- Ce n’est pas la noyade qui est à craindre lorsque l’on est proche de l’eau, soit attentive à ceux qui se cachent dans les profondeurs.

Joy restait silencieuse, sans réellement comprendre la portée de ces mots. Dans l’eau, il n’y avait presque que des poissons, non ? Mais Annabelle parlait peut-être de ses histoires, peuplées de créatures légendaires, de dieux tentaculaires et d’idoles monstrueuses…

- Joy, te souviens-tu si auparavant, je t’ai déjà fait part de mes fantômes ?

- Qui ça moi ?…

C’était bien à elle, et à elle seule, qu’Anna s’était adressée. Après tout, en ces lieux, il n’y avait qu’elles. La surprise de Joy venait plutôt du contenu de la question.
Elle s’étonnait qu’on ait pu lui faire pareilles confidences. La Stone était souvent à côté de la plaque, certes. Mais au moins, elle en avait conscience ! Et elle savait pertinemment qu’il n’était pas d’usage de lui adresser une telle preuve de confiance.

Ça l’aurait flattée, si elle n’avait pas été plongée dans une telle confusion et un tel embarras. Car comme elle y réfléchissait, repassait en mémoire les quelques souvenirs qui lui restait d’Amnesia, la Dormeuse.
Mais elle ne parvint qu’à cette triste conclusion :  

- Je me souviens pas… En même temps, euh… tu n’étais pas si bavarde qu-

Il y eut un temps, un blanc, puis un appel parvint à ses oreilles. C’était son nom, scandé et répété d’une voix rauque, et essoufflée. Il ne s’agissait pas d’une illumination, elle reconnu la voix de Hairy, le soigneur qui l’avait accompagné dans sa cueillette.
S’étant perdus de vue, tout à l’heure, il s’était mis à sa recherche, sa voix se faisait de plus en plus forte, à mesure qu’il s’approchait de l’endroit où elles se trouvaient.

- C’est Hairy. expliqua Joy d’un air lointain, en simple narratrice des événements. Il est arrivé… après ton départ, c’est un soigneur, lui aussi...

Peut-être devrait-elle lui répondre, il risquerait de la rater. Peut-être devrait-elle se taire, ou ses enfants se retrouveraient nez à nez. Mais elle ne bougea pas d’un cil, le regard vague. Son esprit voletait ailleurs, bien trop haut pour ce soucier de ça.

La réponse était négative, d’un côté, la Dormeuse s’en doutait. Mais elle se le demandait, pour lier son passé au Grand Arbre. Puisqu’elle n’avait plus son histoire passée dans le monde ordinaire, alors elle voulait garder celle de son enfance de Garçonne Perdue.

Doucement, elle haussa les épaules. Tout lui paraissait si lourd dans ces retrouvailles, le poids de la trahison qu’elle avait subie.

Alors que le son de la cantatrice semblait revenir, il se tut net. Les yeux pâles se levèrent dans la direction d’un autre son, celui d’un appel. Un appel auquel semblait réagir la Stone qui adressa des détails sur la nature de la personne source de la voix. Un petit Soigneur qui cherchait sa mère.

Annabelle fronça les sourcils, elle n’aimait pas particulièrement les enfants perdus. Ils étaient incapables d’aider les leurs lorsqu’ils étaient confrontés aux manigances d’autres. Ça la désolait, et ça lui laissait un goût très amer la bouche fatiguée d’essayer d’appeler ceux qui avaient été ses amis. Ceux qui auraient dû la protéger.

Ceux qui avaient tourné le dos.

Un temps, elle observait, pour voir si Joy réagissait. Mais elle ne sembla pas bouger d’un pouce.

- Tu comptes le laisser appeler en vint sa maman ?

