Hearts will dream again
Lungs we'll breathe in
Wash away the sins...
It's where it begins

Les ténèbres nous enveloppent comme une douce couverture. Sérénité amniotique. Le silence est humide, bercé du roulis des eaux. C'est un chant délicieux.
Je tiens fermement Annabelle par la taille d'un bras, tandis que de l'autre je descends en rappel le long de la corde. Mère est petite et menue, même sous la couche de dentelles et de fourrures qui la protège. Ses cheveux blancs, semblables aux mien, me chatouillent le visage. J'aime leur parfum.
Plus nous descendons dans la gorge de la Sangrotte, plus l'obscurité se parsème de lueurs fragiles, étoiles décrochées du ciel, épinglées à même les parois. Des colonies entières de champignons phosphorescents aux formes surprenantes et burlesques jouent les lucioles dans la vaste caverne.

Nous touchons enfin terre. Le sol ici n'a pas eu le loisir de geler. Il mousse même un peu. Certaines plaques de granit sont rougies de sang. C’est là que je découpe la viande saine et que mes sœurs viennent bâfrer. L'écume clapote toute autours de nous, miroir miraculeux des lanternes fongiques. Je dépose mon invitée avec un soin appliqué. La Dormeuse est aussi délicate que de la porcelaine. Le Rêveur se doit de veiller sur l'assoupie.

- Nous y voilà... Je ne peux empêcher ma voix de vibrer d'excitation. ¿Te gusta?

Je cueille ses deux petite mains tendues et l'aide à gravir quelque rochers.

- Nous aménagerons de quoi poser les écrits sacrés ici... ou même là ! Je peindrais son effigie. N'est-ce pas là que nous sommes le plus proche de lui ?

Tel un enfant en quête d'approbation, je ne cesse de scruter son visage, ses mimiques, ses gestes. J'attends son assentiment le cœur battant. Je m'agenouille alors pour lui rendre toute sa grandeur.

- Alors, dis-moi... Aimes-tu ce que tu vois ?

Mon timbre est teintée de ferveur.
Lui, comme moi, souhaitons lui plaire.

Un voyage dans une nouvelle facette, comme dans l'aventure du rêveur Carter, Annabelle avait accompagné Carne dans les entrailles d'une grotte qu'elle n'aurait jamais osé explorer. La sensation de descendre le long d'une corde était étrange, heureusement que le Prêcheur la tenait, la force aurait manqué à la fille de joie pour cette prouesse. Les yeux s'écarquillaient en découvrant les lueurs de champignons aux formes singulières, les dessins, l'ambiance générale qui flottait dans les airs. Le sol retrouvé, Annabelle accueillait toutes les aides de Carne afin de braver les petits obstacles. Il était d'une grande délicatesse avec elle, la Dormeuse ne craignait pas et surtout ne rechignait pas non plus à tendre les mains pour qu'il compense la stature aventurière absente. Le sourire et l'émerveillement habitaient le visage de l'amoureuse d'un imaginaire qu'elle lisait depuis presque un siècle probablement.

Les traces de sang, le macabre, rien de la sorte ne pouvait brouiller l'enthousiasme qui était né. Sans doute, auparavant, Annabelle aurait été un peu plus inquiète. Mais les choses avaient changé depuis l'arrivée de celui pour qui elle chantait au-dessus de l'eau, elle imaginait ces créatures comme des alliées. Elle espérait sentir le souffle d'une goule juste en tendant les doigts vers le sons étrange qu'elle entendait. Car tous ces sons, ils demeuraient encore et toujours dans ses oreilles, de l'autre côté du fin voile de leur monde. Celui des Rêves était juste à côté, juste ici.

Elle tournait sur elle-même, regardant le moindre recoin, et les mains se joignirent devant le coeur battant de la fille de joie alors qu'elle suivait les indications du regard. Les écrits, une effigie, tant de choses. Le sourire était là, empli d'entrain.

Et lorsque les yeux verts délavés tombèrent sur le pirate qui s'agenouillait, attendant un verdict, de la douceur se mêla aux visage de la demoiselle.

- C'est sublime, c'est comme j'aurais pu l'imaginer.

Quand elle s'adressait à Carne, elle s'adressait aussi parfois à Cthulhu. Elle Le supposait capable de l'entendre, enfin, une partie du moins. Celle qui rêvait.

