On la surnomme « La Mariée ».
Les origines de ce sobriquet sont pour le moins obscures. Certains, peu inventifs, suggèrent que cela est lié à l'alliance nouée autour de son cou gracile. D'autres fabulent sur la possibilité qu'elle soit l'une des nombreuses épouses du Baron Lundi. Les langues les plus venimeuses, enfin,  prétendent que c'est parce qu'elle aspire à être davantage que la maîtresse de Zeb  Skelton qu'elle suit comme une ombre. A cette femme secrète on prête bien des maris, mais la dévotion de la Mariée ne va qu'à ses chiens.

Pour la plupart elle est Mad Dog.
La dresseuse de chiens, la bermudine aux corniauds, la charmeuse de bêtes.
Une pirate sauvage à la peau brune, au regard noir et au poil peroxydé. Lorsqu'elle retrousse ses lèvres charnues sur ses dents immaculées, c'est pour rire ou mordre. Ses sourires sont carnassiers et sa dent dure. Elle est entourée d'un mystère aussi épais que le brouillard hivernal qui la conduite sur les rives de l'Île de Jamais.
Apparue un beau jour sur le pont de la Zorra, peu avant le Givre, elle s'illustre bravement en mer en tant que membre de son équipage. A terre, elle défend âprement les animaux qui, poussés par la faim, s'approchent du Ranch pour y trouver nourriture et chaleur. Elle empêche les imbéciles de vouloir bouffer ces pauvres chiens errants, les recueille, les nourrit, les dresse, leur enseigne à avoir le pied marin... Les plus costauds constituent une meute fidèle qui la défendent crocs et griffes. Ils la suivent comme un seul homme chaque fois qu'elle se déplace.
Si beaucoup de pirates lorgnent cette étrangère d'un regard mauvais, jugeant ses manières et son audace de femme moderne déplacées, ils ne vont pas jusqu'à l'affronter. Elle bénéficie de l'aura de confiance de Zeb Skelton, membre originel de l'équipage du Jolly Roger, et figure importante de la rébellion des pirates contre les orbleus.


Pour une poignée d'hommes bons, qui ont su aller au delà de sa réputation, elle est Madison Dogherty.
Pour ceux là seulement, Madison offre un autre visage : celui d'une jeune femme qui a tout perdu et qui tente vaillamment de se réinventer avec les codes d'un monde inconnu qu'elle ne maîtrise pas vraiment. Intuitive, elle écoute. Attentive, elle apprend. A terre on la croit taiseuse et renfermée, mais ça n'est qu'une façade. Son silence est une armure comme une autre. Pour ceux qui la côtoie sur le pont de la Zorra, elle a toujours un mot, une attention, une marque d'affection discrète. Fraîchement débarquée de l'Ordinaire, elle a dû s'adapter et dans une époque aussi incertaine que le Givre, sa résilience a été plus d'une fois salutaire, tant pour elle, que pour ses camarades. Car c'est là sa principale marque de caractère : elle transforme ses échecs en enseignements et ses déboires en expérimentations.« Tombée cent fois, relevée cent-une. »


Pour un seul, elle est et sera toujours Maddie.
Pour lui, seulement, elle sera cette jeune femme repêchée des eaux tumultueuses du Tourbillon, sur le point de se noyer dans sa robe de mariée. Dans ses bras seulement elle s'autorisera à pleurer, à montrer sa fragilité, ses doutes, son désespoir, chaque fois que l'Extraordinaire lui rappellera qu'elle n'est qu'une naufragée recracher par la bouche sombre d'un Océan colérique. De sa main elle apprendra les usages de la piraterie et plus encore. Si Zeb Skelton a perdu certains de ses fils, il a une héritière à former.

+ Grande, fine et athlétique, Mad est une tige agile dont la vie de marin a accentué la silhouette noueuse. Elle s'est souvent félicitée intérieurement d'être déjà sportive dans l'Ordinaire et ne remerciera jamais assez les séances de pilâtes auxquelles sa belle-sœur aimait la traîner.