Voix douce, légèrement cassée, comme elle l’avait toujours été. Du moins, depuis le voyage dans les abysses. La pression, l’eau qui avait failli la noyer lui avait retirer la capacité de chanter aussi parfaitement qu’une sirène. Ce qui n’était pas si mal, elle demeurait humaine, et puis à part chantonner pour elle-même, ou très doucement pour ceux qu’elle devait « aimer », elle n’avait pas besoin de chant.

- Il n’a qu’à te rejoindre ici, tu sais… je ne suis pas une pirate sanguinaire, ce n’est pas mon rôle.

Légèrement hésitante sur ce dernier mot, elle retourna à l’observation de sa montre à gousset qui ne marchait pas.

- La seule chose que je ferais peut-être, c’est de ne rien faire. Laisser les pirates attaquer. Mais, il n’y a pas de pirate ici maintenant. Alors… il ne se passera rien…

Elle ne fera rien, juste haineuse dans son cœur qui battait peut-être dans la même misanthropie que son auteur adoré, mais une misanthropie adressée aux enfants. Pas agressive, juste passive, juste satisfaite de les voir payer. Souffrir à leur tour.

Du moins, elle s’en convainquait. Car elle avait pourtant les larmes aux yeux et détournait le regard lorsqu’elle ne pouvait plus supporter le mal sous les prunelles.

Annabelle la Dormeuse n’avait rien du conquérant sans pitié qu’était le Dormeur.

Elle essayait de haïr, de détester pour aller mieux. Mais la peine écorchait encore à vif, d’où la voix tremblante parmi les sons un peu cassés, d’où le regard qui évitait Joy, qui voulait éviter d’envier un Soigneur qui avait encore sa mère…

- Tu comptes le laisser appeler en vint sa maman ? demanda Annabelle.

Quand d’autres se seraient sentis accusés, Joy regardait la jeune femme avec étonnement. C’était comme si elle découvrait cette possibilité. En vérité, l’idée l’avait peut-être frôlée mais elle n’y avait pas sérieusement songé.

- Il n’a qu’à te rejoindre ici, tu sais… je ne suis pas une pirate sanguinaire, ce n’est pas mon rôle. La seule chose que je ferais peut-être, c’est de ne rien faire. Laisser les pirates attaquer. Mais, il n’y a pas de pirate ici maintenant. Alors… il ne se passera rien…

Nessy était redevenue froide. La chaleur avait déserté son visage. Comme la marée qui revenait toujours, inexorablement. Une lutte vaine.
Joy écarquilla les yeux : maintenant, elle voyait. Il était large, le fossé qui les séparait.

- Mais Hairy lui, s’il te trouve, il se passera quelque chose. soufflait-elle.

Hairy était gentil avec elle, mais avec le temps, il était devenu un loup. Toujours méfiant, et prêt à mordre. S’il trouvait Anna, lui, il ferait quelque chose de bien plus conséquent.

Son instinct de mère semblait s’éveiller peu à peu. Mais pour l’enfant qu’elle avait perdu, pas celui qui la cherchait dans les bois.
Joy laissa échapper un sourire triste et s’avança, bras ouverts.

- Tu veux un câlin ?

Cette proposition avait des tons d’adieux. Car désormais, elle comprenait qu’il était impossible d’emmener Annabelle au grand Arbre.

Nessy appartenait au passé.
Quoique ça lui en coûtait.

Et voilà que celle qui était sa mère, apprentie certes, mais elle portait quand même ce titre, s’approchait d’elle. Les bras ouverts, accueillants. Et tristes. Le sourire avait cette couleur de fond, cachée mais là. Un croissant souriant, mais pourtant il était incroyablement triste.

Une proposition de câlin, de réconfort. Un acte de mère, mais quelque chose faisait ressentir un adieu.

Une boule dans le ventre, aussi lourde qu’avant. Même plus, elle avait l’impression d’étouffer. Comme sous l’eau, quand elle avait aidé Peter à les sauver de Cthulhu. Elle aurait dû tous les laisser crever. Mettre fin à ce monde enfantin, puisque personne ne semblait se soucier un seul instant du sort de ceux qui étaient victimes. On ne voulait pas les sauver.

