Et soudain sa poitrine se soulève, l'air s'y engouffre, le vent se lève. Elle éructe et vomit le sel.

- C’est ça, crache ! crache tout c'que t'as ! encourage -t-il sans oser la toucher pourtant, comme un parent surveille les premiers pas de son gosse, près à le rattraper à tout moment.

Fugacement, Carne se dit qu'il aurait du faire de même avec Saline.  Retirer le sel de ses poumons, de là où ça cogne trop fort. Se purifier l'âme à l'eau claire. Ne pas pactiser avec la diablesse.

Peu importe.
La sirène s’éclipse de ses pensées.
Sangre reprend vie.

Ses joues se colorent à nouveau et la musique de son rire chatouille celui de Carne. Son hilarité se conjugue à la sienne. C’est un concert, un opéra même ! Elle se jette dans ses bras, sa rousse, sa petite madone, et il la sert contre lui. Il n'a jamais été aussi bouleversé de toute sa vie. Ce n'est pas le tsunami violent, de rage et de de désir contenus, que provoque son Péché Mignon, c'est quelque chose de bien plus simple, de bien plus précieux.

Il est heureux.

Le Blafard roule avec elle dans le sable, l'entrainant avec lui, faisant des tonneaux comme des gamins, des chiens fous. Il couvre son visage de baisers mouillés, gorgés d'enfance, avant de la serrer à nouveau contre lui. Leur joie s'époumone et finit sa course au calme. Il est dos au sable, tête perdue dans les nuages et sa moitié lovée sur lui. Il triture ses boucles d'automne, tendrement.

- Tu pars plus, pas sans moi dans ta vie ! A nous deux, on est invincibles !

Et il ajoute avec un semblant d'inquiétude.

- Promis ?

Au loin une petite silhouette à oreilles pointues s'échappe de l'ombre protectrice d'un amas de rochers. Un bond, puis deux. Barbecue observe son protecteur valser avec une autre femme que sa princesse. Il l'a attendu patiemment sur le rivage, le temps de sa plongée sous-marine. Curieux, le lagomorphe reste là, à un mètre d'eux.

Le lapin aimerait sans doute que Carne lui fasse quelques gratouilles, à lui aussi.

-Mais... Carne... Je suis une Enfant Perdue, je ne peux pas venir avec toi. Que diraient les pirates ?
- Ah ? euh...

Il n'a pas réfléchi. Tout à son enthousiasme de la voir en vie - et à lui- il s'est laissé allé à un prompt élan du coeur. Une confession spontanée. Il se gratte donc l'arrière de la tête, le Blafard, vaguement confus et les joues rosies d'embarrassement.

- Beuh... J'pensais pas t'ram'ner sans mes bagages au port pis encore moins au rafiot, tu t'f'rais violer en moins de deux ! Lâche-t-il prosaïque, et pourtant sincèrement concerné par sa préservation intime. Mais on pourrait se revoir, comme ça, sans qu'personne y sache, hum ? Qu'est'en p...
-Oh regarde un lapin ! Il n'a pas l'air très farouche.

Douche froide.
Carne laisse son regard chuter vers le lagomorphe. Ce bon vieux "Barbecue", l'âme damnée de Saline. Il va lui dire, c'est sur ! Il va lui rapporter comme le sale petit espion qu'il est ! Le sang du Pécheur ne fait qu'un tour.

- T'APPROCHE PAS !

Il s’est interposé entre Sangre et le lapin, faisant paravent de son dos. Il referme ses longs bras sur la rousse, l'enveloppe comme un cocon.

- Faut pas qu'y t'vois ! Tu s'rais en danger... tous les lapins d'cte foutue Île sont à sa botte.

Il enfouie son nez pointu dans ses cheveux. L'odeur de la jeune fille, à la fois iodée et boisée, légèrement saignante, l'enivre. C'est un parfum qu'il avait oublié et qu'il redécouvre. Il ferme les yeux à demi pour se gorger de ce morceau intact d'enfance. Ma Sangre, Ma Sangre chérie... Jamais Le Sel de son Eau ne devra approcher sa Madone. Sa rédemption ne doit pas être entachée. Son salut passe par la possibilité de la voir rire et vivre tout son soul, sans entrave, sans souillure. Sans menace larvée. Vivante à jamais. La joue collée de force sur son torse tatoué, la perdue ne peut entendre que le coeur de Carne battre à bride abattue.

- Promets-moi de pas t'approcher des lapins... jamais. Ou bute-les sans réfléchir.

Barbecue les regarde benoitement. Ses petits yeux noirs n'ont pas cillé, ils enregistrent tout. Le bout de son nez gigote tandis qu'il penche la tête sur le coté. De là à dire qu'il manifeste sa curiosité, il n'y a qu'un pas.

- PAs maintenant ! Ouste ! OUSTE !!!

Le pirate fait de grands gestes de la main pour le chasser.

- Casse-toi ! Et ajoute un informulé " Je reviens plus tard" sur ses lèvres salées, silencieux.

