comprendre. Quoique. Peut-être qu'il comprend très bien. Qu'est-ce qu'elle en sait ?

L'écureuil, assit sur une branche hors de portée juste à la verticale des deux filles, fait semblant de rien, la tête dans le panier (qui est effectivement deux fois plus gros que lui). Puis il attrape de ses petites pattes une énorme pomme, la considère d'un air songeur, puis baisse les yeux sur Caro.

– N'y pense même pas ! lance celle-ci.

Sans quitter des yeux la menace rousse, Caro s'adresse à Pale à mi-voix.

– Tu dirais quoi de juste lui laisser son nouveau joujou et de rentrer avant que quelqu'un perde un œil ?

L'écureuil semble attendre la réponse, lui aussi. Rassurant (pas du tout).

Comment ça elle ne peut plus bouger les jambes ?!

Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Elle s'est cassé quelque chose en tombant juste comme ça ? Elle est assise sur une plante empoisonnée ? Un serpent constrictor la retient ?

Hélas Caro n'a même pas le temps d'investiguer que l'horrible écureuil décide de sortir l'artillerie lourde. D'abord elle se fait entarter compoter, puis c'est une véritable avalanche de fruits et de noix en tous genre qui se déverse sur elle et sur Pale.

Cette fois, c'en est trop.

– MAIS C'EST PAS BIENTÔT FINI ?! hurle Caro à l'adresse de l'écureuil.

Elle ramasse le premier truc qui lui tombe sous la main –une… sorte de poire violette ?– et le retourne à l'envoyeur, de toutes ses forces. Elle rate, mais de peu, et seulement parce que l'écureuil bondit sur le côté au dernier moment.

L'espace d'un instant, Mère et animal se fixent en silence. L'écureuil paraît outré que Caro ose répliquer. Puis il prend un air déterminé et une orange dans le panier. Caro se baisse pour récupérer des munitions, esquive le fruit qui lui arrive dessus, et bombarde l'insolent. Qui utilise maintenant le panier comme bouclier.

– Écoute-moi bien, l'écureuil, lance Caro entre deux tirs. Si tu nous fiches la paix, on te fichera la paix. Par contre si tu continues comme ça, c'est la guerre, c'est clair ?!

Okay. Okay. Euh…

Caro rend son regard à l'écureuil, un peu perplexe. Pour être honnête, elle ne s'attendait pas à ce que son ultimatum marche. Et encore moins à faire face à ce qui ressemble à une offre de paix. Elle espérait au mieux que la bestiole se barre.

– Du coup on fait la paix ? demande-t-elle.

Elle s'accroupit devant l'écureuil et tend lentement la main vers lui. L'animal la fixe pendant un moment, immobile, puis tend la patte. Il semble comprendre la notion de poignée de main ?…

Caro touche la patte de l'écureuil de l'index, puis monte et descend la main. L'animal parvient à prendre un air solennel. D'accord. Il comprend bel et bien le concept. Il a un QI de combien, cet écureuil ?

Caro recule d'un pas avant de se relever, histoire de ne pas briser la trêve en faisant peur à la bestiole. Elle se tourne vers Pale, prête à lui dire "on peut y aller apparemment"… et d'un coup elle se rappelle que Pale ne peut plus bouger les jambes. Elle blêmit.

– Mince, Pale, ça va ? Il t'arrive quoi, t'es blessée ? Une plante t'a mordue ?

Elle s'agenouille précipitamment à côté de la Récolteuse et cherche le problème du regard.

HRP:

Là, pour le coup, Caro est carrément dépassée.

Primo : elle est pas Soigneur, et là elle ne sait pas du tout comment gérer ce qui arrive à Pale.
Deuxio : elle ne sait pas si elle doit être soulagée que l'écureuil ait de meilleurs réflexes en premiers secours qu'elle, ou le prendre mal.
Tertio : avec le cri et l'agitation soudaine de Pale, l'écureuil a décidé de se réfugier sur son épaule à elle. Alors qu'encore une minute plus tôt ils étaient en pleine bataille de fruits, et pas vraiment pour le fun.

Bon.

Précautionneusement, Caro redresse Pale en position assise et la prend dans ses bras. Si câliner comme ça quelqu'un qu'elle ne connaît pas la met un peu mal à l'aise, elle espère que l'autre ne s'en rendra pas compte.

– C'est bon, je suis là… Il ne t'arrivera rien.

Elle dit ça plus pour le principe qu'autre chose, parce qu'en vrai elle ne sait toujours pas ce qu'elle a, Pale, et si ça se trouve elle ne pourra rien y faire si ça lui reprend. Mais c'est sans doute mieux de la rassurer que de l'inquiéter en paniquant visiblement à côté d'elle.

Elle sent l'écureuil descendre le long de son dos, et quelques instants plus tard il revient avec une énorme fraise qu'il tend à Pale.

– Merci, murmure Caro à l'écureuil, avant de continuer un ton plus haut, à l'adresse de Pale : notre nouvel ami t'a ramené une fraise, tu penses que ça te ferait du bien ?

Dès que Pale est capable de marcher, Caro l'emmène à l'infirmerie, mais pour le moment il faut déjà la stabiliser et la calmer.

Pale grimace, et Caro l'imite. Oups. C'est vrai que maintenant qu'elle fait gaffe, elle a pas l'air extra-mûre, cette fraise. Caro baisse les yeux sur l'écureuil, qui hausse les épaules. Il a vraiment dû traîner souvent au Grand Arbre pour avoir chopé autant de gestes humains.

– Comment tu te sens ? demande finalement Caro à Pale.

Du coin de l'œil elle voit l'écureuil s'éloigner, mais elle n'y prête pas attention, du moins jusqu'à ce qu'il revienne avec le panier qu'il pose à côté d'elle avant de regarder ce qu'il reste dedans d'un air peu convaincu. Caro jette un œil. Y'a pas grand-chose. Tout le reste est parti en munitions pour leur guèguerre à la noix (aha, ça, des noix, y'en a qui avaient volé…).

– Sérieux, toi, je sais pas comment t'as pu porter ça, en plus en cavalant aussi vite… Caro marmonne.

L'écureuil la regarde comme si elle venait de dire le truc le plus stupide qu'il ait jamais entendu. Caro l'ignore ostensiblement pour se concentrer sur Pale.

Bon. Ça va le faire. De toute façon c'est pas comme si elles avaient vraiment le choix.

– Ok. On va commencer par voir si tu peux te mettre debout, d'accord ? annonce Caro. Hésite pas à t'appuyer sur moi autant que nécessaire.

Si Pale peut faire au moins une partie du trajet comme ça, ce sera toujours ça de pris. Et si vraiment c'est pas possible, Caroline suppose qu'elle va devoir essayer de la porter ? Elle a pas l'air bien épaisse, Pale, mais quand même, est-ce qu'elle peut faire ça ?

On verra plus tard. Si Pale peut marcher, la question ne se posera pas. Sinon… il sera toujours temps de voir. Et peut-être que la menace rousse qui a décidé de les précéder pourra aider, par exemple en allant chercher quelqu'un.

Caro se redresse, attrape une main de Pale et fait de son mieux pour la mettre sur ses pieds.