De l’eau salée coula sur l’une des joues de la Dormeuse, elle retint les autres.

La boule à la gorge, la pression abyssale.

Annabelle fit un pas en arrière, elle entendait la chanson de la cantatrice qui revenait plus forte.

- Non… Bon sang, Joy, tu crois que j’en ai envie ? C’était plutôt le jour du Bannissement que j’en aurais eu besoin !

Le ton était sec, les autres larmes vinrent mouiller ses joues. Elle recula encore. La voix était toujours aussi cassée. Mais elle était en plus de ce timbre naturel, secouée par la peine.

- Va t’occuper de ceux qui te reste. Moi, les câlins, ils ne seront jamais plus comme avant. À moins qu’on veuille vraiment mon réconfort. Ils ne sont pas plus d’une poignée.

La Dormeuse se retourne, incapable de garder les larmes à jamais rancunière. La blessure avait tout de la chair à vif, jamais elle ne s’était refermée.

- S’Il revient, je ne sais pas si je vous aiderai.

Pas un adieu ou un au revoir, juste la silhouette fantomatique qui disparaissait dans les arbres. Les yeux en cascade.

A mesure que le visage d’Annabelle se tordait, les bras de Joy s’affaissaient tristement. Loin de la consoler, cette proposition lui arrachait quelques larmes.
Elle la rejetait.

- Non… Bon sang, Joy, tu crois que j’en ai envie ? C’était plutôt le jour du Bannissement que j’en aurais eu besoin !

La Stone baissait les yeux, la tête, tout son être semblait s’affaisser sous le poids des reproches et sa lève pincée se repliait comme celle d’un enfant penaud qu’on réprimanderait pour une bêtise.
Etait-elle mère ? Jamais encore elle n’avait autant laissé le doute.

Nessy… Non, Annabelle s’éloignait sans qu’on ne puisse la retenir. Ses adieux avaient comme un parfum de colère, un soupçon de malédiction dans la voix. Comme si elle leur prédisait un avenir des plus désastreux qui vengerait son injuste condamnation.
Et Joy restait immobile.

- Va t’occuper de ceux qui te reste. Moi, les câlins, ils ne seront jamais plus comme avant. À moins qu’on veuille vraiment mon réconfort. Ils ne sont pas plus d’une poignée.

Comme ces mots faisaient mal…

- S’Il revient, je ne sais pas si je vous aiderai.

Après un bref silence, Joy levait les yeux s’attendant à apercevoir la silhouette fantomatique d’Annabelle, ce fantôme plein de rancœur. Mais elle n’était plus là. Elle avait disparu, elle et ses reproches. Ce constat ne la soulageait pourtant pas.

- Joy ?

La voix d’Hairy sonnait comme un écho. Elle avait rêvé de Nessy, c’était un cauchemar et Hairy la réveillait. La réalité reprenait ses droits, chassait les fantômes et les souvenirs qu’ils ramènent.

- Joy ! Tu étais là ! Je t’ai cherchée, bon sang ! Pourquoi tu n’as pas répondu ?

Lorsqu’il posa sa main sur son épaule, Joy sentit son cœur bondir dans sa poitrine comme si enfin, elle venait de rependre conscience. Levant des yeux écarquillés sur la figure familière de son presque-fils, elle resta muette.

Comme il passait du soulagement à la perplexité, puis de la perplexité à l’inquiétude, elle décidait de ne plus se retenir. Le mal était fait, son silence avait trahi sa peine.
Elle se laissa fondre en de lourds sanglots.

Plus tard, lorsqu’elle eut séché ses larmes et qu’ils furent rentrés, Joy décida qu’elle ne s’éloignerait plus de son garde du corps.
Il lui épargnait des rencontres bien trop douloureuses.