Il sait qu’il aurait pas du dire ça. D’ailleurs c’est la première fois qu’il prononce les mots « Soul est mort », dans la même phrase et dans cet ordre. Et c’est même pas pour en parler sérieusement, à quelqu’un d’autre que ça affecte, non, c’est juste pour fermer la gueule de cette tête de pioche de sentinelle.
Freckles se sent un peu coupable pendant environ une demi-seconde.
Au moins ça a l’air d’avoir un genre d’effet sur le sentinelle. C’est une réaction bizarre, il hoche la tête pour dire non, et en fait c’est pas très loin d’une réaction que Freckles aurait pu avoir, à cette même nouvelle.

« Ah ouais d'accord, je vois... »

Oui Freckles est sûr qu’il voit très bien. Jusqu’ici il a l’air de tout comprendre à tout ce gars.

« En fait t'es venu chercher la merde, hein ? C'est quoi ton problème ? »

Voilà, il pense.

« On t'as assigné une mission que tu veux pas faire et du coup tu viens m'emmerder en espérant que j'te foute au cachot, c'est ça ? »

Et ça il s’y attendait pas. Freckles ouvre la bouche de surprise, la referme, la réouvre de nouveau pour dire quelque chose, se rend compte qu’il ne sait pas quoi répondre. Même en réfléchissant très fort il comprend pas comment on peut arriver du point A au point B de ce raisonnement.

« T’es sérieux ? » il dit seulement, du coup.

Mais bien sûr qu’il est sérieux.
Pas vrai ?
Ça commence à être difficile à dire.

« C’est mon temps qu’on perd là, pas le tien ! » qu’il ajoute, en sentant que de nouveau, il s’énerve, et sans pouvoir faire grand-chose pour s’arrêter. « Si tu m’avais laissé rentrer tout à l’heure je serai déjà reparti faire mon putain de taff et tu pourrais continuer à te toucher tranquille ! »

« Oublie la première partie de ton plan et retourne donc bosser espèce de tire au flanc ! Pendant que tu me casse les couilles avec tes histoires il y en a d'autres qui font ton boulot à ta place ! »
« Et quel boulot, exactement ? » Freckles crache presque, pas si certain que le sentinelle se rappelle même de l’existence des livreurs. Mais celui-ci ne l’écoute même pas.
« Si t'étais vraiment un chef tu connaîtrais au moins le règlement et tu saisirais son utilité ! A savoir; pas faire rentrer n'importe quel clampin dans une zone réservée ! »

Et ça, ça a pour mérite de lui couper un peu le sifflet.
Comme si avec tout ça, tout cet échange complètement zinzin avec ce type dont il arrive pas à déterminer s’il se fout de sa gueule ou s’il a vraiment un pet au casque, il avait oublié le sujet principal. On entre pas dans la Maison Souterraine sans médaille.
Ça, c’est toujours vrai.
On le sait, chef ou pas, d’ailleurs.

« J'assure la sécurité ! » rajoute l’autre, tout fier.

Freckles cligne des yeux deux fois. Et puis il y a un genre de petit silence.

« Tu sais quoi ... » il commence, sans trop savoir comment il va finir sa phrase.

Il s’interrompt pour y réfléchir.
Depuis combien de temps on lui a pas demandé sa médaille pour rentrer dans la Maison Souterraine ? Une éternité, il lui semble. Au point que ces règles, que le sentinelle rappelle, tout le monde les a un peu oubliées, lui compris, mais c’est techniquement pas faux, c’est ça le plus chiant.
Le truc c’est que Freckles sait pas du tout où elle est, sa médaille. C’est le genre d’objets qu’on voit tellement souvent qu’on oublie carrément qu’il est là. L’idée de partir à sa recherche le remplit un peu de lassitude.