- Comment as-tu découvert un endroit aussi proche des Contrées du Rêve ?

Toujours en observation, elle entendait au loin la cantatrice chanter, des bruits étranges de moteurs déchirer des choses, mais en fermant les yeux quelques instants elle réussit à les ignorer pour se concentrer sur la surface de l'eau. Annabelle aimait voir l'eau non-loin, elle repensait à la fois où elle était descendue dans la cité engloutie avec Peter Pan. La fois où elle était allé rendormir Cthulhu, le jour où sa voix avait été un peu cassée à jamais par la pression peut-être. Ce jour-là, elle avait supplié que l'Île survive. Mais aujourd'hui... elle détestait tous ces êtres qui avaient voulu attaqué le Dormeur de R'lyeh.

Les yeux d'Annabelle devinrent un peu mouillés en revoyant ces images, sur le navire. Mais au moins, Cthulhu avait pu se lier autrement. Est-ce qu'il a pu se rendormir un peu ?

Mère a un visage de poupée. Si à la plupart elle ne montre que la froideur de sa porcelaine, à moi -nous- elle exprime son affection et sa beauté. Elle est heureuse, ravie, touchée! Je sens ses doigts menus trembler entre mes mains immenses et effilées.

- C'est sublime, c'est comme j'aurais pu l'imaginer.

Le soulagement m’inonde ainsi qu'une vague de fierté infantile. Le bonheur de la Rêveuse m'importe plus que jamais.

- Soy feliz... Que je souffle à notre muse.
- Comment as-tu découvert un endroit aussi proche des Contrées du Rêve ?

La réponse m’est aussi floue qu'un songe. Je ne saurais dire avec exactitude ce qui me pousse à prononcer ces mots, cependant, une fois proférés, je réalise qu'ils ne sont que Vérité.

- J'y suis né... Je me redresse avec une souplesse toute animale. Mes paumes se posent sur les frêles épaules de Mère. Que disent les Voix, Dormeuse ? Chantent-elles encore les louanges de son Royaume ? Dis-moi.... Mon menton s'installe au sommet de son crâne, dans le moelleux de son ondoyante chevelure d'ange. Tu n'es plus seule à écouter, désormais....

Son émois me parvient, presque instinctivement. Je la berce avec tendresse entre mes bras tatoués, sans trop serrer toutefois, de peur de briser sa faïence délicate.

- Nous somme là....

Tandis que la réponse se filait, entourée d'une brume mystérieuse si familière en ces terres, Annabelle écoutait. Carne narrait y être né, dans ces grottes proches des abysses, comme Cthulhu était né seul au fond de la cité engloutie. Une véritable R'lyeh, il avait fallu y descendre. Là où même les sirènes évitaient d'aller. Avec Peter. À l'époque, le tyran s'était soucié des cauchemars du Dormeur. Mais aujourd'hui, tout avait changé. Même les pirates avaient osé attaquer les premiers. La peine serrait encore le coeur de la Dormeuse en repensant à sa voix cassée qui n'atteignait pas les oreilles des hommes de la mer le jour de l'immense tempête.

Ce fut à nouveaux le Prêcheur qui la sortie de sa rêverie alors qu'elle sentait être entourée dans ses bras. Un fin sourire se dessinait, l'attitude enfantine, et l'impression de jouer à la maman fière de ses enfants. Les paroles résonnaient dans l'esprit de la fille de joie comme un genre de soulagement. Elle avait toujours été seule avec ses choses qui la frôlaient, un peu moins seule quand Peter la croyait. Mais à ce jour elle était oubliée. Et Carne était juste là, en lien presque direct avec son Dormeur. Il était un peu comme son fils, c'était amusant et rassurant.

Un petit rire s'échappe, léger.

- Elles sont satisfaites. Les créatures semblent calmes. Et les rats dans les murs sont au repos.

Elle repensait à ce que ceux de la Poer avaient fait, les rites dans des sous-sols. Du bétails aux origines perdues dans les temps.

La voix chantante revenait un peu, lointaine, résonnante mais plus métallique. Des sons de machines se confondaient parfois avec les pas hâtifs de choses aux pieds nus. Annabelle sentait ses cicatrices brûler un peu ses nerfs, mais il s'agissait d'un ressenti normal.

