Corneille Ardente avait de l'affection pour Peter.
Corneille Ardente savait voir au-delà de l'évidence, au-delà du limpide et de l'apparence. Il voyait l'enfant blessé derrière l'enfant tyran, l'enfant fragile derrière l'enfant puissant, l'enfant tout court derrière l'enfant mutant.
Il savait voir Peter avant Pan. Et tout en accompagnant chacun de ses mots comme de ses gestes de précautions maitrisées, prudentes et tendres, il prenait soin de ce minuscule, minuscule garçon qui ne savait pas, lui, prendre soin de lui.

Comme ce soir, où Corneille avait eu vent des tourments de l'Enfant Roi. Les esprits l'avaient très vite mis au courant du drame qui s'était déroulé au sein du Bois Joli. Le drame ne s'était pas encore mué en tragédie, mais la peine qui chargeait l'atmosphère du Pays de Jamais était d'ores et déjà réelle. Comme la souffrance de Peter. Comme la souffrance d'Harfang Cendrée.
Car malgré l'indifférence ignorante et cruelle du garçon volant à l'égard de la Peau-Rouge, malgré la rancune tenace et intense de cette dernière, tous deux avaient cela en commun. Du bien-être des esprits dépendait leur bien-être.
Lorsque l'enfant de l'Esprit Loup avait été meurtri jusque dans l'âme par la barbarie souillée des Pirates, Corneille avait prié, chanté, enfumé son tipi d'encens sacré. Il espérait, comme les deux enfants – à ces yeux, Harfang était encore une enfant, quasiment au même titre que Peter – que l'Esprit Nuit saurait sauver le louveteau mourant. Ou mort. Corneille ne savait plus bien, car la mort était une chose vague et fluctuante sur l'île.

A présent, Corneille Ardente désirait réunir la main des deux enfants dans les siennes. Qu'ils espèrent ensemble, unissant leurs forces et leurs cœurs dans la foi. C'était devenu nécessaire, essentiel. Juste une nuit. Juste ça.
Alors un soir, le Sorcier fit appeler Peter via un esprit messager qui vint quémander l'Enfant Roi jusque dans sa chambre fournie et bariolée. Peter, sa flûte et son poignard à la ceinture, emboita le pas du Fumerolle sans prendre la peine de voler, un peu lent, un peu méfiant. C'est vrai, sa silhouette avait un côté maussade. Il rentrait les épaules et ne sautillait guère.

Il fut ainsi mené par-delà la Vallée des Fées, jusqu'au Clan du Corbeau. Son préféré. Parce qu'on y faisait toujours la fête. Il ignorait qu'il n'était pas ici pour s'amuser jusqu'au matin, et du fait qu'il l'ignorait, la gaieté finit par trouver une brèche jusqu'à sa pensée. Ainsi, en pénétrant dans le village des Delaware, Peter était souriant et avenant. Corneille Ardente attendit qu'il se fût approché. Alors seulement il appela Harfang Cendrée. Pourvu que les choses ne dégénérassent pas.


 

Corneille Ardente invita une jeune Peau-Rouge à les rejoindre, et Peter la dévisagea avec attention, arborant un air imprégné d'innocence qui laissait deviner à quel point le souvenir d'Harfang Cendrée s'était évaporé de sa mémoire.
A son approche, il lui adressa une révérence sobre et respectueuse, comme à son habitude, mais la réaction de la jeune femme ne fut pas celle escomptée. Se redressant lentement, Peter resta cois, incrédule et confus face à l'animosité hargneuse que lui témoignait Harfang. Il ne songea même pas à riposter tant il était perplexe.

Ce fut finalement la voix singulièrement profonde du Sorcier qui vint apaiser cette tension émergente, et Peter adopta de nouveau cet air grave, pas toujours naturel mais qu'on sentait sincère, à l'évocation de la détresse des Esprits.

– L'Esprit-Loup est en colère...

