C'est la nuit, le Port s'anime. Malgré le temps rafraichi, malgré l'heure tardive, les mêmes voix résonnent encore et toujours - chants alcoolisés, bagarres impromptues. C'est la vie, les Pirates sont ainsi. Elle n'y prête même plus attention.

Au milieu des bruits de la vie nocturne du Port Débauché, un pas retentit doucement. Ignorant les rares regards qui s'attardent sur elle, Mahalia titube en direction de sa boutique - ou du moins, c'est ce qu'il lui semble. De toute façon, elle n'est pas particulièrement pressée : l'état d'ébriété dans lequel elle se trouve fait taire sa peur, la rendant presque nonchalante. Elle pourrait finir à la Maison Close ou ailleurs, c'est égal. L'idée de retourner à la Taverne la traverse même - c'est qu'il fait froid  dehors, quand même.

Les devantures défilent, le monde est beau et flou. Le Murmure s'arrête parfois, attiré par un détail qui ne semble intéresser que lui : une vielle porte en bois sculpté ou un chat assis sur une clôture. Son errance alcoolisée l'emmène un peu partout, la poussant à gamberger, fait surgir des envies soudaines. Jusqu'à ce qu'un caprice la traverse, la poussant à s'arrêter sur place.

- Je sais ce que je veux.

Elle l'a murmuré avec des étoiles dans les yeux, inspirée par la devanture en face de laquelle elle se trouve. Puis, emplie d'une détermination nouvelle, Mahalia s'avance et commence à frapper à la porte. Si elle connait celle qui vit à cette adresse ? Pas vraiment. Mais ce qu'elle en sait suffit : la femme qui vit derrière la porte sait manipuler l'aiguille et l'encre.

Ça tombe bien, puisque le Murmure est soudain très décidé à obtenir un tatouage.

- Y'A QUELQU'UN ?

Elle n'a pas l'habitude de crier : le volume de sa propre voix la surprend, elle se tait soudain en rougit un peu. Avant de continuer à frapper, un peu plus doucement quand même.

En temps normal, jamais elle n'oserait (et encore moins à une telle heure), mais voilà : Mahalia est tout sauf dans son état normal.

De toute façon, c'est bien pour échapper audit état normal qu'elle boit.
Au grand dam de ceux qu'elle dérangera.

Elle avait passé la soirée à chasser des chats errants de sa boutique. Ils rentraient via un nouveau trou entre les planches qui formaient les murs à chaque fois, par lot de trois toutes les minutes, rendant la Piquante presque agressive. Vers la fin de la soirée elle avait réussi à faire déguerpir les félins, et pensait avoir trouvé la cause de tout ce remue-ménage animalier des heures précédentes.

Elle saisit un petit bout de papier qu’elle accrocha au mur après y avoir apposé l’inscription très claire : « L’HERBE A CHAT EST INTERDITE ICI, IL NE FAUT PAS S’Y FROTTER AVANT DE VENIR AUSSI »

Si ce n’était pas ça, elle n’avait pas d’autre explication rationnelle, et celle-ci semblait lui convenir. Le « mur des interdits » de sa modeste échoppe permettait de calmer ses pulsions de contrôle, et suffisait à la rassurer suffisamment. Elle y jeta un œil, observant les anciennes inscriptions y siégeant.

« LA SEULE ARME AUTORISEE ICI EST MA RAPIERE »

« PAS LE BAS DE LA FESSE »

« NE PAS RAMENER DE SANDWICH AU POULET»

Après un court silence interne, elle se détourna dudit mur, se disant que même si elle semblait avoir oublié certaines des raisons qui l’avaient poussées à écrire ces courtes règles de vie, elles devaient probablement être parfaitement justifiées. Elle en rajouta une, au cas où.

« NE PAS DEMANDER DE JUSTIFIER LES REGLES »

Après s’être faite bercée pendant le reste de la soirée par les habituels chants rauques alcoolisés des pirates à la taverne, le léger bruit de la mer, ainsi que les miaulements répétitifs des matous qu’elle avait chassé, occupée à coudre une sorte de haut d’un goût douteux, elle tenta de fermer l’œil. Mais le Destin semblait vouloir lui faire payer quelque chose, car lorsqu’elle souffla sa lampe à huile, elle entendit tambouriner à la porte. Sa première supposition était que les chats avaient fini par se rassembler, et se jetaient les uns après les autres contre la surface de sa pauvre planche de bois lui servant de porte. Cette hypothèse lui parut par la suite peu probable, et elle mit cette première supposition hasardeuse sur le compte de la fatigue.