La Dormeuse s'écarta lentement, d'une grande doucement juste pour pouvoir lever la tête et poursuivre ses mots. Pour délivrer encore plus son imaginaire, celui d'une nouvelle qu'elle avait lue.

- Cela ressemble aux écrits "Les rats dans les murs". Ils narrent justement l'emplacement d'un lieu souterrain, comme celui-ci, où une famille y accomplissait des rituels. Ceux de la Poer.

Un grand sourire.

- Et si l'on traçait les symboles de la porte de Cthulhu ?

Sur ces mots, elle sortit de sa poche un papier où elle avait recopié les traits venants du grimoire du necronomicon.

J'écoute Celle qui Sait avec la révération d'un enfant qui apprend. Mon intellect se gave de son savoir, mon esprit s'illumine de ses lumières. La Dormeuse connait l'Histoire et les Rites, toutes cette mânes de sagesse que je qualifie innocemment de Berceuses.

- Cela ressemble aux écrits "Les rats dans les murs".
- Raconte-moi, Annabelle... dis-je en fermant les yeux. Il est avec moi. Il écoute. Nous sommes pendus à tes lèvres fécondes.
- Ils narrent justement l'emplacement d'un lieu souterrain, comme celui-ci, où une famille y accomplissait des rituels. Ceux de la Poer.
- La Poer...

La sonorité du vocable est si exaltante, si empreinte de mystère. Un chant s'invite presque naturellement à mes lèvres.

- Écoutez les suppliques de la Poer
Et le chant des murs qui s’effritent
Les rats sont en quête de chair
Acceptez que la raison vous quitte,
Votre esprit n'appartient qu'à la Mer...
- Et si l'on traçait les symboles de la porte de Cthulhu ?

Mes yeux brillent d'excitation fiévreuse.

- Oui ! Oui, faisons cela !

Je lui prends délicatement la main et fait tournoyer sa robe de dentelles soyeuses. Je ris avec une félicité que je n'ai jamais expérimenté auparavant. Lorsque nous faisons face à la paroi rocheuse, je relâche sa pâle menotte. Portant ma paume à mes lèvres, j'y plante mes dents pointues. Un sang épais, d'un rouge sombre, presque noir, coule dans le creux du derme déchiqueté. J'y trempe le bout de mes doigts, avant de tendre ce pigment sacré à la Dormeuse.

Peignons avec la matière première dont sont confectionnés les Songes : les humeurs même du Rêveur.

Annabelle aimait être écoutée, elle aimait que l'on accorde de la valeur à ses récits qui sont -elle le sait- vrais. Plus vrais que l'imaginaire même. La réponse de Carne fit briller les yeux de la fille de joie, cela semblait consolider encore plus la réalité des livres. Elle se laissait emporter dans le tourbillon de dentelles, riant elle-aussi. Le Prêcheur permettait à Cthulhu de rejoindre sa mère, non ? Alors l'entendre rire réchauffait l'âme, donnait encore plus envie à la Dormeuse de faire grandir ses "enfants" en leur permettant de passer le fin voile qui les séparaient. Si le Dormeur avait pu, les autres aussi le pourront.

Puis la roche devint le paysage qui se dressait devant Annabelle, elle tourna les yeux sur Carne qui venait de laisser le rouge profond à en dévorer la couleur humaine colorer la main. Ses doigts s'en décoraient avant d'inviter la demoiselle à user de ce pigment d'un genre primaire. Les prunelles de la jeune femme se perdirent un instant dans les échos lointains que le sang inspirait, des flaques rouges sur un carrelage blanc... elle leva la tête au plafond en entendant des bruits de chaînes, des cris suraigus, elle s'attendait à voir des ombres pendus à des crochets.

Pourtant cela ne ressemblait pas aux récits.

Elle mit cela de côté et trempa l'index droit dans la belle couleur, en ajoutant une politesse.

- Je te remercie.

Un petit sourire se traça lorsqu'elle réchauffa la pierre de symboles étranges. Elle avait appris par coeur la porte de Cthulhu, puisque c'était pour lui qu'elle devait chanter des berceuses, puisque c'était de lui dont elle était la mère.

L'oeuvre achevée, le sourire ne disparut pas tout de suite. Elle eut la sensation que quelque chose la frôlait à nouveau. Qu'une angoisse viendrait encore dans le noir, peut-être les créatures très anciennes.

