Absurde. Grotesque. Une parodie de plus. Qu’est-ce qu’ils y comprenaient ?  Lui, il savait comment se comporter. Il savait ce que l’on n’avait pas le droit de dire. Quel tissu porter. Comment saluer une dame. Lui, il semblait naturel en face d’une lady. Lui, jamais il ne s’était abaissé à la moindre débauche. Jamais il ne s’était permis le moindre écart. Jamais il n’avait ri sans songer aux conséquences.

Parce qu’il était un gentleman. Et parce que l’ordre et la logique faisaient sens.
Les choses devaient avoir un sens, sinon comment supporter les injustices du monde ? Ah. Cela faisait si longtemps qu’il avait oublié le sens. Qu’il le prétendait. L’injustice le faisait rire, lui qui fut un temps était le plus juste des hommes. Lui qui avait honni les habitudes idiotes de certains grands. Il se voulait le plus généreux et le plus sanguinaire, le plus terrible et le plus impartial. Un homme est un homme, et un homme qui travaille bien mérite salaire. Peu importait les origines lointaines de certains membres de son équipage. Il avait vogué avec BlackBeard. Il avait vu les Caraïbes, les plantations odieuses de Jamaïque. Il avait trinqué avec des affranchis. Sa peau avait été brûlée par le soleil, il y a longtemps.

Ce qu’il appelait le bon ton, ce n’était pas refuser de partager la table d’un homme de moins bonne naissance. C’était s’asseoir avec lui et manger aussi dignement qu’un prince. Du moins, c’était là le sens qu’il donnait autrefois à l’expression. Celle-ci avait dégénérée de plus en plus au fur et à mesure que l’île le rendait fou. Que Pan le rendait fou.

Les règles du Petit Roi le rendaient malade. Parodie absurde du monde adulte. Parodie de la logique et du sens. Il leur mentait, à tous. Comment cet avorton pouvait-il comprendre quoi que ce soit au sens des choses ? Comment pouvait-il savoir ce que c’était de vivre, alors que ce n’était qu’un gamin, coincé entre deux âges ? Comment pouvait-il prétendre bâtir une organisation à l’aide d’autres marionnettes immatures ? Les enfants n’étaient pas des marins. Ils n’étaient pas faire pour l’ordre et la raison. Le capitaine l’avait compris il y a longtemps.

La chaleur était insupportable. Des bourdonnements d’insectes remplissaient l’air. Les vapeurs putrescentes de l’eau croupie s'étaient faites entêtantes. La lumière ne filtrait qu’à travers les branchages lourds des arbres recourbés. Des saules désolés, qui poussaient ici comme quelque sorte de champignon étrange.

Tout était moisi jusqu’à l’os. Pourri, pourri. Il ne faisait pas bon vivre au Bayou.
Y avait-t-il réellement un endroit où il faisait bon vivre à Neverland ?

Il chassa une mouche verdâtre insistante de son sillage. Pour peu, il l’aurait empalé d’un coup de crochet. Il détonnait dans le paysage. Mais ce n’était pas le seul. Ce n’était pas le seul. Les enfants n’avaient pas leur place ici, alors il ne s’y sentait pas si mal. Il rêva un instant d’un vent frais, d’un visage souriant.

Mais qu’avait-elle mis dans ces herbes ?

Il finirait empoisonné par la Licencieuse un jour. Il la soupçonnait de manipuler ses émotions avec ses produits. Il n’était pas inquiet, ni stressé. Il ne fuyait pas, il ne voulait plus fuir. Mais le sommeil lui avait encore fait défaut. Une longue nuit noire. Seul avec son silence.

Le silence lui était insupportable. Un peu moins que les « tic tac », mais tout de même. Quand toutes les âmes du Jolly Roger étaient endormies, il l'entendait partout. Il avait l’impression que le reptile décrivait des cercles dans l’eau juste en dessous de sa cabine. Le son sourd de son abdomen résonnait dans les parois du navire. Encore et encore. Sans repos pour toujours.

Il sentait encore parfois la texture du papier sur le bout de ses doigts. Les embruns de la mer sur la paume de sa main. Celle qui n’était plus. Et la caresse du vent devenait une bourrasque, un ouragan qui remontait dans sa poitrine, jusque ses yeux luisants où la toupie du cyclone tournoyait sans relâche. Tous s’accordaient pour dire qu’il était le Mal de cette île, et pourtant. Sa cruauté dépassait-elle celle de l’innocence ?

Les mauvais et malicieux, les démons profiteurs ne nuisaient jamais autant que les ignorants et les imbéciles. C’était peut-être là le crime capital finalement. Pourquoi l’innocence était toujours considérée comme une vertu, comme quelque chose à protéger ? N’y avait-il pas là-dedans quelque chose d’irrémédiablement sournois, un mensonge éhonté ? Bénis soient les innocents, ils ne peuvent concevoir le mal. Mais lui, il le pouvait, il le pouvait et il le comprenait. Il savait les conséquences d’une vie prise, il assumait sa cruauté. Il embrassait le Mal. N’était-ce pas plus honnête ?

Eux ne fuyaient pas, ils n’en avaient pas besoin, c’est comme s’ils n’avaient jamais été présents. Tous aimaient Pan, tous lui pardonnaient, car ce n’était qu’un enfant. Et de quel droit l’enfance jouissait-elle d’un tel statut intouchable ? La malfaisance hantait tous les âges.

Dans un autre monde, un autre conte peut-être aurait-il pu jouer le héros qui combattait le diable volant. Mais ici, sur l’Île, le diable, c’était lui.