- C'est un peu des deux.

Le sentinelle écoute et il entend exactement ce qu’il craignait.

- Il y a eu une conversation qui a mal tourné, ouais. Et la bestiole qui a agressé Lace, c'était moi.

Exactement ce qu’il craignait d’entendre.

Apache poursuit son récit, il n’a pas l’air très fier. Justice, lui, le fixe sans piper mot. De toute manière, son air consterné en dit déjà beaucoup : un regard chargé de reproches qu’il attend de pouvoir exprimer, et une mâchoire crispée qui ne demande qu’à mordre.

Vraiment ? Apache devait craquer maintenant ? Si près du but ?

Quand le punk a terminé, Just ne trouve pourtant rien à dire. C’est qu’il ne sait plus vraiment par où commencer. Puis déjà la lassitude supplante sa colère : ce qui est fait est fait et ses sermons n’ont jamais empêché les coups de folies de son ami.

C’est donc un long silence qui s’écoule, où Just le dévisage encore d’un air grave, où Apache lui tend son joint fumant, où ils restent là, comme ça.  

- Putain…

C’est tout ce qu’il trouve à dire avant de lui arracher le joint dans un geste vif pour l’enfourner. Il prend une inspiration brusque parce que c’est la première fois, parce qu’il ne fait que suivre une pulsion. Effet ras-le-bol.
Mais aussitôt il regrette.

KOF KOF KOF KOF

La main tousse, et s’étrangle bruyamment.
C’est infecte et ça le fait se sentir bizarre.

- C’est dégueulasse…

Il en a les larmes aux yeux, il les frotte en ronchonnant un peu.
Puis, plus sérieusement, il repend :

- Je vais pas te dire que tu as déconné. Je vais pas non plus te dire que t’es trop con.

S’il ne l’avait pas compris tout seul, d’autres l’y avaient déjà sûrement aidé, vu son air de chien battu.

- Et puis là, tu vois, j’ai ni l’envie ni l’énergie pour ça… ajoute la Main, épaules affaissées.

C’est peut-être la fatigue, c’est peut-être sa blessure, ou c’est peut-être la fumette… En tout cas, il ne tient plus debout. Just s’assit en tailleur, à même le sol, comme pour se mettre plus à l’aise.

Et regardant le joint vissé à sa main crachoter sa fumée âcre, il ne fait qu’ajouter :

- J’ai fait mes conneries de mon côté, rassure-toi.

Mais lui, il ne veut pas en parler.

Même abattu, Apache ne perd pas le nord :

- Ha ouais ? Qu'est ce que t'as fait, toi ?

Justice lève le nez, mais il esquive tout contact visuel avec le punk. Son regard se porte plutôt vers le bassin et ses environs. Un instant, il inspire profondément, savourant cette paix nocturne qu’il sait brève.
C’est au bout d’un long silence qu’il finit par constater :  

- Il fait un peu frais, ce soir.

Carrément pas subtil. La Main s’efforce pourtant de conserver un air imperturbable, refoulant l’envie brûlante de se coller une baigne ou de rire de sa propre stupidité.
Comme il se répétait la question de manière mécanique, un sourire amusé finit par percer : ils ressemblent à deux gars réunis dans un bloc qui comparent leurs antécédents. Et au fond, ce n’est peut-être pas si loin de la réalité…

Puis son regard se reporte sur le pétard. Entre ses doigts, la fumée ondule tentatrice, provocatrice. Il a l’impression qu’elle le nargue. Elle croit qu’il n’a pas les tripes, c’est ça ? Sa main se resserre un peu plus sur le bout du joint comme pour l’étrangler.
Deuxième bouffée, deuxième regret.
Il se remet à tousser.
C’est infect mais il doit admettre que ça réchauffe.

- Récupère ton… machin, je vais finir par me tuer tout seul…

Sans attendre, il le lui glisse au bec. Peut-être un peu trop rudement.

Le joint, ça réchauffe mais il sent que ça commence à mettre la pagaille dans son crâne. Alors, il s’accoude et laisse reposer sa tête dans sa main.
Le temps d’un répit.

- Ah d’ailleurs…  Pour les recrutements… Désolé, j’ai pas encore trouvé...

… de nouveaux candidats.

Le sentinelle lui adresse un sourire confus en guise d’excuse.
Avec le retour de la pluie, la popularité de Peter est remontée en flèche, il est plus difficile de lui trouver de potentiels opposants.

