Juste après sa petite déclaration, Apache avait tourné la tête vers Trouble, lâchant sa dernière phrase qui n'était qu'une bête provocation pour faire un peu comme s'il n'avait pas dit qu'il l'aimait, sa petite sœur. Mais à peine ses yeux noirs s'étaient posés sur l'armurière que le punk s'était figé, littéralement.

Hein ?

"C'est parce que... il est trop con."

Elle pleurait ?
Non...

"Vas-y, crève moi, ce sera mieux."

C'était pas...
C'était trop...

Apache referma la bouche qu'il avait gardé ouverte tout ce temps, ne lâchant pas l’Épouvantail du regard.

Elle pleurait, la petite chiffonnière.
Pour de vrai.

C'était par ce qu'elle avait mal ?
L'Hérissé avait beau se poser la question, au fond, il n'y croyait pas tant que ça. C'était sans doute un autre genre de douleur qui la faisait pleurer.
Il ravala sa salive, restant silencieux alors que la vampire relâchait finalement sa camarade.

"Désolée, je ne tue que pour boire." Il n'y avait pas vraiment de quoi s'excuser. "Vous êtes étranges."
C'était vrai que c'était bizarre.
Plus bizarre encore, c'était que la, tout de suite, Apache avait très envie de prendre Trouble dans ses bras. De la serrer fort.
Mais pourquoi ?
Pour la rassurer ?
Pour la réchauffer ?
S'il faisait ça, il était mort.
Il le savait.
Lui, il aimait bien quand on le réconfortait.
Mais Trouble...

C'était Trouble.

Alors il ne fit rien. Se contentant de la lâcher des yeux, de baisser la tête. Faire comme si de rien ?
C'était peut être encore ce qu'il y avait de mieux à faire, pour préserver la fierté de la brune.
Il savait ce que c'était, le punk.

Putain...

"Je suis désolée, je ne voulais pas vous embêter ou vous faire peur. Enfin... pas vraiment. C'est juste que je m'ennuie beaucoup, au Manoir et... j'ai pensé que ce serait plus drôle, de venir voir ce que vous faisiez par là."
Apache hocha doucement la tête en un oui silencieux, ne sachant pas quoi dire. Il avait envie de demander à Trouble si elle allait bien, mais en même temps, ce serait une façon de remuer le couteau dans la plaie.
Alors quoi ?
Il fallait avancer, il fallait passer à autre chose.
Faire comme si rien n'était arrivé.

"C'est pas..." Il haussa les épaules. "C'est pas grave. C'est rien." Il disait ça sans trop vraiment savoir, le punk, en fait.
C'était surtout Trouble que ça concernait, en l’occurrence.

Est ce que ça allait ?

 ARRETE DE ME REGARDER !!! qu'elle brailla,  agressive comme une Trouble blessée dans son orgueil,  pire, jusque dans la chair et la moelle des os.

Et de regretter, instantanément. Ça la blessait encore plus de brailler comme ça, avec une voix toute brisée qui lui ressemblait pas, qui dégoulinait de larmes et de conneries dans ce style. C'était pire que tout. Belladone pouvait bien la reposer, Trouble se sentait complètement anéantie. Elle découvrait des pire à chaque instant, parce que chaque instant lui faisait regretter le précédent. Et au comble de tout ça, elle ne comprenait même pas ce qui lui arrivait . Comme si c'était étonnant, comme si elle avait jamais su mettre des mots sur ce qui la chamboulait.  Qu'est ce que tu crois, c'était censé avoir du sens d'autant se protéger et se barricader. Même si sa colère et sa haine étaient bien plus intrinsèques, plus ancrées, elles avaient toujours eu en plus cette espèce de fonction de bouclier.  On se protège avec ce qu'on a,  et on cogne, si possible.