Peter releva la tête en imitant la posture de la Peau-Rouge. Peau-Rouge étonnante d'ailleurs, son teint était étrangement pâle et son visage ne possédait pas les traits ciselés propres aux amérindiens établis sur l'île. Cela ne manqua pas d'attirer l'attention de l'Enfant Roi. Il se détournait ainsi de leur objectif, et Corneille en prit conscience bien vite. C'est qu'il le connaissait, le petit chef à l'esprit funambule.

– Suivez-moi.

Devançant les enfants, le chaman pénétra dans son vaste tipi, spacieux mais encombré. Il les fit entrer à leur tour puis prit le soin de rabaisser la peau qui cachait l'ouverture. Peter se rua sur le trône, tout ravi de pouvoir prendre place sur un si noble siège, observant les alentours d'un air ostensiblement intrigué, tout en balançant grossièrement ses jambes.

– Descends, Peter. Nous allons nous asseoir par terre aujourd'hui.

Le garçon n'ayant pas pour habitude de contester les directives du Sorcier, il consentit à quitter le trône afin de rejoindre Corneille Ardente et Harfang. Le chaman s'affairait déjà parmi bocaux, coupelles et plantes séchées qu'il écrasait ou manipulait sans expliquer ses gestes. Faisant signe aux jeunes gens de s'avancer, il marqua leurs visages de quelques signes tracés à l'aide d'une poudre rougeâtre. Le visage bariolé mais toujours aussi solennel, les enfants furent invités à s'installer en tailleur au centre du tipi.

– Fermez les yeux.

Peter s'exécuta docilement. Si la cérémonie ne s'était pas portée sur les Esprits, le jeu le lasserait déjà. Le Sorcier attrapa tendrement la main de l'enfant pour la lier à celle d'Harfang. Surpris, Peter se laissa faire tout de même, malgré le frisson de réticente qu'il crut percevoir de la part de la Peau-Rouge.

– Concentrez-vous sur vos émotions... Ce que vous ressentez... Exprimez-vous... Harfang. Commence.

Corneille Ardente dissimulait bien des énigmes au creux son vieux coeur. Ainsi, on aurait pu s'interroger sur la véritable poursuite de la cérémonie. Peut-être prendrait-elle des airs de thérapie. Avec ce bougre de chaman, on savait qu'on voyageait à chaque fois. Quant à la destination... C'était une autre histoire.



 

– AÏE !

Peter rompit le lien intense qui le maintenait à Harfang, dégageant sa main de son étreinte d'un geste ample. Rouvrant les yeux, fronçant les sourcils, l'Enfant Roi frotta ses doigts engourdis en fixant Harfang Cendrée d'un air réprobateur, légèrement choqué. La Peau-Rouge venait quasiment de lui broyer les doigts.

– Qu'est-ce qui t'arrive, Peter ? s'enquit Corneille Ardente, toujours tranquille.

– Elle m'a fait mal ! s'écria le garçon d'une voix éraillée, hargneuse.

Il se releva d'un petit bond volant, croisant les bras sur sa poitrine, et leva le menton pour se donner un air important.

– Ce n'est plus amusant. Je veux changer de jeu.

Corneille se leva à son tour, posant sa main parcheminée contre l'épaule frêle de Pan.

– Peter. Ce n'est pas un jeu. C'est important. Te souviens-tu qu'un des Enfants Loups est mort ?

Le visage du petit roi parut perplexe un moment, avant de retrouver une expression éclairée et vaguement sérieuse. Il hocha la tête.

– Es-tu prêt à nous dire ce que tu as ressenti ?

Docilement, calmement, Peter s'assit en taillant, scrutant le visage dur d'Harfang. Les esprits, excités par sa présence, vinrent l'encercler en frétillant gracieusement. Tâchant de se concentrer – exercice ardu en ce qui le concerne – Peter n'osait toutefois ne serait-ce que frôler la main de la Féroce, craintif à l'idée qu'elle ne l'écrabouillât de nouveau.

– A vrai dire... A vrai dire...

Silence.

– J'ai ressenti. Une immense colère. Une colère comme une montagne. Comme un volcan ! Une gigantesque colère !