Un instant, Just grimace et serre les dents. Il s’est penché sur le côté, il s’est senti lentement chavirer. D’une main, il a retrouvé appuis au sol et comme un semblant de stabilité.

… ouah…

Sa tête fait un peu la girouette, et son cerveau reste embrumé. Mais il sait qu’il n’a pas complètement coulé et il fera de son mieux pour garder la tête hors de l’eau. Conscient : il entend, il répond, il pense.

Mais il pense surtout que son geste était stupide. Doublement stupide car doublement exécuté avec la même imbécillité.

Il n’a plus la cigarette au bec mais l’odeur lui chatouille encore le nez : elle parvient encore à le titiller à travers sa propre haleine et celle d’un Apache qui fume comme si ce n’était rien.
Rien pour lui : il est déjà si habitué.

- T'inquiète, ch'pense qu'on chera bientôt bien achez pour faire un kruk.

T’inquiètes, il le dit si souvent. Après chaque connerie et même avant. T’inquiètes. Just a beau ne pas s’inquiéter de grand-chose, et savoir le montrer : les écarts d’Apache, eux, ils le touchent, ils parviennent à l’inquiéter.

Parce que le punk ne joue pas qu’avec leurs vies : il y a aussi la Révolte, et la dernière volonté de Justice. Et puis après, il ne reste plus grand-chose. Rien qui ne mérite de se lever le matin ou de placer un pied devant l’autre.

- On a Her, Nasty, Tool et Pretty qui nous ont rejoint. poursuit Apache.

- … quoi… ? croasse le sentinelle d’une voix rauque.

- Ca nous fait déjà sept personnes en nous comptant. On va pouvoir commencer à s'organiser, qu'est ce que t'en penses ?

Just le fixe, du moins il essaye. Il a du mal à aligner ses pensées et ses mots.

- At-at-atta… J’en pense quoi, j’en pense « quoi ? » ?

Un temps, encore. Il cligne des yeux, encore.
Respirer. Il fait un peu chaud. Et ça tourne.

- Depuis quand Tool et Nasty… Tu as pas pu t’empêcher de…?

A quoi bon demander, la réponse lui saute aux yeux comme on lui aurait balancé le contenu d’un verre à la face.
Le sentinelle pousse un énième soupir, plus long que les autres, et laisse sa tête mollement tomber sur l’épaule d’Apache.

- Con de con de con de con de con.

Chaque mot est appuyé, comme claquement sous sa langue : un coup de marteau sur un clou. Puis lorsqu’il relève la tête, il demande inutilement, plutôt pour la forme :

- Ils sont fiables ?

Le punk allait lui dire oui. Parce que forcément, il ne les aurait pas recrutés s’il n’en avait pas été persuadé. Mais à tort ou à raison ? C’est le sentinelle qui va devoir mettre les choses au clair. Et il n’y croira que lorsqu’il les aura rencontrés.
Tool, Nasty. Des noms sans visages, pour l’instant.

Mais s’ils ne sont pas aussi rouges qu’ils le prétendent, Just n’hésitera pas. Il sait comment régler la question de manière définitive.
Après tout, qui nettoie derrière l’Hérissé ? Ce ne serait pas la première fois qu’il tuerait des gêneurs.

- Mais oui bien sur qu'ils sont fiables !

Il y a des airs d’évidences dans son assurance qui laisse la Main sur sa faim. Pour les détails et pour les preuves, c’est certain, il devra mener sa petite enquête. Mais à cet instant, il est si loin d’y penser.
Il peine à réfléchir, et ses idées se défilent à mesure qu’il les formule.
Non décidément, il n’est pas fumeur.

Un bras autour de ses épaules, comme une bouée à laquelle il se serait bien cramponnée, puisque tout tangue autour de lui. Mais il ne le fera pas, il a sa fierté. Il sait se tenir, il est bien éduqué. Du moins, c’est ce qu’il aime penser.

- Allez ça va, t'inquiète pas j'te dis ! Ils sont au top ! De vrais camarades ! On peut leurs faire confiance ! assure encore le punk.

Mouais…

- Et puis quoi ? C'était le plan qu'on avait prévu, tu te souviens Cowboy ? Recruter des gens ! C'est c'que j'ai fait !

Just lève un œil et ne peut que marmonner tout bas :

- Hey… Me fais pas dire ce que j’ai pas d-

- Allez détend toi !

- Mais je suis détendu…

Le sentinelle hoche la tête, son air dit pourtant le contraire.

