Inquiet, ses pieds nuit glissent sur l'écorce polie par le sel. Jamais encore, il n'a eu l’occasion de voir d'arbres aussi plats et de racines à angles droits. Ici, tout lui semble étranger : la musique des cordes grinçantes, les lampions gondolés, les rires qui chaloupent. Obéron est noyés de parfums inconnus, bien loin de ses prairies fleuries. Ici, l'iode, le musc et l'alcool empoissent l’atmosphère. Ses sens le perdent, le fourvoient, même. La nuit pullule de fausses étoiles emprisonnées dans des bulles trop solides pour les en libérer.

Le Sigisbée regrette la quiétude monacale de sa mélancolie.

Cependant, ce serait faire peu cas des efforts d'Ether pour le distraire. Le pétillant Messager Royal déborde d'enthousiasme et son euphorie -bien que peu communicative- vaut tout de même d'être honorée.

- Bienvenue au Port mon ami !
- Quelle étrange forêt domestique.... Tous ses arbres m'ont l'air de souffrir, ne crois-tu pas ? Obéron rajuste ses ailes qu'il a sagement enroulées autour de son corps telles de savant drapés. Néanmoins, il ne peut empêcher leur voile de luire d'un éclat soyeux d’améthyste. L'or de ses parures lui confèrent davantage l'allure d'un prince que d'un pirate.
- Je te serais reconnaissant de m'appeler Hermès en présence des humains.
- Hermès ? Pourquoi donc...? N'as-tu pas déjà un nom et un Surnom comme le veut l'usage ? Notre reine t'a offert ce patronyme : tu devrais le chérir.

Son regard longe les quais, s’abîmant sur le roulis des vagues qui, à cette heure, ont tous les attraits d'une Silve Obscure aux charmes ténébreux. Un soupir profond échappe de ses lèvres brunes. Un oiseau de souffle déjà envolé.

- Peut-être devrais-je être quelqu'un d'autre, moi aussi... Quel nom porte le compagnon d’escapade de cet Hermès, à ton avis ?

Il cherche à sourire, mais ses yeux ne parviennent pas à suivre le mouvement esquissé par sa bouche.

- En vérité, ils sont morts.

Le Sigisbée voit aussitôt son frêle enthousiasme fondre comme neige au soleil. Il caresse les planches de bois encordées. La Mélancolie coule à nouveau en nappes goudronneuse sur son cœur de fae.

- Quel triste spectacle. Pourquoi me conduire dans pareil cimetière ?

Vue son excitation primitive, son engouement pour le braillement des hommes,  leur architecture de guingois, leurs peaux suintantes, empoissées de sel, d'alcool et du fumet odorant des poissons faisandés, Ether apprécie ce chaos. Obéron, bien moins conquis, laisse pourtant son amour universel le guider. Si le Messager de la Reine apprécie tant cette atmosphère, c'est qu'elle doit receler d'une beauté toute particulière. Qu'il ne la perçoive pas encore ne signifie pas qu'elle n'existe pas.
Ether lui explique alors jouer une sorte de pièce de théâtre grandeur nature -au sens littéral du terme, semble-t-il- et qu' "Hermès" est un nom de scène. Si c'est là, la règle du jeu auquel le Séraphin souhaite le faire participer, lui aussi doit trouver un nom d'emprunt.

- Peut-être devrais-je être quelqu'un d'autre, moi aussi... Quel nom porte le compagnon d’escapade de cet Hermès, à ton avis ?

Comme il ne semble pas l'avoir entendu, Obéron répète une nouvelle fois ses questions ingénues.

- Comment dois-je m'appeler ? Quel est mon rôle ?.... Son timbre s'étiole. On nous regarde étrangement, ne trouves-tu pas ?

Ses ailes d'un mauve terne se grisent un peu plus et se meuve en prune plus soutenu. L'Inquiétude semble prendre le pas sur sa Mélancolie.