Annabelle effaça cette fois sa mine joyeuse en restant happée par le symbole.

- Il doit être si seul tout en bas. Enfin, tu sais, dans la cité lorsque j'y suis descendue afin de laisser Cthulhu reprendre son sommeil... j'ai vu des milliers de ses rejetons. Tous semblaient en pierre, je ne savais pas s'ils étaient en vie ou non. Peut-être qu'ils veillaient sur les rêves du Dormeur. Si comme moi il peine à rejoindre les contrées du rêve dans le sommeil.

La Dormeuse se souciait plus des Choses d'horreurs cosmiques que des gens du port à ce jour. Après ce qu'ils ont fait à Cthulhu, cela restait dans ses entrailles.

- Carne, je dois pouvoir permettre à d'autres de passer le voile de notre monde. Ils ont besoin de leur mère et de leur frère.

Tournée vers le pirate, l'expression de la Dormeuse s'était faite d'une infinie douceur en formulant un but dans cet univers.

Les doigts menus de notre Mère tracent des merveilles sur la paroi de pierre. L'univers prend sens au travers de ces saintes écritures. C’est naturellement que j'accompagne de mon chant la liturgie qui imprègne désormais la roche obscure. L'acte ainsi commis se pare de sacré.

- Le rouge suinte des murs.
Le sel dégorge des plaies.
Résonnent les doux murmures,
D'une mère attentionnée.
Berceuse des grands tréfonds,
Tapissés de saumure,
Sonnent les adjurations,
d'un amour toujours pur.

Le geste s'interrompt soudain, suspendu dans sa légèreté. Une vague d'inquiétude écume sur le visage poupon d’Annabelle. L'émotion m'étreint en ricochets brutaux.

- ¿Madre, por qué estás preocupada?
- Il doit être si seul tout en bas. Enfin, tu sais, dans la cité lorsque j'y suis descendue afin de laisser Cthulhu reprendre son sommeil... j'ai vu des milliers de ses rejetons. Tous semblaient en pierre, je ne savais pas s'ils étaient en vie ou non. Peut-être qu'ils veillaient sur les rêves du Dormeur. Si comme moi il peine à rejoindre les contrées du rêve dans le sommeil.

Je m'approche avec la douceur de l'enfant qui cherche à consoler l'adulte, sans la maladroite rigueur du verbe, mais toute la spontanéité de la posture. Je sers son corps frêle, si minuscule entre mes bras pâles. Les sirènes turquoises sur mes bras s'agitent et cherchent à prodiguer de l'affection à leur manière, se pressant aux points de contact avec le derme de la Dormeuse, cherchant le confluant qui pourrait leur permettre de naviguer sur sa peau.

- Il n'est pas seul. Il est moi. Je suis lui. Nous sommes là. Nous ne serons jamais seuls puisque ta voix nous chante des comptines de ténèbres et d'océan.
- Carne, je dois pouvoir permettre à d'autres de passer le voile de notre monde. Ils ont besoin de leur mère et de leur frère.

J'embrasse son front de porcelaine.

- Je te fais la promesse que notre famille ne fera que s’agrandir. Cette île regorge d'âmes prêtes à accueillir tes enfants. Bientôt, très bientôt, une sœur nous rejoindra. Son esprit est mûr, elle est sur le point de faire son choix, comme je le fis moi-même.

Mon oeil d'encre  suinte sur ma joue de larmes tentaculaires qui prennent corps. Elle caressent les joues d'albâtre de notre Mère tant aimée.

Cthulhu, ou Carne, étaient si gentils avec leur maman. Annabelle se le disait, et le pensait réellement. Elle aimait entendre les chants devenus comme religieux, et puis savoir qu'une partie du Dormeur profitait de la chaleur et pouvait ne pas être séparée d'elle. Et les tatouages du Prêcheur étaient si fascinants, à bouger, à vivre leur vie sur l'épiderme. Cela devait sûrement plaire à Cthulhu aussi.

L'enfant rassurait la mère qui voulait tout donner à ses protégés. Un baiser sur le front, scellant peut-être pour de bon la facette familiale qui était devenue Vérité. En levant les yeux, Annabelle ne put cacher leur lueur de joie qui naissait à la promesse que le Prêcheur fit. Il allait vraiment le faire ? D'autres parties de lui pourront prendre d'autres corps, créant d'autres frères et soeurs ? Cela ravissait la Dormeuse qui se voyait déjà prendre chacun d'eux dans ses bras pour leur donner tout son amour.

