La politique c’est compliqué. C’est pour ça qu’on laisse ça à ces cons de diplomates. Mais quand on est garçon perdu, et encore plus quand on est chef, il faut au moins savoir qui sont les ennemis et qui sont les alliés. Et les fées ? En tous temps, les fées sont des alliées précieuses. Encore plus depuis qu’elles ont sauvé les miches de toute l’Île et permis de la réveiller d’une éternité de Givre.
Merci les fées, merci Mab, merci pour tout.
Maintenant tâchons de garder une entente cordiale.

Pour en revenir au problème actuel de Freckles : il est en mission de fée. Une mission de Peter Pan, c’est déjà parfois absurde et capricieux, mais une mission de fée … Il s’est pas plaint devant la délégation de fées, bien entendu, il a même pas froncé les sourcils quand on lui attribué Sick comme complice, qu’il connaît que de réputation (mauvaise, la réputation). C’est elle qui lui a lu à haute voix la liste d’objets à récupérer, écrite dans une calligraphie minuscule sur une feuille de la taille d’un post-it.

- Livre de recette de la grande frangipane (cuisine)
- Trompette enchantée (salle de musique)
- Lunettes de l’inventeur (garage)
- Lanterne auti-cauchemars (chambre)
- Humain de jardin (jardin)
- Gland doré (foyer)
- Album de famille (bibliothèque)

Tous objets d’une ultime importance qui ont été volés par ces saloperies de gnomes (la fée déléguée n’a pas dit saloperies, mais Freckles a traduit lui-même le tintement de clochettes) qu’il leur faut récupérer dans les plus brefs délais. C’est du sérieux. On leur a même fourni du matos : des jumelles, des grappins, et de gros sacs en toile. Ils n’ont pas trop eu le temps de réfléchir à la teneur de la mission que ça y est : ils sont cambrioleurs.

Ça fait une plombe qu’ils planquent dans les buissons pour surveiller leur cible. La maison des gnomes est un arbre gigantesque avec des fenêtres rondes creusées dans le tronc, une porte peinte en vert au niveau des racines, une boite aux lettres, et un petit panneau gravé représentant un hérisson aux yeux fous et aux dents pointues, entouré de points d’exclamation. C’est le genre de choses qui devrait sauter aux yeux, et pourtant si on ne leur avait pas indiqué, c’est à peu près sûr que l’arbre se serait fondu parfaitement dans la nature à leurs yeux non avertis. L’endroit est supposément vide, la famille très nombreuses de gnomes attirée à l’autre bout de l’Île par la promesse d’une grande fête, évidemment bidon et orchestrée par les fées. Comme de juste, la nuit tombe et il n’y a aucune lumière aux fenêtres.

« Bon », marmonne Freckles. « On fait ça vite fait bien fait. Ils s’y attendaient pas alors ça devrait pas poser de problème. »

Il fait signe à Sick, qui a la liste dans sa poche – lui a déjà un peu oublié où chaque objet est censé se trouver.
Déjà, il s’agit de rentrer à l'intérieur.

« Attends. »

Freckles trouve que Miss mauvaise réputation est plutôt sage. Concentrée, même. Elle jette un œil sur le mouchoir de poche qui leur sert de liste.

« Je connais pas les maisons de gnomes mais il y a l'air d'avoir plusieurs étages. La cuisine est sûrement au rez, on y va en premier ? Y'a aussi un... un humain de jardin, mais je le vois pas. Il doit être derrière. »

Freckles hoche la tête en signe d’assentiment. Jusque là ça lui semble pas trop con.

« Un humain de jardin ... », il répète quand même, perplexe.

Il avait bien entendu la première fois qu’elle avait lu la liste, mais c’est un des points qui le rendent le plus circonspect. Non, en fait, tout le rend un peu circonspect. Il sait même pas que ce que c’est de la frangipane. Mais il se dit que si un des objets est dehors, ils peuvent se contenter de le repérer pour l’instant et le choper en retour, histoire de pas trop être encombrés quand ils seront à l’intérieur.

« Viens, on passe par la porte arrière. Je suis sûre qu'ils ont un système de sécurité magique, en tout cas je fais pas confiance. »

Freckles hoche la tête et la suit alors qu’elle lance le signal de sortir des buissons.