- Y'A QUELQU'UN ?

Les bruits s’arrêtèrent un instant, avant de reprendre plus doucement. C’était donc une femme, soit énervée, soit éméchée, voire peut-être les deux. Elle entrouvrit la porte entre une série de coup donné sur le bois, et glissa un œil dans l’entrebâillement.

-C’est pour quoi ? 'Savez qu’elle heure il est, enfin ?

Elle n’osait pas demander si c’était les chats qui l’envoyaient. Trop saugrenu, c’était sûrement la fatigue.

La réponse ne met pas longtemps à arriver. S'écartant légèrement de la porte, Mahalia voit un oeil pas forcément très amical la fixer à travers l'entrebâillement.

- C’est pour quoi ? 'Savez qu’elle heure il est, enfin ?

L'espace de deux secondes, le ton de son interlocutrice la désarçonne. Mais le côté ivre du Murmure reprend le dessus, et ce dernier se rapproche, appuyant sa tête contre la porte.

- Bonsoir. Qu'elle lance d'une voix traînante et pâteuse - elle l'espère séductrice, sans doute, mais l'effet n'est pas vraiment réussi. Et reprend : C'est pour un tatouage.

Une fois n'est pas coutume, elle ne bafouille pas et semble en être plutôt fière. Glissant sa main dans l'entrebâillement - l'idée qu'elle puisse ainsi perdre des doigts si la tatoueuse décidait de la refermer brusquement ne la traverse pas - Mahalia poursuit :

- C'est important de faire ça ce soir parce que demain j'aurais... trop peur.

Ah, ce n'est pas parce qu'elle est éméchée qu'elle en oublie ses anxiétés, non. Elles sont toujours présentes dans un recoin de sa tête, mais l'alcool l'aide à y faire face.

Ronronnement. Mahalia baisse la tête pour aviser un chat se frottant contre son mollet. Attendrie, elle consent à se pencher pour lui caresser le dos d'un geste erratique.

- Il est à toi ?

La Piquante l’observe un instant. La jeune femme face à elle semble pour le moins ivre, si ce n’est plus, supposant qu’il y ai une échelle de l’ivresse précise.

- Bonsoir. C'est pour un tatouage.

Ruth fronce les sourcils alors que le Murmure essaie de l’amadouer avec un ton séducteur. L’effet escompté n’est surement pas exactement le bon, mais après que la tatoueuse ai levé les yeux au ciel, un peu de pitié pour l’éméchée, elle sursaute légèrement alors que les doigts de Mahalia se glissent sous son nez. Entreprenante, se dit-elle.

Elle lui ouvre la porte, alors qu’elle lui annonce qu’elle aura peur de ne pas faire demain. Elle fait souvent boire ses clients quand ils sentent trop la douleur, mais elle n’a pas vraiment l’habitude de les voir débarquer directement ivre, même si c’est un gain de temps, en quelque sorte.

- Et t’as pas peur de le regrettez par hasard ? Et puis tu sais vraiment ce que vous-voulez ?

Le Murmure se penche vers un chat proche de l’ouverture de la porte, et la Piquante repousse aussitôt l’animal du bout de son pied nu, un air de dégout sur le visage. L'animal feule, alors que d'autres de ses comparses se rassemblent, les yeux démoniaques brillants dans l'ombre de la nuit.  

- Oh non, surement pas! Et j'espère que tu les apprécie tout autant que moi. Elle tire le poignet du Murmure vers l’intérieur de sa bâtisse, avant de refermer rapidement la porte, alors qu’un miaulement comme outré semble se faire entendre.

Elle se retourne pour rallumer sa lampe à huile encore chaude, sentant qu'elle ne dormirait pas beaucoup cette nuit, avant de se retourner vers son éventuelle cliente.

Dès que la tatoueuse ouvre sa porte, Mahalia sent comme un grand sentiment de victoire l'envahir.

- Et t’as pas peur de le regrettez par hasard ? Et puis tu sais vraiment ce que vous-voulez ?

Question très pertinentes, que le Murmure balaie d'un geste flou. De toute façon, tout le monde finit par regretter tout, non ? Tout comme son interlocutrice semble regretter, à cet instant précis, la présence du chat contre la jambe de Mahalia.