Et puis, une fille, la fille de joie était toute heureuse de savoir que bientôt elle pourrait retrouver une autre part de Cthulhu en une nouvelle enfant.

- Vraiment ? C'est merveilleux, je l'aime déjà !

Les tentacules se formant de l'oeil auraient pu faire fuir bien des humains, mais pas Annabelle. Non, c'était Cthulhu qui voulait juste venir à elle. Les joues rencontrées étaient arrondies par le sourire de la demoiselle. Un sourire chaleureux, et débordant de persévérance pour mener les projets à bon port. Pour réaliser le but de son ou ses fils.

Annabelle leva une main pour caresser les tentacules.

- Tu m'épates, le grimoire dit que tu es le plus généreux des dieux. Offrant à tes adeptes les connaissances de ton peuple, ainsi que ta science de la guerre.

Elle s'écarta et tournoya joyeusement.

- "Puissant Cthulhu, maître de R'lyeh sous la mer, grand prêtre des Anciens, auto-géniteur de tes rejetons guerriers, toi qui a mené la race de K'n-yan à travers l'abîme noir sur tes ailes de cuir, toi qui rêve dans la mort, en ta demeure de pierre à la base de l'obélisque aux angles grossiers, entre part la Porte Sud et approche de ce cercle de pierres."

La Dormeuse s'arrêta, adressant un grand sourire à Carne.

- C'est une partie du rite pour faire des offrandes. Je la dis quand je suis heureuse, je suis en train de l'apprendre par coeur.

Elle joint les mains, et prit place au sol.

- Mais je me suis emportée, parles-moi de cette fille, s'il te plaît. À quoi ressemble-t-elle ? Devrais-je lui trouver des vêtements dignes ? La plupart des jeunes femmes sont plus grandes que moi, je crains ne pas pouvoir lui offrir une de mes plus jolies robes...

Il n'y a rien de plus agréable que de voir Mère heureuse. Elle semble si contentée par mes cadeaux. Les sirènes en frétillent d'encre sur ma peau. Les tentacules qui ont pris vie s'enroulent de bonheur autour des doigts de notre Dormeuse comme les appendice d'un poulpe affectueux.

- Tu m'épates, le grimoire dit que tu es le plus généreux des dieux. Offrant à tes adeptes les connaissances de ton peuple, ainsi que ta science de la guerre.
- Que tu me complimentes ainsi, est la plus belle des récompenses. Ta fierté fait ma joie !

Les tentacules goudronneuses refluent et se lovent à nouveau dans l'alcôve de ma pupille ténébreuse. Mère virevolte comme un poisson-lune dans les ténèbres. Sa grâce est habitée par une foi inébranlable. Elle irradie les abysses où mon autre corps sommeille encore. Je bois ces paroles de sagesse, je m'imprègne de ce dogme qui s'est construit autour de mon mythe. Tout ce savoir est précieux. Je me propose comme partenaire de danse et nous valsons au milieu des rochers magnifiés d'éclats phosphorescents

- C'est une partie du rite pour faire des offrandes. Je la dis quand je suis heureuse, je suis en train de l'apprendre par coeur.
- Tu m'apprendras ? Tu me raconteras encore ? J'aime quand tu me racontes, mère...
- Mais je me suis emportée...
- J'aime quand tu t'emportes!

Elle finit par cesser de gigoter ses petites jambes frêles et s'asseoir. Je la rejoins au sol et l'installe diligemment entre mes jambes, tout en lui cerclant la taille et en posant mon menton pointu sur le sommet de son crâne.

-...Parles-moi de cette fille, s'il te plaît. À quoi ressemble-t-elle ? Devrais-je lui trouver des vêtements dignes ? La plupart des jeunes femmes sont plus grandes que moi, je crains ne pas pouvoir lui offrir une de mes plus jolies robes...
- C'est une peau-rouge, une fille de tribu, une de leur princesse qui plus est. Belle et féconde. Grande et svelte comme une anguille. Lorque je l'ai rencontrée son cœur était éteint, comme anesthésié. J'ai entendu la mélodie de son âme dans ses replis les plus obscures : Colère, frustration, rage, sauvagerie... Une ire magnifique et puissante ! Elle m'a séduite. Je lui ait offert le Don. A présent, son choix est fait, je l'entends me le susurrer à l'oreille que l'heure d'aller la quérir approche. J'embrasse ses cheveux laiteux comme les miens. Tu es magnifique mère, et n'importe quel présent de ta part la comblera !