Elle grelottait un peu, elle chancelait sur ses guibolles pourtant inébranlables, serrait les dents. Ça n'allait pas, ça n'allait pas, ça n'allait pas. Ce qui arrivait n'allait pas. Ce qui arrivait ne devrait même pas arriver. Elle n'allait jamais pouvoir retourner en arrière, jamais pouvoir regarder de nouveau Apache dans les yeux. Bella n'avait même pas accepté de la buter, alors qu'elle l'avait provoquée avec tellement d'application, tellement d'obstination. Elle l'avait reposée, oui, Apache avait baissé les yeux, oui, et puis le malaise s'était mis à trôner au milieu du silence, son habitat naturel. C'était pas juste. Trouble n'arrivait plus à tout connecter, à consolider sa porte blindée, à s'en foutre, à cracher, à hurler. Elle n'arrivait plus à faire tout ce dans quoi elle excellait pourtant. Elle se sentait comme une vieille coquille toute pourrie, elle aurait tellement aimé se recroqueviller dans un coin et qu'on la laisse là à jamais. Ils avaient, le punk et la vampirette, une pudeur qui, même ultra avisée, la déchirait toujours plus.

Puis finalement, elle croâssa, et ça sortait de nulle part. On croyait rêver, c'était une sorte plaisanterie qui fusa, grésillante et gonflée de pleurs. Comme si dans tout ça, elle recherchait finalement, très maladroitement, cette complicité qu'elle s'était tant exportée à nier ce soir-là.

- Ils ont un manoir, t'entends ça ? Un putain de manoir...

Le rire était tout petit, tout timide et hésitant, tout nerveux. Ça n'était même plus Trouble qui riait, qui parlait, impossible. Comprendrait qui pourrait,  elle n'en dit pas plus.

C'est pas grave.

Et on attendait d'elle qu'elle confirme ça.  
C'était pas grave ? Ce genre de mots ne sortirait pas de sa bouche à elle, jamais.
Bien sûr que c'était grave ? Pourtant c'était elle qui avait tout flingué, et puis ça l'achèverait de le concéder. Toute l'attention s'appuyait sur ses épaules affaissées, elle ployait sous ce poids. Chacun avait sa peine ici, mais, comme toujours, elle ne sentait que la sienne. Faut dire qu'elle était sacrément énorme, en même temps. Bien trop. Ça n'était pas beau à voir.

Elle voulait rentrer,  mais n'en avait pas la force. Se laisser tomber sur le sol, mais n'en avait pas la faiblesse. Dire quelque chose, mais n'en avait pas l'audace. Elle était paralysée, et elle n'osait plus rien faire. Tout la tuerait.
Titubante,  elle s'était rapprochée inconsciemment, très lentement, un tout petit peu d'Apache. Alors, elle creva le silence une deuxième fois, toujours aussi faible et désarticulée :

- C'est une fleur comment...la belladone ?

On aurait dit que certaines fleurs étaient  plus tenaces et puissantes que d'autres.

Trouble braillait, Apache balança que ce n'était pas grave et puis... plus rien. Le silence et un malaise poisseux, presque palpable. Et Belladone comme Apache attendaient un signe de la troisième, celle dont la douleur était si forte que la Veine la sentait presque pulser.

- Ils ont un manoir, t'entends ça ? Un putain de manoir...

Elle en rit avec attendrissement, Belladone, soudain. C'était que la tentative de Trouble la touchait, en quelque sorte.
Il ne lui fallait pas grand chose.

- C'est une fleur comment...la belladone ?

Sourire à dents, canines pointues et blanches. Sans crainte, la Vampire posa une main qu'elle voulait réconfortante sur l'épaule de l'humaine.

- C'est une fleur toxique. Mortelle.

Elle mit quelques instants à poursuivre :

- Je crois que les sorcières du Monde Ordinaire s'en mettaient dans les yeux... pour agrandir leurs pupilles. Se rendre belles.

Elle n'avait aucune idée d'où lui venait ce savoir.
Un temps, puis la créature reprit :

- Je crois que j'ai gâché votre soirée... j'en suis sincèrement désolée.

Non pas qu'elle n'ait pas apprécié de remettre Trouble en place, un peu. Mais la vampire était un peu trop emphatique pour son propre bien, et trop prompte à se remettre en question. Elle relança, d'un air mutin :

-Si je peux me racheter, je le ferais.