« Tu sais quoi, t’as raison », il reprend, avec un regard qui montre clairement qu’il pense pas que le sentinelle a raison. « Laisse tomber. Je vais la retrouver cette putain de m- »
« Hey ! Freckles ! »

Il n’a pas besoin de se retourner pour reconnaître la voix, mais se retourne quand même. Mud, une de ses livreuses, s’approche de leur duo en faisant semblant de trottiner, l’air pas sincèrement pressée. Quand elle voit à qui Freckles parle, elle ralentit nettement.

« Quoi ? »

Mais la situation a l’air de distraire Mud de ce qui l’amène. Son regard passe d’un garçon à l’autre avec une expression qui ne dit rien qui vaille à Freckles. Peut-être qu’il est parano, mais il se dit qu’elle a sans doute déjà compris. Elle ne sourit pas, mais il la connaît assez pour reconnaître quand elle flaire une situation de merde qu’elle peut encore empirer.

« Il se passe quoi ici ? »

« Tu l'connais ce mec ? »

Mud lui adresse un regard perplexe. Comme Freckles, elle doit vaguement se demander si le sentinelle débloque.

« Il essaye de me faire croire qu'il est chef, mais bien sûr, comme de par hasard il a pas sa médaille sur lui, hein. »

Ce qu’il lit ensuite sur le visage de la livreuse lui déplait beaucoup. Après l’incrédulité, il reconnait de l’amusement. Et puis cette expression qu’elle prend quand elle se demande si c’est à son tour d’empirer une situation.
Il lui faut visiblement pas plus de quelques secondes pour prendre sa décision en la matière.

« Cette médaille ? »

L’objet brille entre ses doigts. Elle le montre nonchalamment au garçon blond, puis l’agite du côté de Freckles. Il réalise qu’elle est sans doute venue ici pour lui rendre. Et puis il réalise qu’elle a changé d’avis.

« Mud ... » il commence, sur un ton d’avertissement.
« Bien sûr que je le connais, il est dans mon groupe ! »
« Je suis vraiment pas d’humeur p- »
« C’est la millième fois que tu nous le fais le coup du chef », elle continue, parlant plus fort pour l’ignorer plus facilement. « Sacré Freckles ! »

Elle lui adresse un clin d’œil et un grand sourire, l’air de trouver ça vraiment très drôle – évidement. Freckles, lui, ne trouve pas ça drôle du tout.

« T’inquiète je m’en occupe plus tard », elle dit ensuite, en s’adressant au sentinelle. Et puis : « Je dois rentrer deux secondes, faut que j’aille chercher un truc avant de me remettre au boulot. »

Évidement, elle ose.
Freckles ouvre la bouche pour protester encore, menacer Mud de toutes sortes de punitions qu’il est même pas capable de mettre à exécution, mais quelque chose l’en empêche. Déjà, il sait que l’autre connard ne va juste pas le croire. Et ensuite …
Ensuite il est un peu curieux.
Mud n’est pas bien grande, ne paye pas tellement de mine, et surtout, c’est une fille. Autant dire que la feinte est risquée. Mais elle a la médaille, l’authentique.

Les yeux un peu ronds, Freckles retient son souffle.
Il sait qu’elle aussi, même si elle le cache bien mieux que lui.

Le sentinelle tombe dans le panneau, avec une facilité honnêtement vexante. Il faut croire que ouais, tout reposait sur cette putain de médaille que Mud agite nonchalamment sous son nez. Et malgré que la situation soit un petit peu drôle, le genre qu’on finit par raconter tout le temps, Freckles ne se sent pas à rire du tout. Mais il a bien fini par se dire que la fermer reste le meilleur truc à faire, encore.
A chaque fois qu’il a dit quelque chose, la situation a empiré.

La feinte de Mud semble fonctionner, jusqu’à un certain point en tout cas. Le sentinelle semble hésiter, la dévisager de haut en bas, et les deux livreurs retiennent leur souffle, pour des raisons bien différentes.