Sagement, Annabelle écoutait la réponse de son cher Cthulhu. "Colère, frustration, rage, sauvagerie..." ces mots la rendirent en partie mélancolique, mais un doux sourire paisible demeurait sur le visage de la demoiselle. Elle se laissa embrasser les cheveux, sentant une vague de réconfort l'envahir. Ça pouvait effacer toute la lourdeur sur son coeur, tous ces visages et ces cris qui avaient un jours été ses "amis".

Être rejetée par une famille, c'était un événement que la fille de joie n'avait jamais su oublier. La douleur était encore là, encore présente comme les sensations étranges de la cicatrices difforme dans son dos. Serrée par les corsages, parce qu'elle aimait se sentir entourée.

- Alors je trouverai de quoi l'accueillir. J'y mettrai tout mon amour !

Tous les rejetons du peuple de Cthulhu étaient ses enfants, elle les aimerait plus que n'importe qui. Elle sentirait son coeur se déchirer si on leur faisait du mal, même en sachant qu'ils ne seraient pas blessés par les simples armes. C'était juste l'idée que l'on puisse en vouloir à ses chers adorés qu'elle ne pouvait concevoir.

Dans le paisible, laissa un instant son esprit voleter dans ses rêves.

Dans ses envies qu'elle avait mis de côté jusqu'au retour de Cthulhu, car avant qu'il ne revienne, elle s'était enfermée dans ce qu'on avait fait d'elle. Une bannie. Même pirate de terre, fille de joie, elle était encore cette fillette qui a un jour provoqué la peur auprès des plus hauts autour de Peter. Juste en rêvant.

Sa passion était donc à renfermer et à étouffer pour que jamais plus personne n'en entende parler ? Aujourd'hui, elle était convaincue du contraire. Sa flamme était encore plus ardente, encore plus forte qu'avant son bannissement.

Elle aussi voulait prendre sa revanche.

En relevant les yeux sur Carne, elle joint ses mains en les emmêlants dans les pans de sa robe et rassemble du courage. La Dormeuse avait presque peur que sa passion ne soit pas acceptée, alors qu'au fond, elle devinait qu'elle n'avait pas à s'en faire.

- Est-ce que...

Annabelle se reprend, réfléchit sur ses mots.

- Est-ce que tu penses que je pourrai vous offrir une Contrée ici, sur l'Île ?

Elle voulait un royaume pour eux.

- Est-ce que tu penses que je pourrai avoir un endroit où je ne serais plus une "bannie" ?

Ses yeux avaient retrouvé le sol, la peine remontait parfois. Et jamais elle ne s'était sentie chez elle. Elle n'avait jamais été aussi heureuse qu'en racontant ses histoires à Peter Pan, mais depuis elle se sentait comme un morceau de rêve que l'on tenait éloigné de chez lui.

- Un endroit où vous seriez tous des princes et princesses, et où plus personne ne pourra m'arracher mon monde...

Sa voix cassée mourut dans l'écho de la grotte, quelle mère elle faisait à ne pas pouvoir donner un royaume à l'indicible. À être restée cette fille que l'on pouvait évincer si facilement de tout.

- Alors je trouverai de quoi l'accueillir. J'y mettrai tout mon amour !
- Et les Soggoths savent combien il est inépuisable, fais-je avec ferveur.

Mère se dandine adorablement entre mes cuisses, les mains en prière dans son jupon. Je ploie ma grande carcasse tatouée vers son minois de chaton adoré.

- Qu'y a-t-il Madre ?
- Est-ce que... Est-ce que tu penses que je pourrai vous offrir une Contrée ici, sur l'Île ?

Mon coeur s'emballe. Voilà une chose dont je n'ai encore amorcé aucune discussion. Un projet en suspension. Se pourrait-il qu'elle ait deviné ? Ou bien est-ce simplement nos pensées au diapason qui s'expriment à l'unisson ? Une joie sauvage étire mes lèvres sur mon sourire dentu.

