Le corps ; tendons arrachés, flaques sombres qui se répandent jusqu’à engloutir le sol mort sous ses pieds, les organes enchevêtrés et oubliés dans un coin en une offrande sans destinataire, un paquet oublié dans un recoin du bureau de poste. Le corps qui n’est plus qu’une série de silences, outre quelques vagues échos au fin fond de la cage thoracique, les os fêlés qui craquent sous le poids d’une main, de doigts dénués de bonté et encore moins de patience.

Le corps ; si jeune et pourtant gigantesque, grand enfant au visage qui avait presque perdu toute semblance d’innocence. Une course commencée bien plus tôt, puis la chute, le visage tordu en une expression de terreur jusqu’à ce qu’on l’arrache comme le reste. Il l'a tué d'un geste, sans réfléchir. Pas le bon visage, pas le Garçon que Juniper recherche. Lui, lueur disparue, un halo ensanglanté tracé dans les sillons de hurlements déchirants.

Le corps ; Juniper s’arrête, coupé net dans son élan meurtrier, dans le sang qui alourdi les manches de son pull, face aux bouts de bois qui dépassent de la poche intérieure de la veste. Il a vidé machinalement, un organe puis le suivant, presque comme s’il s’était trouvé face à un adulte, à une potentiel source de chaleur à briser de l’intérieur.

Le corps ; ravagé, réduit en pièces, en amas divers auxquels June n’apporte déjà plus d’attention. Son regard d’un rouge profond est captivé par les baguettes de bois, par leur bout arrondi—l’espace d’un instant, il songe au xylophone, au fait de répéter une symphonie jusqu’à l’enfouir dans les veines, une danse macabre qui ressemble à s’y méprendre à ce qu’il inflige à ses victimes une fois qu'elles ont cessé d'être.

Le corps ; inutile, déjà abandonné. June a bu, puis a ouvert—a cherché le Garçon, comme s’il avait été dévoré, avalé par un monstre de plus—qu’il est petit le Garçon, on pourrait ne pas le voir au détour d’un arbre mort.

Les baguettes tournent dans ses mains aux ongles trop longs, glissent sans tomber, rattrapées par Juniper. Déjà, il a trouvé un caillou assez large pour s’accroupir devant, frappant la roche du bout des baguettes. La résonance cause un soubresaut, canines qui ressortent—ce n’est pas le bon endroit. Devrait-il tenter un arbre ? Une souche quelconque au milieu de la rivière pourpre qui le suit sous forme d’un torrent qui s’assèche avec les saisons, corps oublié.

Quelque chose d'autre, de pire ou de meilleur, s’en chargera—June se relève, prenant appui sur sa jambe droite, convaincu que l’autre risquerait de lâcher. Impossible, ce n’est qu’une habitude ancrée dans le corps. Une fois de plus, il tente de faire tournoyer une des baguettes, de sa main dominante.

Le Garçon, est-ce qu’il aime la musique ? Oh—ses cris étaient une mélodie indescriptible.

Est-ce que le bois produirait un son plus avenant—ou bien les os, cage thoracique ouverte en un appel à une étreinte, à un jeu macabre. Juniper pourrait tout aussi bien briser les baguettes, une pression dérisoire de sa part serait suffisante pour envoyer des éclats clairs valser tout autour de lui.

L’Apathique n’en a ni la motivation, ni l’envie. Pas plus que jouer l’intéresse—plus simple de prétendre que son âme est dénuée de vie, que rien ne le fascine. Un tronc mort, qui gît dans une position similaire à celle du corps, étendu sans chance de se relever un jour, l’attire. En raclant la croûte sombre, est-ce qu’il tomberait que un bois assez doux pour produire une mélodie ?

Déjà, pourtant, on ose l’interrompre. L’adolescent éternel n’a aucune bonté dans son regard, cherchant l’intrus, ce qui s’est immiscé dans un recoin d’un œil.
C’est—grand. Ou long, et il peine à saisir la différence, à voir plus que cet amas sombre qui se tient plus loin.