Enfin, s'ils avaient une idée de comment.

- Ils ont un manoir, t'entends ça ? Un putain de manoir...

La vampire eut un rire doux accompagné d'un sourire de la part du punk dont les pupilles noires se fixèrent de nouveau sur sa petite sœur.
Elle y arrivait, Trouble, à passer au dessus de tout ça.
Bien sur qu'elle y arrivait, par ce qu'elle était forte. La plus costaude de toute et de tous. Une vraie révoltée. Une vraie rebelle.

- C'est une fleur comment...la belladone ?
Le regard du métisse glissa sur l'autre jeune fille, attendant sa réponse alors qu'elle posait une main sur l'épaule de l'épouvantail.

- C'est une fleur toxique. Mortelle. Le punk n'avait rien d'un botaniste, alors il apprenait sans doute en même temps que sa camarade.
- Je crois que les sorcières du Monde Ordinaire s'en mettaient dans les yeux... pour agrandir leurs pupilles. Se rendre belles.
Un mouvement de sourcils vers le haut avant de lâcher un "Sympa" parfaitement ironique. Mais bon,venant d'une morte vivante, ca n'avait pas grand chose d’étonnant. Ca aurait fait bizarre, une vampire qui s'appelait Marguerite ou Pissenlit.

- Je crois que j'ai gâché votre soirée... j'en suis sincèrement désolée. Si je peux me racheter, je le ferais.

Un temps de réflexion. Un temps de silence.
Mais celui ci ne dura pas si longtemps, le garçon étant peut être un peu trop pressé de passer à autre chose, de tourner la page sur cet incident qui avait tellement mis mal a l'aise la plus jeune, et lui avec.

"Tu nous montre ton manoir ?" Un sourire avenant, alors qu'il venait sans doute de proposer l'idée la plus conne qui soit. "Ca a l'air mieux qu'une tente pour passer la nuit !" Et tant qu'a rester dans le registre "Fais moi peur" autant aller jusqu'au bout, non ?

Après un silence épais et empli de malaise, une idée fusa.

- Tu nous montre ton manoir ?

Belladone fronça les sourcils, mais le punk en rajouta.

- Ca a l'air mieux qu'une tente pour passer la nuit !

C'était vrai que le raisonnement se tenait. Pour autant, l'idée du garçon restait terriblement dangereuse. La vampire secoua la tête, troublée : ils auraient pu lui demander n'importe quoi... sauf cela.
Elle répondit, sincèrement navrée :

- Je ne suis pas la seule à y vivre. Si les autres apprennent que je vous y ai conduit, ils penseront que je leur amène à boire. Mouvement de sourcil éloquent. Je doute que c'est ainsi que vous voulez finir vos jours.

Elle avait déjà amené du bétail au Manoir, c'était vrai, mais jamais dans le but qu'ils en ressortent en vie. Ennuyée, la Veine croisa les bras et leva les yeux au ciel. Elle aurait sincèrement voulu se racheter, mais...

Il y eut un cri, dans le lointain.

Belladone se crispa. C'était le Roi Bétail, qu'elle entendait ? Un regard au ciel : l'horizon avait pris une couleur écarlate.

- Déjà ?

Le temps était flexible sur l'Île, elle le savait. Pour autant, l'idée qu'une nuit entière ait passé lui semblait absurde. Elle se mordit la lèvre, soupira : elle n'avait pas envie de rentrer, mais ne pouvait pas se permettre de rester.
Défaite, elle prit néanmoins le temps de signaler :

- Je ne peux pas rester au soleil, il faut que je rentre.

Un regard à Apache, un regard à Trouble. Belladone recula : il ne fallait pas qu'elle s'attarde.

- J'ai été heureuse de faire votre connaissance.

Sur ces paroles, la Veine se retourna et commença à s'éloigner. D'un pas modéré, d'abord, puis de plus en plus rapide : il ne fallait pas qu'ils la suivent. Ce qu'elle leur avait dit était sincère, mais sur un ton de regret.

Qu'ils se séparent ainsi avait comme un goût... d'inachevé.