- Est-ce que tu penses que je pourrai avoir un endroit où je ne serais plus une "bannie" ? Un endroit où vous seriez tous des princes et princesses, et où plus personne ne pourra m'arracher mon monde...
- Ô chère mère... Je dépose un baiser léger sur son front. Sache que j'y travaille déjà ! Ce devait être une surprise ! un cadeau ! Mais tu devances comme toujours mes actes... J'ai déjà commencé à investir un tel endroit : un territoire de cet île dont tu serais la Reine incontestée, où tes récit berceraient les esprits de tes sujets et en éveilleraient d'autres, un royaume d'amour pour les rêveurs de ta trempe, où chaque songe contrefait, chaque cauchemar magnifique aurait sa place. Quoi de mieux que la contrée des Monstres pour y installer toute notre famille et y prospérer ?

Annabelle resta un moment immobile, bouche bée en écoutant attentivement son enfant lui narrer les projets.

Elle porta les mains sur ses lèvres, comme inquiète.

Alors qu'il n'en était rien.

La Dormeuse était simplement éblouie, emplie peut-être d'un torrent d'affection et de peur de comprendre mal. Est-ce qu'elle avait bien entendu ? Avait-elle bien saisi l'importance de ce que Carne lui narrait ?

- Oh non... j'espère ne pas avoir brisé ta surprise...

Refermant le poing frêle, elle le logea inconsciemment sur le coeur en se pinçant les lèvres.

Des perles naissaient dans les coins des yeux qui avaient contemplé l'indicible autrefois.

- C'est un cadeau qui dépasse tout ce que j'aurais pu oser imaginer...

Annabelle essayait de retenir son émotion mais elle débordait autant que le tourbillon duquel s'était réveillé la créature qu'elle avait consolée bien avant encore.

Il paraissait que dans les Contrées des Monstres, les humains se changeaient progressivement en habitants de ces lieux. Une vieille histoire qu'elle avait entendu au Grand Arbre, cela datait de tant de temps qu'elle ne savait plus si cela était réel. Mais même si ça l'était, voilà bien un fait qu'elle reléguait en second plan. Qu'elle se change en poussière ou en bête à corne, peu lui importait.

Ne plus être bannie, avoir une maison pour ses enfants, c'était le plus beau pour elle.

Les manches mouillées de larmes joyeuses, la Dormeuse enlaça Carne comme si elle craignait que ce ne soit qu'un mirage pouvant lui souffler qu'elle n'avait fait que rêver tout ce temps. Qu'elle n'avait jamais pu retrouver Cthulhu, son enfant, parmi le monde terrestre.

- Merci, merci, merci ! Ce sera le plus beau des mondes ! Je t'aime très fort tu sais.

Annabelle n'avait probablement jamais autant débordé de joie, les rivières sous ses yeux poursuivraient leur chemin encore un peu de temps avant de trouver du repos.

- Oh non... j'espère ne pas avoir brisé ta surprise...
- Non, mamá, bien sûr que non !

Pourtant, la voilà qui se met à pleurer. Mère est petite, menue, fragile et, la voir ainsi éplorée, sa menotte sur le coeur, me gonfle d'un amour puissant, unique. Il n'y a rien de plus fort que cet amour là, celui d'un fils pour sa mère. Je m'approche d'elle et prend son visage poupon entre mes grandes paluches pâles et j'essuie des pouces ces larmes qui roulent sur ses joues veloutés.
Ma si merveilleuse petite Mamá.
Elle m'enlace de ses bras fluets et je l'enveloppe des miens, dégingandés, noueux, éclaboussés d'encre. Les sirènes turquoises se pressent bras ouverts comme pour tenter de transmettre, elles aussi, de l'affection à notre Dormeuse.

- Merci, merci, merci ! Ce sera le plus beau des mondes !
- Ce sera notre monde. Notre foyer. Il n'y aura personne pour nous juger et plus personne pour te considérer comme un objet.
- Je t'aime très fort tu sais.
- Moi aussi, mamà.

J'embrasse le sommet de son crâne à la blondeur aussi éthérée que mes tifs décolorés par le sel et la vie. Je colle ma joue hâve tout contre.

Bientôt, nous serons libres et en paix !
Je t'en fais le serment.