Et puis bientôt c’est un nouveau précipice qui se présente à lui, un nouvel écart, une nouvelle connerie qu’il serait si simple d’éviter si l’on avait pas un bon ami pour vous pousser.

- Soif ? Ca va faire passer l'effet de la fumette !

Le regard du cowboy se pose sur une bouteille poussiéreuse dont le contenu clapote comme une mer, agitée sous les mouvements brusques de son ami.

Le sentinelle n’y connaît rien mais l’astuce d’Apache lui paraît plus que douteuse. Et même carrément foireuse. Mais les idées foireuses, n’était-ce pas leur rayon ?

- Apache… Je bois jamais.

Mais il ne peut s’empêcher d’ajouter :

- Et je fume jamais…

Petit argument qu’il s’adresse, comme une voix dans un coin de son crâne qui met le souk dans sa bonne conscience. Un brin d’hésitation qui n’a rien à faire là.

Foutu pour foutu…

- Je pense pas que… ce soit une très bonne idée de…

… s’amuser ?

Et pourtant, il tient la bouteille dans ses mains. C’est drôle, il ne se souvient pas de l’avoir prise de celles du punk. Mais il reste encore en suspens, pendu au-dessus du goulot, pédalant dans le vide comme un crétin.

Rah.

- De quoi ? De s'amuser ? répond le punk, en écho avec ses pensées.

Il y a un goût de redite qui l’embarrasse. Just se plaît à penser qu’il peut facilement cerner Apache, qu’il devine sans trop de mal ce que son ami a en tête. Mais sans doute, il le sous-estime un peu trop car il oublie que l’inverse est possible.
Et un jour, ça finira par lui retomber dessus s’il ne prend pas garde.

- Ca va c'est juste pour une fois.

- Mmm…

- On est bien la, nan ?

- Mmmouais.

Réponses brèves, presque boudeuses, parce qu’il reconnaît à contre cœur les fond de vérités dans ces raisonnements irrationnels, parce qu’il reconnaît qu’au fond ça lui fait bien envie.

Et pourtant, il l’a dit lui-même : se tenir à carreau et ne pas attirer l’attention. Pour la Révolte.
Mais c’est fatiguant d’être Justice, c’est fatiguant d’être sage et de faire ce qu’il faut. Tufty savait s’amuser, lui, et il a disparu avant de se faire le moindre cheveu blanc. Mais ce petit con est mort. Seulement officiellement, certes, mais la morale de l’histoire est là.

Justice fixe encore le goulot, lèvres encore suspendues au-dessus de ce qui semble être une connerie qui n’attend qu’à être commise. Son chapeau, il l’a posé à côté de lui. Tête nue, il croit réfléchir mieux, mais c’est tout l’inverse. Comme il n’y trouve pas l’effet escompté, il est d’autant plus embarrassé.
Et tout ce qui tangue autour de lui…
Et tout ce qui s’embrouille en dedans…

- Vas y, à toi l'honneur.

Justice soupire. Apache n’est pas le genre d’ami qui l’empêcherait de faire des gestes inconsidérés ou de se plonger dans les galères. Pire, il l’y encouragerait. Comme à présent.

- Si… si je dégu-eule, ce sera sur toi...

Il bafouille un peu, et il déteste ça. Il perd vite toute crédibilité avec cet air pataud qu’on ne lui connaît pas. Canard qui boîte, il s’affale presque sur la bouteille, l’ouvre dans un petit pop.

Une fois ouverte, il ne voit plus comment reculer. Alors il se rend et il saute. Le goulot est porté à ses lèvres qu’il pince sans plus d’hésitations. Le liquide brûle sa gorge et envahit chaque région de sa bouche comme un assaillant impitoyable. Un vague acide remonte jusqu’à son nez, emplit ses narines, lui donne les larmes aux yeux.
Choqué, il se détache de la bouteille et il suffoque. Il tousse comme un malade avec sa face rouge. D’une main, il essuie ses yeux et articule une bordée de jurons qu’il ne pense même pas.

- Quelle est ta prochaine idée de merde, champion ? il finit par déclarer un peu trop fort à l’attention d’Apache.

Puis il rit. Mais ce n’est même pas drôle. Et pourtant, il a besoin de lâcher ça, comme si ça le démangeait. Il ne fait même plus attention à ceux qui dorment, aux autres sentinelles.
Qu’ils entendent ! Il est foutu de toute façon !