- Oh non, surement pas! Et j'espère que tu les apprécie tout autant que moi.

Le Murmure se fait tirer à l'intérieur et, emporté par son élan, fait encore quelques pas malhabiles dans la pièce alors que la tatoueuse referme la porte. Une lumière s'allume, éclairant un mur empli de mots. Mahalia s'en approche, yeux plissés : elle peine à se concentrer mais parvient, avec un peu d'effort, à comprendre qu'il s'agit de règles diverses.

- Wow.

Commente-t-elle un peu laconiquement, occupée à parcourir le règlement. Son idée de base s'est déjà évaporée, passant à l'arrière de ses pensées alors qu'elle observe. Ils n'ont pas ça, à la boutique. Est-ce qu'elle devrait faire pareil ? Elle en parlera à Eugénia, lorsqu'elle rentrera.

Enfin, il faut déjà qu'elle dessoûle.

Regard vers la tatoueuse.

- Ça fait beaucoup d'interdits...

Lui en faire la remarque n'est sans doute pas la chose à faire, mais Mahalia n'en a cure : elle est un peu trop éméchée pour avoir un filtre. Soudain, un grand sourire lui fend le visage.

- C'est joli, chez toi !

Ou en tous cas, elle aime bien.
Même si ça manque de chats.

Peut-être qu’elle est trop gentille avec les inconnus, même si celle-là n’a pas l’air méchante. Elle jauge du regarde Mahalia, la laissant avancer dans son antre sans rien dire au début. Elle n’a pas répondu à ses questions, surement qu’elle ne veut pas y penser. Enfin, la Piquante espère juste qu’elle ne reviendra pas le lendemain en pleurant, c’est tout. Elle aussi, ça lui ferait de la peine.
La Murmure s’approche du mur des interdits, et semble y apporter un peu trop d’attention selon la tatoueuse, ce qui la fait croiser les bras et faire la moue.

-Wow.

Ruth espère qu’elle ne fera pas plus de commentaires, alors qu’elle pose elle-même les yeux sur ledit mur, remarquant une nouvelle fois l’absurdité de certaines inscriptions, avant de relever le nez. Etait-elle un peu touchée dans son ego, ou gênée qu’on s’y intéresse de si prêt?

- Ça fait beaucoup d'interdits...

Elle relève le nez pour prendre un air assuré, posant une main sur sa hanche en décroisant les bras.

-Eh bien, y’en a qui se croient tout permis ici, alors euh. Une pause. Je fais c’que je peux. Y’a écrit qu’il faut pas discuter les règles d’abord.

Raté pour l’air assuré, se dit-elle.

Elle s’enfonce un peu dans la baraque, on y découvre un mobilier sommaire. Elle allume une seconde lampe à huile, éclairant son lit dans le fond, que l’on devine derrière un rideau. Des tiroirs de son bureau débordent de fils et d’étoffes colorées, alors que d’autres ferment à peine, bourrés de papiers jaunis griffonnés. Haut au niveau du plafond, on trouve une série d’étagères remplies de bibelots et verreries, cadres et autres objets. Des rideaux opaques composés d’un patchwork de tissus couvrent les fenêtres en verre fin. A y regarder de plus près, la plupart des tissus sont sur ce même modèle : draps, rideaux, coussins…
Deux chaises trainent dans un coin, à côté d’une table sur laquelle on voit tout son matériel de tatouage et quelques croquis.

-Alors, tu as réfléchis à ce que tu veux ? demande-t-elle en inclinant la tête vers le Murmure.

- Eh bien, y’en a qui se croient tout permis ici, alors euh. Je fais c’que je peux. Y’a écrit qu’il faut pas discuter les règles d’abord.

Bien que ce soit dit sans assurance, Mahalia pense comprendre. Eugénia lui dit souvent qu'il faut des règles, sinon les clients font n'importe quoi. De façon erratique - il faut dire que sa démarche ne laisse aucun doute sur son degré d'ébriété - elle se dirige vers l'une des chaises posées dans un coin et s'y laisse tomber.

- Alors, tu as réfléchis à ce que tu veux ?

Il faut un certain temps à Mahalia pour remettre de l'ordre dans ses pensées. Pourtant, quand c'est fait, son inspiration brusque de tout à l'heure refait surface avec une clarté qui fait briller son regard.

- Oui.