La culpabilité est comme un poison. Elle s'insinue partout. Une sirène lui en évoque une autre et Lame prend soudain toute la place dans son estomac évidé. Elle était là, la putain à écailles, à recueillir leurs larmes comme une envoyée divine. Foutue Poiscaille ! Il prend le visage de sa moitié entre ses  larges paumes, caleuses et pâles. Par la Mère, qu'elle est jolie, pouponne comme un angelot, poinçonnée d'innocence ! Qu'elle a l'air jeune et intouchable !

- Sangre... commence-t-il avec une expression déchirée, Est-ce que tu l'as reconnue, la sirène de la grotte, est-ce que tu t'en souviens ?

Carne ferme les yeux et colle son front à celui de la petite rouquine. Il pousse un profond soupir de soulagement.

- Tu l'as reconnue, toi aussi... chuis pas dingo !

Il se renverse en arrière, la tête relevée comme pour empêcher une émotion trop forte de déborder et l'asperger, elle, sa douce moitié. Un silence s'effiloche que balaie les vagues sur le sable.
Mousse d'écume.
Silice salée.

- Après tout ce temps, j'te retrouve, l'la retrouve. C’est un signe ! Sangre...

Il se penche à nouveau vers elle, ses grandes mains n'ont pas lâché ses joues constellées une seule seconde. C'est comme si il avait peur qu'elle s'évapore s' il ne la touche plus.

- Il faut qu'on la traque, qu'on la tue. Son regard est dur, sans appel. Elle a osé nous oublier, ou elle a fait semblant, la saloperie ! Mais l'Oubli a fait son temps et maintenant faut lui rappeler par le sang qui on est ! Toi et moi, comme avant !

Il la regarde avec une intensité qui fait presque vibrer l'air. Il rit un peu, doucement, transfiguré par la présence de sa compagne.

- T'es avec moi ? qu'il interroge, gorgé d'une passion farouche et d'une soif d'en découdre.

La Sirène du Début, morte, ce serait la Fin de sa Faim.
Rassasié pour l'éternité.
Rassasié et enfin complet.

-T'es avec moi, Sangre ?

HRP:

Le coeur de Carne gonfle comme les voiles du Jolly Roger en plein vents. Elle est là, sa Sangre, débonnaire et aventureuse, elle est là ! De tout temps elle a été son courage, sa vaillance et souvent la source de ses attaques "tête-brulée" contre la Lagune -Bordel sur Flots bordé de Catins d'écume. Le Pécheur a un ricanement juvénile, rond et satisfait, de celui qui, repu, a fait bombance de bonnes nouvelles. Ah non ! Il ne la lâchera plus, sa moitié ! Jamais !

Ses lèvres salées s'écrasent sur le front de l'Ardente, bénédiction goulue.

- On va la buter... siffle-t-il tout excité de la perspective.

Lentement il dégringole sur son petit nez de frimousse tachetée.

- On va lui peler les écaille jusqu’au sang ! Elle va chialer, elle va nous supplier ! On va...

Ses yeux d'ambre louchent soudain sur la bouche de Sangre, délicieusement modelée sur ce "je te suivrais où que tu ailles ". Il pique un fard, tout adulte qu'il est et déglutit, frappé d'un mutisme brutal.  Il reste là, figé entre deux courants, à un souffle de ses baisers.
Empoté.
Débile.
Il est de nouveau ce perdu mal attifé, gauche et incapable de parler anglais ; ce dadais pas bien sur de lui qui ne peut imaginer sa main sans celle de Sangre dans la sienne, quand bien même il sait qu'elle l'entrainera vers une bêtise plus potelée qu'elle.
Carne et Sangre.
Meat and Blood.
Eux deux contre le reste du monde qu'il soit ordinaire ou extraordinaire.

Il la dévisage comme une merveille -et le qualificatif vaut son pesant de cacahuètes sur un caillou régit par les forces de l'imagination. Toucher, ce serait souiller...

Sa bouche, sa mignonne petite bouche constellée, s'approche et déjà Carne en hume l'exquis parfum. Lorsque les lèvres de Sangre rencontrent les siennes, il se remémore le jus de cette chair douce, sucrée et si savoureuse.
Une note, pourtant, discorde à ses papilles. Il y a quelque chose de différent. De subtile, de plus prononcé. Et néanmoins éthéré. Insaisissable. Il pense que son palais n'a pu effacer cette saveur intense qui l'a transformé à jamais. Il pense en avoir fait une cartographie gustative épargnée de l'Oubli. Et cependant...

C’est différent.

Carne réalise alors que sa perception est altérée.
Le baiser est fugitif, presque irréel, une brise. C'est trop peu. Trop peu. Mais ce n’est pas son estomac qui s'agite, vorace, c'est son palpitant. Il rue comme un dératé, glissant sur un sable imaginaire. Cavale fantastique qui fait éclater sa cage thoracique sous ses furieux sabots.
Là.
Ça a fait "Swing".
Et puis "Chting".
ET BOOM !
Paillettes par millier qui retombent dans la poussière.

C'est nouveau.