- Que dirais-tu d'Endymion ? Tu pourrais être une fée de l'Ordinaire perdue que je guide dans ce nouveau monde.
- Endymion.... Endymion... Endymion.... répète Obéron de son timbre musical et sur différents tons, tentant de s'approprier cette nouvelle identité. Fae égaré de l'Ordinaire, donc... Il fronce les sourcils. N'est-ce pas dangereux pour une fée de se promener ainsi au port ? Ne vais-je pas être chassé par d'avides pirates en quête de ma poudre magique ? Je ne suis pas certain que le choix soit judicieux... On nous regarde étrangement, ne trouves-tu pas ?
- Ne t'inquiète pas Endymion, affiche une confiance inébranlable et elle commencera à devenir naturelle. C'est le meilleur des costumes et tu pourras fendre la foule sans encombres. Suis simplement le mouvement.

Comme souvent, Ether ne l'écoute pas. Son égocentrisme en fait un être à la fois fascinant et éreintant. Néanmoins, le Sigisbée n'est pas fae à s'offusquer de ce genre de traits de caractère. Il se laisse bien volontiers entrainer par la verve de cet "Hermès" et son excentricité, lui qui peine à retrouver le gout des choses. Le Baiser Obscure baigne encore son palais d'un gout de cendre et de Culpabilité qui le plonge dans une léthargie mélancolique constante. S'extirper de cette langueur nauséeuse, retrouver l'Envie qui lui faisait pétiller les yeux et les ailes draine sa vitalité. Il n'arrive même plus à danser. La Confiance est un sentiment que la Silve Obscure lui a volé après avoir violé son corps et son esprit. Vivre ne semble plus aussi facile qu'auparavant, désormais.
Ether peut-il comprendre ? Sans doute pas. Il lui renvoie le reflet d'un être qu'il n'est plus : frivole et exalté, moteur de son seul plaisir.

C'est d'ailleurs tout l'objet de cette escapade.
Se laisser guider par un être dont l'énergie rayonne pour deux.

- Bien, tâchons de sourire en ce cas... répond Obéron à son camarade tout en épinglant un rictus forcé sur son faciès scarifié d'or. Et donc ... ? Que fais-tu lorsque tu vaques au port ? Quels sont tes lieux de prédilection ?

Au moins sa Curiosité n'a-t-elle pas disparu.

Obéron, sincère dans sa volonté candide de comprendre son ami, s'imprègne des lieux, goutant le foisonnements moite et fripés des peaux qui se bousculent, le chatoiement criards des foulards et de la quincaillerie côtoyant le cuir usé de sel, les parfums bigarrés et intransigeants imposant avec aplomb leur aigreur et leur poivre.

Un monde cacophonique.
Un monde qui, pourtant, dans sa fureur de vivre chaotique, recèle une forme de beauté singulière.

Le nez en l'air, oubliant sa culpabilité et sa mélancolie l'espace d'un moment, Obéron sourit, charmé par cette folie douce, despotique comme l'enfant qui pleure fort et rit vif.

- Je crois que je commence à saisir ce que tu veux dire...
- Mais mon endroit favoris reste… La Maison Close.
- Qu'est-ce donc ? Une maison dont les portes sont verrouillées ? Comment peux-tu l'aimer si tu n'as jamais pu y entrer ? s'interroge le Sigisbée, curieux. Emmène-moi ! s'exclame-t-il. J'aimerais découvrir cet endroit qui te séduit tant et ainsi mieux te connaitre.

Simple sollicitation, aucun impératif dans le timbre, et pourtant le bras-droit de la reine dégage malgré lui une aura d'autorité presque royale à laquelle il est difficile de se dérober.

- Oh nous irons pour sûr, mais gardons le meilleur pour la fin !

Le mensonge n'est nullement détecté par le Sigisbée. En cet instant, il a foi en son acolyte et en sa volonté de lui faire visiter un lieu pittoresque. Avec un peu de chance, peut-être, le Bras-droit de la reine pourrait oublier, les fées sont de nature primesautière et prompte à l'Oubli. C'est malheureusement sans compter sur sa corruption récente qui, même s'il en a été guérie, a laissé sa marque sur le Haut-conseiller des Flores. Exactement comme la tâche de suie que représente la Sylve Obscure dans le coloré Bois Joli.
Il se souviendra de cette promesse.