Levant son index comme pour appuyer son propos, elle déclame :

- J'aimerais... un coeur.

L'image dans sa tête est très claire, pourtant elle peine à la transcrire en mot. Elle doit se concentrer, faire des efforts pour réfléchir et poursuivre :

- J'aimerais qu'il saigne. Et qu'on puisse voir... sept gouttes de sang, qui coulent de lui.

Pas sûre que Ruth puisse faire grand chose de cette description. Tant pis, Mahalia n'y pense pas vraiment, tout occupée à imaginer son propre coeur qui palpite.

La tatoueuse la suit des yeux, alors que la jeune femme laisse son corps s’effondrer du côté où elle travaille habituellement. Elle a vaguement l’impression qu’elle a l’air perdue, et pas uniquement car elle est ivre (presque) morte. Alors qu’elle demande au Murmure si elle a réfléchit au motif, Ruth attrape une feuille volante sur son bureau et sa mine de plomb, avant d’aller s’asseoir face à la jeune femme.

- Oui. J'aimerais... un cœur. J'aimerais qu'il saigne. Et qu'on puisse voir... sept gouttes de sang, qui coulent de lui.

Ruth se contente d’hocher la tête sans demander plus de précisions, en constatant le mal que le Murmure a eu mettre en mot l’image qu’elle avait en tête. Elle lui sourit gentiment, ne sachant pas si elle trouvait la jeune femme face à elle touchante ou si elle avait un peu de pitié pour elle.

- Je vais essayer de dessiner, et tu me diras si tu aimes, d’accord ? Sa voix est douce lorsqu’elle s’exprime, peut-être à cause de la fatigue.

Ruth commence à dessiner, relevant parfois le nez, comme pour réfléchir, ou pour fixer intensément Mahalia, la dévisageant quelques secondes. Sa mine glisse sur le papier avec une certaine élégance, tel un patineur sur la glace alors qu’un motif, puis l’autre, commencent à se discerner sur le support.

- Tu travailles au port, sinon ? Et est-ce que t’as un nom ?

Elle ne relève pas le nez de son ouvrage alors qu’elle lui demande, traçant les dernières lignes. La demande spécifique qu’elle avait exprimé, ivre de surcroît lui laissait penser que le Murmure n’étais peut-être pas la personne la plus heureuse qu’elle connaisse. Elle lui tendit le papier, lui présentant deux croquis pour qu’elle fasse un choix.

- Ecoutes, je sais pas ce que tu comptes réussir en te faisant tatouer, mais j’veux éviter de te rajouter un trauma. Alors j’espère que c’est quelque chose qui va t’aider, et pas t’enfoncer, ce que tu me demande de te faire là.

Elle avait peut-être dépassé son domaine de compétence, mais sa conscience avait décidé de ne pas la laisser tranquille.

Croquis:

- Je vais essayer de dessiner, et tu me diras si tu aimes, d’accord ?

Ce qu'elle est gentille, la tatoueuse ! Ce que sa voix est douce ! Levant les yeux vers son interlocutrice, Mahalia réprime un sanglot soudain. C'est que la bonté - comme beaucoup de choses - l'émeut.
Ruth se plonge dans la réalisation d'un croquis. Les fois où elle relève la tête pour la fixer, Mahalia détourne le regard et le porte ailleurs. Sur un pan de mur ou de plancher - c'est égal.

- Tu travailles au port, sinon ? Et est-ce que t’as un nom ?

- Mahalia Damour. C'est ce qu'elle énonce, la bouche pateuse. Avant de reprendre, simplement : Je fais des potions.

La Piquante réplique, faisant glisser les croquis vers elle :

- Ecoutes, je sais pas ce que tu comptes réussir en te faisant tatouer, mais j’veux éviter de te rajouter un trauma. Alors j’espère que c’est quelque chose qui va t’aider, et pas t’enfoncer, ce que tu me demande de te faire là.

Aidée par l'alcool, Mahalia réagit au quart de tour. Relevant la tête avec énergie, elle fixe Ruth avec des yeux brillants.

- Ça va pas m'enfoncer, t'inquiète !