+ Très vite, elle a su comprendre que moins que les faits, c’est la réputation d'un pirate qui prime. N'étant personne, il a fallut qu'elle se crée. Aussi a-t-elle façonné son personnage en ce sens : elle a abandonné ses jolies tresses et sa tignasse crépue en se rasant la tête et en les teignant à la repousse ; elle s'est faite percer le nez et plusieurs fois les oreilles pour y planter des breloques ; elle a opté pour un accoutrement d'homme qu'elle ajuste à la taille par des ceintures ou des foulards ; parfois, même, elle charbonne l'amande de ses yeux de biche et se maquille les lèvres à l'encre de seiche afin d'accentuer son image délétère. Marquer les esprits est la première arme d'un pirate, et à défaut de pouvoir forger sa réputation à la pointe de son sabre, Mad l'induit par son aura, ses regards meurtriers et son silence assassin qu'elle agrémente parfois d'une tirade cynique ou deux.

+ Ce double jeu lui est pesant et elle ne se ressource vraiment qu'avec ses chiens, en compagnie des hommes de la Zorra ou bien dans la quiétude de ses têtes à têtes avec la Rouille.

+ Dans l'Ordinaire, Madison était vétérinaire. Elle a donc quelques connaissances médicales bien utiles dont elle fait preuve en tant de crise et surtout une ampathie naturelle avec la faune.

+ Elle a une cicatrice sur toute la longueur du dos qui part de l'omoplate gauche et descend jusqu'au coccyx, et une autre, verticale également, du haut de la hanche gauche jusqu'à l'arrière de la cuisse. Ce sont les marques laissée par la carlingue de l'avion quand elle a été projetée hors de l'appareil par la vitre du pilote. Elle n'a déjà plus de souvenir du crash, juste des cauchemars.

+ Elle a une phobie terrible des orages depuis lors. Elle travaille dessus car il n' y a rien de plus handicapant pour une pirate.

+ Elle a soif d'apprendre et de se rendre utile, aussi a-t-elle décidé de devenir apprentie charpentière auprès de Zeb. Elle boit son savoir, le suit partout où il va et se montre une élève aussi entêtée et coriace que ne l'est son maître.

+ Dans l'Ordinaire, elle vivait en Floride, venait d'ouvrir son cabinet vétérinaire et avait tout juste célébré son mariage au Bahamas avec Dominic Dogherty. Dans cette vie là, elle était épanouie et heureuse.
C'était une autre vie.
Déjà le visage de son fiancé s'est effacé et ne reste de ce passé dramatique que la morsure du deuil, son alliance et sa robe de mariée déchirée dont elle garde les lambeaux comme des reliques. Son cœur s'est figé dans cet état de meurtrissure et elle ne sait comment le soigner, alors elle s'efforce de vivre, d’avancer, d'être. Un jour, peut-être il recommencera à battre sous la croûte de sueur, de sel et d'éternité.

Comme une adaptation perpétuelle.
Comme un combat de tous les instants.
Comme une suite de surprise, de déconvenues, de regrets, de rencontres et d'imprévus.
Comme une obligation à subir et parfois comme une découverte appréciable.
Comme une réalité à admettre.
Comme un deuil qui peine à se faire.

Peter Pan ? A part comme un phénomène météorologique, vous voulez dire ? Aucune idée. Pour moi c’est une entité un peu vague, pour le moment. Tout ce que j'en ai retenu c'est que je suis là à cause de lui et du dérèglement climatique de ses émotions. Permettez que je gère déjà les miennes, dans un premier temps.

Le Capitaine Hook est supposément le chef incontesté de tous les pirates. Pour ma part, je ne l'ai connu qu'en tant que leader de l'ennemi Orbleu. Autant dire que je n'ai pas développé pour cette figure d'autorité le moindre sentiment de loyauté ou de déférence.
Il est peut-être LE Capitaine mais il n'est pas MON capitaine. Je n'en connais qu'un seul qui mérite de porter ce titre et je lui voue déjà obéissance.

Arrivée très peu de temps avant le Givre, elle n'a connu que cette période hivernale sous le commandement de Zeb Skelton, sillonnant l'Océan pour faire le relais entre les différents camps de résistance, attaquant les escouades Orbleues, portant secours aux victimes, ou aidant au ranch une fois à terre.
Elle découvre donc, depuis peu, l'Île telle que ses compagnons l'ont toujours connue, et la véritable hiérarchie du monde de la piraterie.