« C’est que des gnomes, pourquoi ils auraient des sécurités magiques ? » lance-t-il alors qu’ils font le tour de l’arbre, presque sur la pointe des pieds. « Ça sait pas faire de la magie les gnomes, si ? »

Non pas qu’il sache grand-chose sur ces bestioles là, à part que Sharpy les blâme en permanence pour le vol de ses sous-vêtements, problème qui semble propre au chef des armuriers ; mais pour tout dire Freckles perd tellement ses fringues qu’il serait incapable de dire si c’est sa propre faute ou l’acte d’une créature malicieuse.

Il arrête d’y réfléchir une fois arrivés devant l’arrière de la « maison ». Comme prédit par Sick, il y a une porte à l’arrière aussi. Freckles hésite, puis tend une main pour tourner la poignée. Fermé. Merde. Il considère l’idée de reculer pour la défoncer, après tout ça peut pas être si solide, et son œil est attiré par un éclat métallique dans un petit pot de fleur. Il se baisse, ramasse la clé, et la lève en direction de Sick avec un petit sourire, genre ça c’est de la sécurité.
Clic.
C’est ouvert.

Freckles fait de son mieux pour pousser la porte silencieusement, mais elle grince un peu. A l’instant où elle est assez ouverte pour qu’ils puissent entrer tous les deux, il jure entendre un petit bruit sourd, qui vient de l’intérieur.

« T’as entendu ? » il murmure.

Mais il écoute encore et plus rien.
Ils attendent encore quelques secondes et il hausse les épaules. Il faut qu’ils bougent.

Ils peinent à passer la petite porte, mais une fois qu’ils sont à l’intérieur, tout lui semble plus adapté à leur taille. Ils sont dans la cuisine, leur premier objectif. La pièce est très grande, plongée dans la pénombre. Tout à l’intérieur est en bois et en tissu, il y a plein plein de bordel, d’objets en tout genre sans doute dérobés aux quatre coins de l’Île, et puis des trucs de cuisine, des marmites, des énormes cuillères, des herbes aromatiques qui pendent à des crochets, et un grand bol rempli de champignons de toutes les couleurs.

Freckles se tourne vers Sick, lui fait un pouce en l’air, et ils se séparent pour se mettre à la recherche du livre de recettes.

Il y a des tonnes de placards, de tiroirs, du sol au plafond. A premier abord on dirait une cuisine normale, du moins l’idée que Freckles s’en fait, lui qui ne connaît plus vraiment que le bordel de la Cabane à Manger, mais dès qu’il s’y penche de plus près, il se rend compte que tout est bizarre. Il y a des tiroirs dans de plus grands tiroirs, des portes qui s’ouvrent n’importe comment, par le haut ou le bas, par des ressors, avec des boutons. Il lui faut pas longtemps pour comprendre qu’un gnome, c’est un peu cinglé. Même ceux qui vivent dans une jolie maison avec une boite aux lettres et un paillasson.
Qui livre les lettres des gnomes d’ailleurs ?
Un gnome sur un petit vélo ?

Freckles ouvre un énième placard, qui semble ne contenir que des torchons, s’apprête à le refermer, s’arrête.

« Eh mais ... » murmure-t-il.

Il rêve où … un de ces torchons est en tissu blanc avec des petits cœurs rouges ?
Et puis un autre, quand il fouille, a des petits nounours dessus. Un autre, de la dentelle. Il retire vite fait sa main du placard en se rendant compte que tous ces torchons, et en fait, les rideaux, les gants de protection, et tout ce qui est fait de tissu dans cette pièce est fabriqué à partir de sous-vêtements volés.

Il se tourne vers Sick pour lui faire part de sa découverte et la trouve debout sur la pointe des pieds, un livre tenu à bout de bras au dessus de sa tête, et un tuyau pointé vers son torse comme le canon d’un pistolet.
Et puis avant qu’il puisse réagir, un grand jet de liquide jaillit du tube pour venir la frapper.

« AH PUTAIN !! » elle hurle.

Instinctivement, il lâche un chuuuut paniqué, avant de s’en vouloir parce que c’est pas vraiment de la faute de Sick, il aurait réagi pareil. Il s’approche d’elle pour la tirer hors de visée du jet, des fois qu’il s’y remette, fronce le nez. Du vinaigre ? Un mouvement attire son œil, un petit drapeau qui se déroule joyeusement, qu’il met trois plombe à déchiffrer en epellant silencieusement chaque lettre.
Tu as été gnomé.

Interloqué, il regarde le drapeau, puis Sick, puis le drapeau.