Fébrile tout à coup, elle cherche ses mots et finit par pouvoir, partiellement, exprimer le sentiment qui se débat dans sa poitrine. Avec animation - et à grand renfort de gestes erratiques - elle poursuit alors :

- En fait, quand j'étais au Grand Arbre... j'suis tombée amoureuse. Sept fois. Et même si c'est passé... je veux pas l'oublier. Parce que c'était super. Et c'était horrible. Et je veux... je veux que ça soit sur ma peau aussi. Et ça me va si ça fait mal, c'est pas grave.
J'ai l'habitude.

Le papier dans son champ de vision se rappelle à elle. D'un geste maladroit, elle rattrape les croquis et les examine. Un sourire sans retenue fend son visage. D'une voix d'enfant, elle laisse échapper :

- C'est beau...

Avant de plaquer le dessin sur la table entre elles, désignant d'un index déterminer le croquis le moins réaliste.

- ... je veux ça. C'est parfait.

Mahalia Damour, les potions, les éléments de réponses s’entrechoquent dans le crâne de la Piquante, alors que la tatoueuse essaie de se remémorer l’endroit où se trouve l’échoppe du Murmure en fouillant dans ses souvenirs. On peut discerner sur son visage comme une brume de réticence alors que ses prunelles restent plantées sur Mahalia pendant leur échange.

Elle ne sait pas si c’est sa conscience professionnelle ou la fille devant elle qui l’émeut, mais elle commence déjà à se chercher des excuses, qui n’en sont pas totalement : il fait réellement trop sombre pour commencer à tatouer quoi que ce soit. Et peut-être qu’elle se sent coupable face à chaque ancien Perdu qui croise son chemin, mais ça, Ruth essaie de ne pas trop poser de mots sur le sentiment, ça la pousse juste à être deux fois plus attentionnée avec eux.
Pénitence.

- En fait, quand j'étais au Grand Arbre... j'suis tombée amoureuse. Sept fois. Et même si c'est passé... je veux pas l'oublier. Parce que c'était super. Et c'était horrible. Et je veux... je veux que ça soit sur ma peau aussi. Et ça me va si ça fait mal, c'est pas grave.

Elle pince les lèvres, et bien que douée d’empathie, le visage de Ruth ne se déforme que sur la fin. Est-elle déjà au moins une fois tombée amoureuse ?

- Ca te fera mal, l’aiguille, ça fait toujours un peu mal, en fonction de la zone. Elle s’arrête alors que le Murmure jette son dévolu sur un des dessins. On devra faire ça demain, quand je fais mon travail, j’le fais bien ou j’le fais pas.

Elle fait une nouvelle pause, ses prunelles d’ébène glissent sur l'amas de plomb sur le papier désigné par Mahalia cette fois ci, avant de s’expliquer plus clairement. La pulpe de ses doigts passe sur la peau noircie de ses avant-bras, lorsque sa poitrine se gonfle avant de recommencer à parler.

- Il fait trop sombre et moi je tombe de fatigue, et j’veux pas faire mal les choses. Surtout un tatouage. Alors soit je te ramène chez toi, et tu reviens demain, soit tu passes la nuit ici. J’ai un hamac, je pourrais dormir dedans en te prêtant mon lit si tu préfères rester.

Mahalia a encore trop de reste de l’enfant qu’elle était, la tatoueuse a l’impression qu’une ombre la suit en permanence alors qu’on lui a pourtant arraché à son arrivée sur l’ile. Ses sourcils se haussent, alors qu’un soupir s’échappe d’entre ses lèvres: a quoi bon essayer de cerner une personne ivre de toute façon.

- Ca te fera mal, l’aiguille, ça fait toujours un peu mal, en fonction de la zone.

Un haussement d'épaule, Mahalia se répète que la perspective n'a rien de grave ni d'effrayant, au final. Ruth reprend :

- On devra faire ça demain, quand je fais mon travail, j’le fais bien ou j’le fais pas.

Ah. Sans trop réfléchir, le Murmure fait la moue : il faut dire qu'elle a tellement hâte d'être encrée qu'elle ne peut pas s'empêcher d'être déçue. La tatoueuse explicite :

- Il fait trop sombre et moi je tombe de fatigue, et j’veux pas faire mal les choses. Surtout un tatouage. Alors soit je te ramène chez toi, et tu reviens demain, soit tu passes la nuit ici. J’ai un hamac, je pourrais dormir dedans en te prêtant mon lit si tu préfères rester.