Juniper n’a pas de discours en tête, pas de vers à déclamer face à cet étrange public. Les baguettes tournoient, passant d’un doigt à l’autre, ce n’est pas si compliqué.

Il hausse les épaules, allant se poser face au tronc qui jonche le sol, tapant contre le bois râpé des deux mains, certainement trop fort, sans en avoir conscience ; c’est un son humide qui en ressort, sang qui a giclé jusqu’à là, qui a recouvert la tragédie d’une couche supplémentaire. Tsk, il va vraiment devoir gratter pour atteindre quoique ce soit, quelle plaie.

Est-ce que la créature—la seconde, si lui est la première—est encore là ? Il redresse la tête. Assis en tailleur, Juniper observe, se demande si l'un compte attaquer l'autre.

Est-ce que ses dents perceraient quoi que ce soit, s’il les enfonçait dans l’amas à ses côtés ? Peut-être aurait-il pu s’écarter, ne pas fixer en attendant une réaction—et Juniper n’apprécie guère les premiers pas, les conversations où il n’est pas guidé. C’est trop d’énergie, d’être—d’être ni vivant ni mort, de se retrouver bloquer dans cet entre-deux qui n’est accepté qu’au Manoir, qu’en compagnie d’autres monstres.

Vient la musique, celle de la créature—c’est quelque chose qui se mêle bien à la scène, où tout est aussi ralenti que l’esprit de Juniper. Les baguettes tapotent, ailleurs, contre une protubérance du tronc couché où l’écorce a été rongée parce quelque chose.

La musique n’est qu’une suite de notes, une partition et qu’est-ce que ça, sinon un moment figé entre deux deux tragédies, un corps déjà oublié et deux autres dont il ne parvient pas à comprendre grand-chose. Est-ce un homme ? Une femme ? Qu’est-ce ce qu’il devrait dire ?

Peut-être rien. Juniper n’est pas certain de sa prise sur ses baguettes, encore moins de comment il devrait jouer—il tapote dans ce qu’il juge être les creux, tentant de poursuivre ce que l’autre joue. L’Apathique pense à une cymbale, à un triangle—à quoi que ce soit qui produirait un son plus fort, moins étouffé par le bois.

Comment est-ce que la musique naît des mains de la créature ? Est-ce une forme de magie ?

Un instant, l’on dirait qu’il va se lever, et à la place, il ajuste sa position, se mettant en tailleur.
Vaguement intéressé.

La créature n’a pas besoin d’être qui que ce soit de pré-établi, pas alors qu’il n’y a aucun témoin pour juger la scène et son absurdité. Un monstre, une horreur plutôt et les différences sont minces, tenant à peine dans une partition, et une créature qui ne semble pas vouloir s’en aller si rapidement. Ce n’est pas comme les cours de musique, ceux où Juniper divague et s’ennuie, existant pour d’autres.

Déjà, la mélodie quitte le tronc, semblant se nicher de nouveau dans—quelque part dans ce long corps sombre à la main tendue dans sa direction.

Est-ce que ses ongles perceraient cet éclat du ciel le plus noir, est-ce que des étoiles en couleraient en un flot ininterrompu, or doit-il s’attendre à ce que rien ne se passe—June essuie les baguettes dans un pan de son pull déglingué, pour ensuite les poser sur un genou.

A quoi bon toucher la créature ? Et si cette dernière décidait d’extraire une mélodie exécrable des organes morts de June ? A quoi ressembleraient les notes figées dans cet arrêt permanent de tout ?

June n’a pas peur ; c’est trop humain, trop fort. Lui (et c’est idiot, de dire ‘lui’, ça lui semble d’un coup une autre hérésie) ne souhaite rien ressentir. Pourtant, il dépose ses doigts si dangereux contre ceux de la créature, juste pour voir ce qui va se produire.

Pour quelqu’un d’autre, que ce soit le Seigneur ou son professeur de musique ; June ne désire pas vouloir, encore moins être. Alors comment qualifier cette soudaine question, ce 'peut-être' qui le traverse ?