L'eau.
L'eau à perte de vue.
Du sang plein la bouche.
Du sel plein le nez.

Réfléchir lui est pénible.
Mobiliser sa cervelle est une gymnastique douloureuse.
Tout son corps n'est que contusions.


Elle se souvient des plaisanteries de Dominic sur le triangle des Bermudes, ses joues gonflées d'un rire éclatant. Il l'avait séduite en grande partie avec son humour décalé et ses blagues référencées d'intello-geek. Assis dans l'habitacle du petit avion de plaisance, elle s'était inquiétée de l'amas de cumulus sombres à l'horizon. Il aurait été ironique de mourir alors même qu'ils venaient de quitter la cérémonie de leur mariage sur cette plage idyllique des Bahamas.
Dans sa robe corsetée de crème faisant ressortir le caramel chaud de sa peau, elle avait jeté le bouquet avant de monter dans le cockpit. Vanessa l'avait attrapé en poussant des glapissements de joie indicible. Elle voulait tant être la prochaine ! La journée avait été merveilleuse, pleine d'embrassades, de danses, de chansons. Dominic et elle n'avaient plus guère de famille mais s’étaient constitués au fil du temps, un cercle de cœur, tissant des amitiés fidèles et solides. Ils s'envolaient pour convoler en tant que mari et femme sous les acclamations et les démonstrations d'affection de leurs proches. A présent, elle était Madame Madison Dogherty.

Elle se souvient de son bonheur, de son cœur bondissant et léger, des yeux pétillants de Dominic derrière ses lunettes carrées, de ses mots d'amour...

...Avant le chaos.

Les éclairs, la pluie torrentielle, la foudre zébrant le ciel pour s'abattre sur l'appareil.
Le monde s'écroulant en toute verticalité.
Le vertige et la panique.
Le fracas phénoménale de l'avion rencontrant de plein fouet la surface de l'onde.

Et puis le bleu infini, silencieux, implacable enveloppant.

Ses poumons se comprimèrent, elle ne put bientôt plus retenir sa respiration et ferma les yeux. Lorsqu'elle les ouvrit, elle dérivait sous l'écume furieuse. Elle ignorait comment elle avait pu être expulsée hors du cockpit. Sa ceinture était pourtant attachée. Au dessus d'elle, les lumières électriques de l'orage se diffractaient sous la surface. Spectacle fascinant qui fit momentanément diversion de sa propre noyade. Dans sa chute lente et inexorable, elle laissait dans son sillage une traînée de rouge qui ressemblait au tapis de velours qu'ils avaient déroulés sur le sable, face à l'arche fleurie. Sa robe blanche ondulait autour de sa silhouette happée par les abysses. Une méduse à l'agonie
Où est Dominic ?
Où est son mari ?
Le courant s'inversa brusquement. Des débris remontèrent, soulevés par l'explosion du crash. Les grands fonds se parèrent soudain de feu et de chaleur. Un souffle brûlant ramena Madison  à l'air libre. Elle creva les vagues avec un hurlement de terreur et de souffrance. L'oxygène incendia sa trachée. Elle fut ballottée de toutes parts. Autour d'elle le déluge, sous ses pieds, la mort. Elle se débattit et nagea avec l'énergie qui lui restait au fond des tripes. Elle agrippa un morceau d'aile qui ferait office de radeau. Elle s'y allongea et s'y accrocha, martelant des prières pour que son supplice trouve une fin heureuse.
Le Dieu qui l'entendit n'était pas celui qu'elle espérait.
Le tumulte des rouleaux la guida vers la formation d'un siphon naturel, un formidable tourbillon aux dimensions inimaginables pour l'esprit humain. Cette bouche infernale auraient pu engloutir des paquebots entiers. Elle, simple miette sans festin, fut ainsi avalée. L'Océan ne prit même pas la peine de la mâcher mais dans sa mansuétude, lui permit de s'évanouir et d'échapper ainsi à son inéluctable destinée.