Une lueur émue passe dans le regard de Mahalia. Lui proposer le gîte alors qu'elle a débarqué chez Ruth au milieu de la nuit et sans prévenir, qui plus est ? C'est une attention absolument louable et qui lui réchauffe le coeur de façon déraisonnable. Essuyant rageusement une larme d'émotion qui menace de déborder, la commerçante inspire et, d'un ton agité, réplique :

- C'est vraiment très gentil, mais... j'vais rentrer. Je veux pas abuser de ton hos... hopsi... elle abandonne et coupe court à sa propre phrase d'un geste frustré. ... bref.

Avec énergie, elle se redresse, se lève et manque - par la même occasion - de faire tomber sa chaise. S'avançant vers la sortie, elle marque cependant une hésitation et tourne la tête vers la Piquante.

- Est-ce que... demain, je peux venir très tôt le matin ? Ou assez tard, le soir ? Un peu plus bas, elle ajoute : J'ai peur de sortir quand il y a trop de monde au Port.

Elle est candide, la fabricante de potions. Ruth la suit du regard, alors qu’elle se déplace, hagarde, les mouvements embrumés par l’alcool.

- C'est vraiment très gentil, mais... j'vais rentrer. Je veux pas abuser de ton hos... hopsi... bref.

Lorsque Mahalia se redresse, La Piquante suit son mouvement, les mains en avant comme pour la rattraper lorsqu’elle manque de renverser la chaise sur laquelle elle était quelques instants avant, avant de les replacer le long de son corps. La tatoueuse ne la quitte toujours pas des yeux alors que Mahalia va vers la porte.

Le matin, le soir ? Elle réfléchit un instant, avant d’aviser : elle n’avait rien de prévu de mémoire. Et puis elle aimait bien son projet, et son histoire... Elle se dégagerait du temps dans tous les cas.

- Fais comme tu sens, viens quand ça t’arrange, demain je suis libre. Mais plutôt le soir, vu l’heure. Elle marque une petite pause, considérant la porte. Tu peux rentrer seule dans cet état ou tu veux que je t’accompagne sur au moins une partie du chemin ?


Elle ne savait pas pourquoi elle proposait, il valait mieux qu’elle aille au lit au plus tôt, à présent. Mais après tout, il fallait préserver les clients, elle n’avait pas envie qu’elle tombe sur un ivrogne. Vu son physique elle n’avait pas l’air de vraiment savoir se défendre… Et sûrement qu’elle n’en serait pas capable dans son état.

La nuit appelait trop de pensées. Elle soupira, passant sa main dans ses cheveux.

- En tout cas, j’espère que tu le voudras toujours, même en ayant dessaoulé. J’aimerais qu’il te plaise, plutôt que tu le regrette parce que tu savais pas vraiment ce que tu faisais.

Le coin de ses lèvres se redressa, et elle sourit, un petit peu. Elle attrapa la feuille où siégeait le croquis qu’elle avait fait plus tôt, et le glissa, plié, dans les mains du Murmure.

- Tu pourras le regarder un peu plus, si tu doute.

Ruth lui dit que c'est égal, qu'elle peut venir quand elle veut et Mahalia se dit, très naïvement qu'elle viendra le plus tôt possible alors. La tatoueuse reprend :

- Tu peux rentrer seule dans cet état ou tu veux que je t’accompagne sur au moins une partie du chemin ?

Nouveau geste de refus, presque impatient : Mahalia ignore qui sont ses anges gardiens, elle sait juste que c'est très rare que l'on vienne la déranger lorsqu'elle rentre dans cet état.

- En tout cas, j’espère que tu le voudras toujours, même en ayant dessaoulé. J’aimerais qu’il te plaise, plutôt que tu le regrette parce que tu savais pas vraiment ce que tu faisais.

Elle comprend, mais elle ne le regrettera pas : du haut de son ébriété, le Murmure en est absolument persuadé. Alors qu'elle cherche ses mots pour tenter de convaincre la tatoueuse, cette dernière sourit et lui tend la feuille sur laquelle elle a dessiné les croquis.

- Tu pourras le regarder un peu plus, si tu doute.

Mahalia accueille l'objet comme le plus précieux des cadeaux, les yeux pétillants et presque humides - même ivre, c'est fou ce qu'elle peut pleurer ! Serrant le papier contre son coeur, elle entreprend alors de saluer son interlocutrice avant de se diriger à pas erratiques vers la sortie.
Nul doute qu'elle trouvera le chemin de chez elle, il lui faudra peut-être juste un peu de temps...