« Euh … ça va ? » il demande finalement. « Attends. »

Il se dirige vers l’évier, tourne le robinet d’un geste sec. Pas une goutte d’eau. Évidement qu’il y a pas l’eau courante, ils sont dans un arbre de gnomes au milieu de la forêt. Mais pourquoi ils ont un putain de robinet alors ? Il grimace, retourne vers le placard de tout à l’heure, et sort une poignée de torchons qu’il tend à Sick, gardant un d’entre eux pour l’aider à éponger la vinaigrette poisseuse qui la recouvre. Il décide de pas mentionner d’où viennent.

« T’as trouvé le livre ? » dit-il en pointant du doigts celui qu’elle tient. « On peut passer à une autre pièce. »

Plus vite ils finissent, plus vite ils se cassent. Cette maison commence à le mettre mal à l’aise.

« A ton avis ?? », hurle Sick, manquant dans son élan de lui projetter une giclée de vinaigre dessus. Il est assez proche d’elle pour que l’odeur de la sauce envahisse ses narines, et il imagine que c’est bien pire pour elle.
Seulement, maintenant le « danger » passé, il peut pas s’empêcher de trouver ça un peu drôle.

« Putain de merde, si je croise ces gnomes je leur ferai avaler mon poing si profond qu'il retrouveront des bouts de mes ongles dans leurs culs. »

Se mordant les joues pour ne pas exploser de rire et risquer de vexer son acolyte alors qu’ils en sont qu’à un objet sur sept, il se compose une mine désolée et lui passe un tas d’autres tissus pour éponger la vinaigrette, sans lui dire d’où viennent les tissus en question.

« C'est pas le bon. Je me suis trompée sur le titre. »
« Ah ... »

Cette fois plus besoin de faire semblant. Il grimace pour de vrai. Maintenant qu’il se penche sur la couverture du livre que Sick tient dans les mains, il voit les petits champignons dessinés dessus, il sait pas ce que c’est que de la frangipane exactement, mais ça doit pas être ça. Pendant un moment, il se demande si c’est très grave de ramener le mauvais livre, et conclut que ouais.

« Bah c’est pas grave, on continue de chercher, y en a plein d’autres. »

Il lève le pouce en direction de Sick, histoire de montrer un peu de bonne volonté, et puis se tourne vers les placards qu’il a pas encore ouvert et grimpe à moitié sur un plan de travail pour les atteindre.

« Y a peut-être d’autres pièges du genre. » Face à lui dans l’étagère se trouvent une autre rangée de livres, des gros livres de cuisine avec des couvertures de toutes les couleurs. Sur la tranche de l’un d’eux il reconnaît le F de frangipane. « Mais suffit de faire- »

Clic.

« - gaffe... »

Il y a une résistance quand il essaie de tirer le livre vers lui. Une ficelle accrochée au livre comme un marque page, relié au fond du placard, qui se casse en deux lorsqu’il force. Comme au ralenti, il regarde la ficelle tomber sous le meuble, relâcher un petit bout de bois qui vient cogner un œuf dans un grand bol. L’œuf roule sur un petit rail, s’explose contre un petit marteau. Le blanc vient remplir un tube, qui relâche un piston, qui défait l’emballage retenant deux tranches de pain, qui tombent dans le grille-pain.
Et puis une seconde après, un autre clic.
Le tiroir juste en dessous s’ouvre dans un grand fracas et Freckles a juste le réflexe de sauter du plan de travail avant de se faire planter par un couteau lancé à toute vitesse.

« Putain de merde », il croasse, allongé sur le dos sur le sol de la cuisine, le livre serré contre lui. Plusieurs couverts sont plantés dans le mur, au niveau où était sa tête quelques secondes plus tôt.
C’est pas que des jets de vinaigrette.

« Wow... »

Wow, pense sobrement Freckles alors qu’il se relève de sa position allongée pour examiner avec elle les divers instruments en métal plantés dans le mur. Il a du se faire un sacré bleu au coude en heurtant le sol mais faut mieux ça qu’une fourchette entre les yeux.

« On en aura peut-être besoin », fait Sick en s’emparant d’un gros couteau de cuisine qui s’extirpe du mur avec un bruit satisfaisant.

Il la regarde bien dans les yeux pendant un instant, et puis chope à son tour un des couteaux plantés dans le mur. Le sien est plus petit – Sick a pris celui qui semble vraiment efficace, un machin à couper les os en deux – mais c’est plus pour approuver symboliquement le geste de la sentinelle. La guerre est silencieusement déclarée.