« Rappelle moi de quel groupe vous êtes tout les deux ? »

Sans se démonter, elle répond :

« Bah, livreurs ! »

Elle le regarde avec un sourcil levé, comme si c’était affligeant qu’il ne le sache pas. Mais Freckles semble voir une touche d’impatience dans la posture de Mud, ou du doute, comme si elle redoutait qu’il ne la laisse pas rentrer, au final. Elle adresse à Freckles un regard silencieux, comme pour lui demander d’appuyer ses propos, et il lève les mains d’un air fataliste.
Il va pas l’aider non plus.

Y a cette tension bizarre qui s’est formée entre Mud et Freckles, dans ce petit jeu d’imposture. Il la regarde avec des gros yeux, attendant le moment où elle ira trop loin, les foutra dans la merde de façon irréversible. Elle, le regarde comme si elle le défiait de foutre son bluff en l'air.
Et puis le sentinelle, lui, impossible de savoir ce qu’il pense. Freckles pense pas que c’est possible de comprendre à ce stade.

Le grand blond finit par sourire, étrangement.

« Faut mettre tes recrues au pas, jeune fille ! »

Freckles le regarde avec perplexité. De toute évidence, il la croit, mais c’est pas comme ça qu’on parle à un chef.

« Les filles sont toujours trop gentilles. C'est pas joli joli d'en profiter comme ça. »

Ouais, en fait, c’est pas si difficile à comprendre.
Le regard que le sentinelle lui adresse a clairement changé. C’est toujours pas le truc le plus flatteur du monde, mais ça ressemble presque à de la complicité.
Pour toutes les mauvaises raisons.

« Euh, ouais », Freckles répond, puisqu’il sait pas quoi faire d’autre.

Mud lève un sourcil à son intention, avant de s’adresser de nouveau au sentinelle.

« T’inquiète », elle répète, déjà un peu moins sûre d’elle. Et puis : « Bon, c’est pas tout ça mais ... »

Et après une petite tape sur l’épaule de Freckles, elle dépasse le sentinelle et se dirige droit vers l’entrée de la Maison Souterraine.

Non mais franchement. Ya plus d'saison.:

Mud disparaît par l’entrée de la Maison Souterraine. Freckles se demande ce qu’elle va faire une fois rentrée dedans. Il la sait assez audacieuse pour faire ce qu’elle vient de faire – la preuve – mais après ? Si elle rencontre un autre chef, elle fera moins la fière, même si elle est capable de mentir aussi facilement qu’elle l’a fait devant le sentinelle, mais il n’est pas inquiet qu’elle foute le bordel, mette le feu aux meubles ou dévalise les réserves de rhum, non, le vrai problème, c’est la honte qu’elle vient de lui mette et risque de lui mettre encore.
Et le pire, le pire, c’est que maintenant il est seul avec ce gars.

« Une meuf... »

Il pourrait se barrer, non ? Non, ce serait admettre défaite.
Comme s’il avait pas déjà bien perdu.

« J'sais pas si c'est devenu une mode ou quoi d'en désigner autant comme chef. C'est n'importe quoi. »

Il se rend compte que le gars lui parle encore et cligne des yeux, un peu surpris. Il suppose que c’est parce qu’il est encore là. Après tout, l’autre va pas bouger de son poste (même si ça l’arrangerait bien). Quelque chose a changé dans le regard du sentinelle en tout cas, il s’est radouci, y a un côté un peu complice presque depuis que Mud a rappliqué, et Freckles comprend pas trop pourquoi, mais il est pas sûr que ça lui plaise.

« J'suis sur que yen a quelques-unes qui sont allées faire chier pour plus d'inclusivité ou j'sais pas quoi. Les féministes ! Tu vas voir que bientôt elles vont nous imposer des quotas. D'abord des filles chefs et puis après quoi ? Des mecs mères ? »

Et du coup l’info lui monte un peu au cerveau, il se rend compte de ce que le sentinelle essaie de lui dire. Et il lâche, sans pouvoir se retenir :

« T’es con ou quoi ? »

Et y a sans doute de tas d’arguments qui pourraient lui venir là, vraiment des tas, il sent qu’il devrait en trouver, mais tout ce qui lui vient c’est :

« Stealth est la plus vieille cheffe et c’est une meuf. »