Mahalia n'est pas revenue le matin. Il faut dire que la gueule de bois ne l'a pas aidée. Elle a réfléchi, aussi, dès qu'elle en a été capable : est-ce qu'elle le veut vraiment, ce tatouage ? Elle hésite plusieurs heures : c'est qu'il est joli et il lui rappelle ses amours, mais... ça risque de faire mal.
Pourtant, elle se décide.
Et sort, à l'heure où le Port se dépeuple.

Il lui faut un moment pour retrouver le chemin du salon de tatouage. L'enseigne lui apprend que la tatoueuse s'appelle Ruth, et lui rappelle la réalité de ses actes de la nuit passée : elle est venue déranger une femme qui dormait et ne lui avait rien demandé.
Les joues rouges d'embarras, Mahalia se tient devant la porte et met quelques secondes à rassembler son courage avant de frapper.

Et fixer obstinément le sol, à nouveau engoncée dans sa timidité.

Ruth se contente d'hocher la tete, la suivant du regard alors qu'elle file a travers sa boutique pour sortir, un fin sourire étirant ses lèvres. L'alcool ne réussissait décidément pas vraiment au Murmure. La tatoueuse referma sans un mot de plus la porte derriere Mahalia, après l'avoir regardé quelques instants s'éloigner dans le port brumeux et obscur.

Elle esperait qu'elle reviendrait bel et bien le lendemain. Qu'elle n'oublie pas.

Le reste de nuit de Ruth avait été agité : le meme cauchemar, tournant en boucle depuis des lustres venait la hanter. Des mains ensanglantées, les siennes, face à un mort, toujours au visage different. Reveil en sueur, elle ne crie meme plus au réveil, a force, c'est l'habitude, meme si les images dont elle se souvient la glacent toujours autant éveillée.

La journée passa, comme toute les autres. Elle avait presque oublié la nuit dernière et la visite surprise de la fabriquante de potion, et ce sont les petits coups portés contre sa porte alors que la soiree commence qui lui font remonter de nouveau les souvenirs de la nuit passée.

Elle ouvre rapidement, tombant sur celle qu'elle attendait.

- Rentre. Tu vas pas rester plantée la quand meme ?

Elle sourit, enjouée. Elle était toujours comme ca, lorsqu'elle savait qu'elle allait glisser son aiguille sur la peau d'un client. Elle lui attrapa sans sommation la poignet, la tirant vers l'intérieur, avant de refermer derriere elles. Son sourire s'etire encore plus alors qu'elle l'observe.

- T'as pris une decision, si tu reviens vers moi je suppose.

La tatoueuse allait deja vers le fond de la piece, allant chercher une bouilloire en fonte qu'elle déposa sur un poêle a bois. Elle saisit un mélange de quelques feuilles et fleurs séchées dans des bocaux, avant de sortir deux tasses, pour finir par s'appuyer contre le bureau dans son dos.

- Dans tous les cas, j'offre le thé.

- Rentre. Tu vas pas rester plantée la quand meme ?

Ruth lui sourit, et déjà Mahalia ne sait pas où se mettre. Avant qu'elle ne puisse se décider, la tatoueuse lui saisit le poignet - ce qui a pour le don de lui arraché un petit cri - et l'entraîne à l'intérieur. Une fois dedans, elle contemple le Murmure alors que le Murmure regarde le sol avec obstination.

- T'as pris une decision, si tu reviens vers moi je suppose.

Et elle s'en va, commence à s'affairer. Mahalia joint ses mains, lève le regard pour l'observer.

- Dans tous les cas, j'offre le thé.

Très doucement, le Murmure hoche la tête. Elle aime bien le thé, sa mentor lui en faisait souvent quand elle vivait encore.

- Oui, je... je me suis décidée.

Qu'est-ce qu'elle est censée faire, là ? S'approcher ? S'asseoir ? Un regard autour d'elle : elle reconnaît vaguement les lieux, le mur des règles. Sans trop savoir quel comportement adopter, Mahalia saisit l'une de ses tresses et l'enroule autour de son index, nerveusement.

Il faut qu'elle s'approche, sinon Ruth ne va pas l'entendre. Mahalia en a bien conscience : les gens lui demandent toujours de parler plus fort. Alors le Murmure fait quelques pas en direction de Ruth et croise son regard très brièvement.

- M-merci de m'avoir accueillie... hier soir.