A défaut d'éprouver une empathie consciente et réfléchie, Peter Pan était en mesure de ressentir les émois d'autrui de façon extrêmement brute. Brutale même. Souvent sans même les comprendre et les définir. En ce lieu mystique, il avait ressenti la fureur d'Harfang Cendrée à la manière d'une brûlure extrême, violente. Dont il redoutait l'empreinte sur sa peau. Il n'avait même pas eu le temps de se demander ce que lui-même ressentait.
A présent, sa respiration s'était muée en souffle agité, laborieux et sifflant. Il était submergé par la rage de la jeune fille, sans même savoir de quoi il s'agissait, sans même savoir qu'il en était la source.

– Calme-toi, mon enfant.

Corneille Ardente effleura son thorax pétulant, sa paume diffusant une clarté blanchâtre qui apaisa immédiatement Peter, bien que ce dernier conservât un air confus et affolé.

– Harfang. déclara le Sorcier en se tournant vers la Peau-Rouge. J'ai besoin que tu partes chercher l'un de tes compagnons. S'il te plait, amène-nous l'un des Enfants Loups.

Peter, toujours envahi des esprits échauffés qui se trémoussaient à ses côtés, leva les yeux vers la jeune fille, soucieux de savoir ce que le chaman prévoyait. Mais cela, il ne le saurait qu'au moment venu. Nous l'avons dit : l'homme avait ses énigmes, et personne d'autre que lui ne semblait y trouver réponse.

Peter Pan, à la venue d'Harfang, ne put s'empêcher de froncer le nez.
Une odeur sauvage, brute, accompagnait les pas de la jeune femme. La même que les loups. Et tandis qu'elle foulait le sol à leurs côtés, Peter ne put retenir la pensée qu'elle leur ressemblait furieusement. Comme si... Comme si elle eût été l'une des leurs.

Pendant l'absence d'Harfang, Peter était demeuré aux côtés de Corneille Ardente. Le dessein nuageux du Sorcier l'avait intrigué un moment, avant que sa pensée ne vînt se fixer sur un autre sujet plus volage, plus futile. Comme toujours. Peter ne s'attardait guère dans l'ignorance, dans la confusion. Les choses allaient et venaient dans son pays comme dans sa tête.
Il avait balayé du regard et effleuré de la main les divers objets plus ou moins hasardeux qui jonchaient le tipi spacieux du chaman. Il avait sifflé, dansé, attendu, pensé, joué avec quelques bibelots. Corneille Ardente le considérait avec gravité. Précisément parce que l'Enfant Roi en était destitué. La chose l'inquiétait, car l'heure était grave, et que Peter Pan était incapable de concevoir cela.

– Est-ce qu'Harfang te rappelle quelque chose ?

La phrase, prétendument anodine, avait brisé le silence et interrompu la distraction intime et solitaire de Peter. Il se redressa légèrement et porta son regard sombre sur le Sorcier.

– Non.

Le jeu reprit, bien plus intéressant, bien plus stimulant, aux yeux de Peter, que cette ébauche de conversation. Qui s'acheva ainsi, crevée dans l’œuf.

★

Absorbé par ses babioles, Peter suivait distraitement les pas de Corneille Ardente à l'extérieur de son repaire. L'homme, dont la peau parcheminée luisait sous la clarté du feu millénaire qui crépitait au centre du village, invita Harfang à les rejoindre d'un geste ample. La présence des loups finit par capter l'attention de Peter – c'est à ce moment-là qu'il fronça les narines – et il les salua d'un hochement de tête sobre et silencieux, que les créatures lui rendirent noblement.

– Mes enfants. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que la vie et la mort en ce pays sont des choses bien incertaines. L'enfant de l'Esprit Loup a déjà échappé au Démon. Sa mère elle-même l'a condamnée. Mais il reste un être... L'être des êtres... A qui nous n'avons pas demandé la faveur de rendre à ce louveteau son essence de vie.

Peter leva brusquement la tête.

– L'Esprit Nuit.

Corneille hocha lentement la tête, un vague sourire tranquille étirant ses lèvres ridées.

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La suite par ici : L'Esprit en Quête