Le Blafard en est un peu surpris, désarçonné même. Quand il aura le temps de réfléchir, il se dira sans doute que sa nature a été souillée. Que Saline l'a changé en homme, en vrai, avec ce genre de conscience que l'on ne peut plus dévoir. Désaprendre. Déconstruire.
C’est là.
Fiché.

Sangre s'écarte, un peu brusquement, mais l'instinct lui fait tendre le bras pour l'attraper à la taille et la ramener contre lui. C'est sa frustration toute mâle qui le pousse, sans réfléchir, à la gouter à nouveau. Plus lentement. Plus posément. Comme un gourmet qui déguste un plat raffiné.

Et la ruade reprend.
Cavalcade !
Cavalcade !

Il ne s'arrête que lorsqu'il sent le souffle lui manquer, à lui comme à elle. L'air balaie à nouveau leurs poumons et le laisse confus. Carne est sonné par cette nouvelle appétence, moins brutale, carnassière et féroce que Saline. Il déglutit, gêné, craintif que son impétuosité l'ait simplement terrifiée.

- Tu as besoin de repos, murmure-t-il un peu chose, On partira en chasse quand t'aura dormi.

Sans lui laisser le choix, il la soulève telle une épousée et quitte la plage pour s'enfoncer dans les bois.

Tout à son embarras, Carne est torpillé plus que de raison par la question. C'te question d'gonzesse ! Naturellement, l'image de Saline s'impose à lui. Où est-elle ? Comment survit-elle aux Abysses ? Aura-t-elle changée ? Autant de questions qu'il ne se pose pas. Il se souvient simplement de ses mortels baisers plein de délicieuse cruauté et de succion dégueulasse.

Déglutition.
Regard en fuite.

- J'ai été mâchouillé par une sirène.

Ce n’est pas un mensonge, son oreille en atteste. Carne s'est fait littéralement mastiqué. Cependant, ce n'est pas d'être un amuse-bouche à méduse qui le met mal à l'aise. Qu'une sirène et lui aient un débat buccal reste dans son domaine d'expertise. Ce ventre là, il le connait, il le maitrise, il en soupèse les mécaniques. C’est l'autre qui lui échappe. Plus bas. Plus dru. Plus moite. Plus sale.
Primal.

Sangre ne lui inspire pas un désir aussi viscéral et ses baisers jouent sur d'autres organes tout aussi peu explorés.

- C'était pas pareil.

Il se risque à la regarder.

- Toi c'est ...

Différent ?
Particulier ?
Apaisant ?
Adorable ?
Humain ?
Vaporeux ?
Chaleureux ?

- ... Important.

Infiniment.
Elle est un précieux cadeau qui lui revient, une récompense, une marque de reconnaissance de la Grande Mère. Elle est précieuse à tout point de vue, bien plus que ses appétits divers. Son envie d'elle n'est pas moindre, mais cela, il le découvrira en temps voulu.

-... Et toi ?

Question rhétorique.
Et mine de rien qui soulève son intérêt à mesure qu'il la formule. Sangre est revenue à la vie. Qu'a-t-elle vécu ? A-t-elle frôlé d'autres corps ou l'a-t-elle attendu ? Sa curiosité s'affûte à chaque pas sous le cagnard obscène.

Chaque foulée l'emmène vers "leur" lieu.
Leur grotte.
Leur tombeaux à tous deux.

Sangre est comme une boule chaude et vibrante entre ses doigts. La canicule a beau frapper sans retenue, c'est ce petit bout de vie là qui le brule à tous les degrés. Carne a la poitrine en feu. Chaque mot se fait difficile à extraire alors il opte pour le silence, un silence qui s'emplit de battements de coeur sourds sous la canopée de ses côtes, un silence qu'il peine à contenir lorsqu'elle lui embrasse le pectoral comme pour le bénir.
C’est bien, cela, effectivement.
D'une certaine manière.

C’est une bénédiction.

Sa présence en est une.
Ô Grande Mère, t'as pas oublié ton fils prodigue.

-J'ai mordu un peau-rouge.

Carne manque un saut de palpitant.
Mordu ? Comment ça mordu ?
Aussitôt tout son esprit s'emplit de Saline, de leurs vilains jeux, de leur étreintes sauvages de bêtes corrompues. Mordu. Mordue. Partout. Sans limite. Extatiques. Plaisirs coupables sans fin.
Le Blafard déglutit.
Cela ne se peut. Sangre est une fillette pure, tout juste une adolescente. Sa chaste madone. Son petit coin d'immaculé miracle.
Mordu.
Mais pas comme ça.
J'veux pas.

- Tu d'vais avoir beaucoup faim, qu'il lui dit avec une naïveté terrible.

Leur cheminement à travers les broussailles amène à un petit monticule de pierres recouvertes d'herbe et de mousse, à présent rêches et sèches comme de la paille. Il pose sa douce quelques secondes à terre, pour moduler la caillasse, la déplacer, mouvement de puzzle qu'il semble maitriser. Une entrée se dégage finalement. Une bouche noir vers un gouffre profond.

- Viens, accroche toi solidement à moi... fait-il en mettant un genoux à terre et en lui présentant son dos.