- Viens, je vais te montrer la Taverne ! Tu vas voir c'est très… Burlesque.
- La Taverne ! Je crois en avoir déjà entendu parler. C'est là qu'est extrait et consommé le nectar des humains, n'est-ce pas ? Leurs... différentes sortes de rosées pour s'abreuver ? C'est également une sorte, de lieu de réunion, il me semble. Est-ce bien cela ?

Alors qu'Ether -ou plutôt Hermès- fend la foule bigarrée et odorante comme s'il était chez lui, Endymion sent peser sur lui quelques regards curieux, insistants, certains moqueurs d'autres plus... gourmands. Est-ce son accoutrement particulier qui le trahit ? Il a pourtant pris bien soin de rouler ses ailes pour donner l'illusion d'une toge de tissus ajouré, dont l'une lui recouvre habilement la chevelure. Le fae se penche vers son compagnon.

- Es-tu certain de maitriser la situation ? J'ai l'impression que nous attirons beaucoup l'attention.

Ils débouchent alors vers un lieu qui dégage plus de vacarme que l'ensemble du port : des voix gaillardes et masculines beuglent un couplet d'une chanson paillarde, d'autres voix avinés témoignent d'un début d'altercation, des rires gras, des verres entrechoqués... Tout un monde inconnu pour un être raffiné comme Obéron. Mais il n'est point Obéron ce soir et s'admoneste de ne pas sortir de son rôle. "Une confiance inébranlable" il doit afficher, une confiance inébranlable il aura.

La porte de la gargote s'ouvre avec fracas. Deux hommes empoignent un autre avant de le jetter sans sommation par dessus la rembarde en pilotis, dans une grande gerbe d'eau salé et d'esclaffades mauvaises. Le premier reflexe d'Obéron est de porter secours au malheureux afin qu'il ne se noie pas, mais, avisant l'air décontracté d'Ether, il décide de ne rien tenter qui pourrait trahir son personnage.

- Heeeey ! Regarde qui voilà ! C'est-y pas c'bon vieux Hermès ?
- Mais c'est qu't'as raison et toujours affublé des meilleurs poules, mon salaud !

Des poules ?
Obéron ne voit aucun gallinacé à portée de vue mais il cesse toutes recherches quand l'un des deux gaillards s'approche de lui, l'haleine chargée d'alcool.

- En voilà un joli p'ti lot ! lâche-t-il en... claquant les fesses du Haut-conseiller des flores qui, estomaqué de stupéfaction écarquille les yeux puis interroge son guide du regard.

Est-ce ainsi qu'on se salue chez les pirates ?
C'est décontenançant, pour le moins.

Obéron observe l'échange quelque peu confus. Lui d'ordinaire si prompt à saisir l'étiquette de cours, les subtilités du discours diplomatique et les ronds-de-jambes oratoires est complétement perdu. "Tafiole" est-il un titre ? Doit-on se saluer en frappant le postérieur d'autrui lors d'une première rencontre ? Au moins la situation a-t-elle le mérite de le distraire de son apathie mélancolique.

- Allons Brody, laisse moi te présenter Endymion : un prince égaré du Monde Ordinaire que je vais ramener chez lui, j'espère, suivra mes conseils à propos d'une confiance inébranlable. Malheureusement, il a également égaré ses richesses. Crois moi, je l'ai déjà fouillé pour qu'il paie mon aide...

Le Sigisbée bat des cils, désemparé par le changement brusque de scénario. Cependant, il s'agit du terrain de jeu d'Ether et non du sien, il se doit d'en suivre les règles dussent-elles changer à chaque minute.

- Enchanté, cher "Tafiole" ! Je suis bel et bien ce que mon ami et sauveur E...Hermès prétend. Dans mon pays -très ordinaire- les garçons se doivent d'être aussi beaux et raffinés que les filles. Désolé pour la méprise culturelle, de fait !

Il claque la fesse du dénommé Brody, comme il semble être d'usage, avec un sourire qui tente d'imiter les contours hâbleurs de celui de son compagnon.