« Viens, on se casse. »
« Ouais. »

Il a le bon livre sous le bras, et Sick a le sien aux pages couvertes de vinaigrette. Freckles commence à ne plus avoir tellement de scrupules à prendre des trucs qui sont pas sur la liste, pour un peu il retournerait dans la cuisine vider les placards, mais ils en sont qu’au premier objet et ils risquent de manquer de place. Ils prennent un temps interminable à traverser le couloir incurvé, jusqu’à se retrouver devant un genre d’entrée, avec deux portes et un immense escalier gravé dans le bois.
Freckles désigne la plus grande des deux portes.

« Je crois que c’est la porte de devant. »

Pas la peine de l'ouvrir du coup, mais c’est bien d’avoir une deuxième option de sortie pour tout à l’heure. Freckles jette un œil prudent par l’autre porte, et se retrouve dans une salle aux plafonds immenses -bien plus hauts que ceux de la cuisine – avec de grandes bibliothèques remplies de livres. Putain, il se dit, heureusement que c’est pas là qu’ils devaient récupérer le livre de recettes. Un examen de la liste lui indique qu’ils cherchent un album de famille.

« Un album de famille? » il répète en fronçant les sourcils. « Mais une famille de fées du coup ? »

C’est pas qu’il commence à douter sérieusement que les objets aient réellement appartenu à leurs commanditaires.
Mais bon.

« On se sépare pour chercher ? » il demande. « Ou peut-être que c’est mieux d’être deux, au cas où y aurait … tu sais. »

(Oui, elle sait, elle sent toujours très fort la vinaigrette).

Sick lui rappelle avec finesse quelque chose qu’il manquait d’oublier : on s’en fout complètement. On se fout que ce soit un album photo avec des fées ou des gnomes dedans, d’ailleurs on s’en fout de savoir comment l’un ou l’autre prendrait des photos, avec quoi, réfléchir à ça ne peut que lui foutre une migraine.

« Tu peux commencer à regarder les étagères, je vais chercher de la lumière. »

Freckles lève le pouce en direction de la sentinelle et s’approche de la première étagère. Encore une fois, il se retrouve face à un obstacle de taille : la lecture. Il y a des centaines et des centaines de livres par étagère. Et au moins dix étagères. Il refuse de croire que y ait des gens qui aient lu autant de livres dans leur vie, même quand le temps ne passe pas. Et surtout des gnomes. Dans la demi pénombre, la tête penchée sur le côté, il plisse les yeux en essayant de déchiffrer les titres des livres à la verticale. Un examen laborieux finit par lui apprendre que le texte n’est même pas en anglais. On dirait des lettres qu’écrirait un gamin qui essaie d’inventer un langage fantastique, avec des courbes inutiles partout et des fleurs sur les i.

« Un album de famille, c’est unique. Non ? Ça devrait pas avoir la même forme que le reste. »
« Pas con. »

Il répond instinctivement pour que Sick ne lui casse pas les couilles, mais la vérité c’est que tous les livres sont très différents, en terme de tailles et de couleur, il sent le découragement le gagner, alors que la pièce s’éclaire peu à peu grâce aux bougies que la sentinelle allume derrière lui.

A la lumière, la pièce lui paraît encore plus grande. Chercher un livre au milieu des livres. Super. Pour se dispenser de devoir encore déchiffrer le dos des livres dans les étagères, Freckles parcourt le reste de la bibliothèque du regard. Les étagères qui montent jusqu’au plafond, le plafond parcouru de spirales créées par l’écorce de l’arbre qui l’abrite, un lustre entièrement composé de fleurs en forme de cloches, et puis en bas, au milieu, un bureau …

« Surtout, ça devrait pas être au même endroit que le reste ... » il réfléchit à haute voix.

C’est vrai, où est-ce qu’il mettrait un album de famille, s’il était un gnome ? S’il avait une bibliothèque, et une famille, surtout. Peut-être pas trop haut, ni trop caché, pour que les enfants puissent le prendre aussi. Il se met à marcher un peu au hasard dans la pièce, examinant chaque étagère au niveau de ses cuisses et non plus de ses yeux. Il finit par trouver une série de livres différents. Aucun n’a de titre sur le dos. Certains sont vieux et usés. Un peu à bout de patience, il balance tout sur le sol. Juste au moment où un des livres lui tape à l’œil – un plus épais, relié, avec des espèces d’adorables petits champignons dessinés dessus, il renifle.

« Y a un truc qui brûle ? »