L'eau.
L'eau à perte de vue.
Du sang plein la bouche.
Du sel plein le nez.
Depuis quand somnole-t-elle ?
Son corps n'est que contusions.

La mer l'a finalement recrachée. Indigeste mariée. Elle dérive depuis, sur son embarcation improvisée qui a réussi miraculeusement à rester intacte. Il n'en reste pas moins que le soleil aura bientôt raison d'elle. Sa gorge aride s’atrophie, sa peau cuit, ses forces sont sur le point de l'abandonner . Peu à peu, elle perd raison et conscience. Après tout, peut-être est-elle déjà morte ? Ces eaux sont peut-être celles du dernier voyage ?

Elle accostera bientôt sur les rivages du Monde d'Après.
Pourquoi lutter ?

Elle entend des voix.
Elle sent des mains.
Elle perçoit la pesanteur changer.
On l'allonge.
On la touche.
Cela la réveille un peu.

Madison bat des cils. Sa vision floue discerne un visage entourée d'une crinière rouge. Un lion ? Peut-être. Le fauve a  des yeux bleus et perçant. Elle sourit, faiblement et murmure.

- Dieu est donc roux...



Une semaine plus tard.

« Dieu » est un pirate, capitaine de son propre navire qui plus est, et il s'appelle Zeb Skelton. Un prénom pour le moins incongru et qui ne colle guère à son faciès noble et grave. C'est lui et sa poignée d'hommes qui l'ont repêchée au large de « l'Île ». Madison a lu « Peter Pan » quand elle était enfant, mais n'imaginait pas que le récit puisse être basés sur des faits réels. La jeune femme aimerait bien en rire, se dire que son mari lui a préparé un escape game très élaboré pour leur voyage de noces (il connaît son amour pour la série « Lost » et pour la figure du pirate qui la passionne depuis petite)  mais tout ce qu'elle a sous les yeux la plonge dans une profonde perplexité. Elle n'a pas traversé d'armoire comme dans "Narnia" ou franchi un miroir comme dans « Alice au Pays des Merveilles ». Elle s'est juste noyée. Se trouve-t-elle dans une sorte de purgatoire modelé à sa convenance ? Sa carcasse la fait bien trop souffrir pour n'être qu'une projection spirituelle.
Par chance, elle n'a aucune séquelle grave. Elle gardera une cicatrice en estafilade dans le dos et sur la jambe mais c’est à peu près tout. Le vieillard qui la soigne est un homme très doux et d'agréable compagnie. Il se nomme Earl. Quiconque porte comme patronyme son thé préféré est forcément un être de bien. Il répond de bonne grâce à ses questions quand ça n'est pas Skelton qui le fait.

Madison ne comprend pas pourquoi on la cache.
Elle ne comprend pas grand chose en vérité.

Ce pays est régi par des lois arriérées, des conflits abscons, des règles étranges tout comme les exceptions qui les confirment.
Comme ce bal masqué organisé inopinément sur le Joly Roger où est invité Skelton. Il n'en a guère l'air enchanté, mais un lieutenant ne se dérobe pas aux ordres du Capitaine Hook. Dubitative, Madison a observé les festivités de ce monde absurde, du pont de la Zorra en compagnie de Earl. Ce dernier voulait lui faire faire quelques pas  à l'air frais, loin des regards accaparés par la fête.
Et puis, soudainement l'air s'est refroidi. Un agglomérat de nuages sombres a envahi le ciel. Madison a serré la main du médecin, pétrifiée de terreur à l'idée d'un nouveau déluge. Cependant, ce n'est pas de la pluie qui tombe mais de la neige. A la surprise qu'elle lit sur les faces burinées des membres d'équipage, rien de cela n'est normal.

Mais qu'est-ce qui peut l'être sur une île qui obéit aux diktats de l'imagination ?

Propulsée dans l'Extraordinaire, Madison, n'en connaîtra que la face bousculée par le givre. Désormais, alors que le dégel se propage, elle se prépare à être bouleversée de nouveau. Qu'à cela ne tienne !  
Madison Dogherty est morte noyée un soir d'été.
Mad Dog est née, elle, dans l'enfer blanc de l'Hiver.